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in 2009 witii funding from
University of Ottawa
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EEYHE
BRITArSISlQï
n
TYPOGRAPHIE HENNUYER, RUE DU BOULEVARD, 7. BATIGNOLLES.
fSoulovard extérieur de l'aris.
REVUE
BRITANNIQUE
REVUE INTERNATIONALE
CHOIX D'ARTICLES
extraits des meilleurs écrits périodiques
DE LÀ GRANDE-BRETAGNE ET DE L'AMERIQUE
COMPLÉTÉ PAR DES ARTICLES ORIGINAUX
SOUS LA DIRECTION DE M. AMÉDÉE PICHOT.
ANNÉE 1858. -HUITIÈME SÉRIE.
TOME CINQUIÈME.
PARTS
AU BUREAU DE LA REVUE, RUE NEU VE-SAINT- AUGUSTIN , 60.
ROTTERDAM
CHEZ M. Kl. AME H S,
Libraire-Édileur.
MADRIP
CHEZ BAILLY-BAFLLIÈRE,
Libraire de Leurs Majestés.
NOUVELLE-ORLÉANS, A I.A LIBRAIRIE NOUVELLE.
1858
SEPTEMBRE 1858.
REYUE
BRITANNIQUE
QUESTION COLONIALE. - HISTOIRE CONTEMPORAINE.
L'ALGÉRIE
00
LAFRIQUE FRANÇAISE.
§1".
Il est sur les bords de la Méditerranée certains points où l'O-
rient et l'Occident semblent se donner rendez-vous. Là, tout
frappe d'étonnement le voyageur qui y aborde pour la première
fois. Par Orient, nous n'entendons pas précisément ce que les
cartes de géographie désignent sous ce nom ; c'est une dénomi-
nation que nous appliquons aux pays qui portent le cachet du
mahométisme et du christianisme grec, tandis que, par Occi-
dent, nous voulons indiquer ces contrées civilisées de l'Europe
moderne, oii le costume, l'architecture et toutes les manifesta-
tions extérieures de la vie sociale, quoique différentes entre
elles, sont cependant uniformes lorsqu'on les oppose à celles
6 REVUE BRITANNIQUE.
OÙ domine soit le Koran soit le christianisme oriental. Ainsi,
d'un côté, rOccident pour nous s'étend jusqu'au rivage le plus
oriental de la Baltique et, en longeant le Danube, jusqu'à Bel-
grade; et d'un autre, l'Orient embrasse tout le nord de l'Afrique
jusqu'au détroit de Gibraltar.
De ces points de rencontre, bien peu sont plus remarquables
que Gibraltar même. Le pas mesuré des sentinelles en habit
rouge, les débits de bière et de porter, les steamers anglais qui
l'approvisionnent de charbon, les groupes de jeunes officiers qui
se réunissent pour aller chasser sur le Calpé forment un des côtés
du tableau ; les fruits et les marchandises d'Afrique, le juif de
Mogador en babouches et accroupi, le Maure, la tête ceinte du
turban, se promenant sur l'esplanade où des pyramides de bou-
lets alternent avec des touffes vertes de palmiers nains, en for-
ment l'autre ; tandis que le contrebandier andalous et le muletier
au classique sombrero, à l'inséparable cigarito, sont comme des
chaînons intermédiaires pouvant se rattacher presque indiffé-
remment à l'Orient ou à l'Occident. Malte est un autre lieu où
les traits caractéristiques de l'Orient, rapprochés de leurs con-
traires, présentent un contraste non moins frappant. Les quais
sont couverts de matelots grecs aux calottes rouges, aux hauts-
de-chausses bleus ; le langage parlé aux marches de Nix man-
(jiare est un arabe corrompu ; les toits des maisons sont plats ;
mais dans les rues circule une population européenne des plus
variées, au milieu de laquelle l'élément anglais prédomine.
Un troisième point de rencontre, c'est Venise. Qui n'a entendu
parler de l'effet des orchestres militaires autrichiens sur cette
place dont les caractères principaux sont les arcades byzan-
tines et les brillantes mosaïques de Saint-Marc ? Il est facile de
se figurer quel singulier rapprochement offrent une station
de chemin de fer avec tout son mouvement et un couvent de
moines arméniens dans une île. Nous pourrions à cette liste
ajouter quelques noms, tels qu'Athènes, Corfou et naturelle-
ment ('onstantinople ; mais, de tous les théâtres où l'Orient et
l'Occident se coudoient, aucun ne présente un spectacle plus
merveilleux qu'Alger. Te serait rester do beaucoup au-dessous
de !;i vérité que de présenter Alger comme la Malte française ou
le Gibraltar français, et cela non pas seulement parce qu'Alger
l' ALGÉRIE. 7
est plus grand et plus populeux que la ville du Hocher, ou
parce que sa magnifique ceinture de verdoyantes villas manque
absolument à la Valette ; ni à Malte ni à Gibraltar on ne re-
marque un contraste aussi saisissant que celui qui existe entre
les allures de la plus vive des nations de l'Europe et le farouche
et sauvage mahométisme qui règne encore sur plus de la moitié
de l'Afrique septentrionale. Que si, aux Maures et aux Français,
dont les physionomies si différentes donnent au tableau une
expression des plus caractéristiques, on ajoute toutes les autres
variétés de la race humaine qu'on peut voir tous les jours dans
les rues et aux environs d'Alger, Kabyles, Arabes, Turcs, juifs,
nègres, bateliers maltais, ouvriers mahonais, aventuriers ita-
liens et allemands, on a sous les yeux le plus curieux ensemble
qu'on puisse imaginer.
S'il fallait autre chose pour exciter l'intérêt que iioiis inspire
Alger, nous le trouverions dans les grands faits qui rattachent
cette colonie aux événements les plus remarquables de l'his-
toire contemporaine et aux épisodes émouvants de la guerre de
Crimée. Le costume des zouaves rappelle les scènes au miheu
desquelles ce corps a été primitivement organisé. Longtemps
avant la bataille de l'Aima, le monde connaissait l'énergique
patience et l'indomptable courage de ces soldats. Les rapports du
maréchal Bugeaud sur la campagne de Kabylie nous avaient fait
faire connaissance avec « la gaie vivandière au petit chapeau
ciré, bravement campée sur son cheval et plaisantant à cœur-
joie avec ses compagnons de route, pendant qu'une grêle de
balles fait voler de toutes parts les branches des oliviers. » Tous
les généraux français qui ont joué un rôle éminent à Paris de-
puis 1848 avaient fait leur apprentissage dans les campagnes
d'Algérie : Bedeau, qui a été blessé dans les terribles journées de
Juin, deux jours avant la mort de l'archevêque de Paris; Ca-
vaignac, à qui l'Europe alarmée par une révolution démocratico-
sociale fut redevable de six mois de repos comparatif; Oudinot,
qui arracha Rome à 3Iazzini et à Garibaldi ; et Lamoricière et
Changarnier, et tant d'autres dont les noms sont aujourd'hui
familiers dans tous les villages de l'Angleterre : Baraguay d'Hil-
liers , Saint-Arnaud , Canroberl , Bosquet , Pélissier !
Jetons un coup d'œil sur l'aspect extérieur d'Alger et de l'Ai-
8 REVUE BRITANNIQUE.
gérie, avant d'esquisser l'histoire de cette partie de la côte d'A-
frique et d'interroger l'avenir sur les destinées probables de la
colonie conquise par la valeur française. Le premier matin que
le poëte Campbell s'éveilla dans Alger, ce fut le cri monotone
du muezzin qui l'arracha au sommeil ^ ; aujourd'hui, le roule-
ment des tambours français devance la prière du musulman.
Le fds de Mahomet continue de se retirer devant le conquérant
chrétien ; chaque jour Alger se transforme ; encore un peu de
temps, et la ville des deys ressemblera à la première ville venue
de la Provence ou du Languedoc.
Quand on l'approche du côté nord ou qu'on la découvre du
pont d'un steamer venant d'Alexandrie, Alger « la belliqueuse, »
Alger, « la fdle du pirate, » apparaît comme une ville de craie,
de forme triangulaire, appuyée sur le versant d'une chaîne de
collines verdoyantes, derrière lesquelles s'étagent les crêtes éle-
vées et lointaines du sombre Atlas. A mesure qu'on arrive, ses
groupes de maisons à terrasses, jalonnées de minarets, de cou-
poles et de cimes de palmiers, donneraient l'idée d'une ville
tout à fait mahométane, n'était cette activité européenne qu'on
remarque à bord des navires de tout pavillon qui remplissent le
port; n'étaient les bateaux à vapeur, le môle gigantesque, le
phare et les vastes casernes françaises, qui rappellent bien plu-
tôt Manchester que le Maroc. Dès qu'on met pied à terre, tous
les éléments de contraste que nous venons d'indiquer frappent
l'œil dans une succession rapide , et se multiplient à mesure
que l'on avance dans les rues. Le plan général et la distribution
de la ville sont faciles à tracer. Les principales voies de com-
munication ont dû, dans tous les siècles, suivre l'étroit espace
de terrain uni qui s'étend entre la colline et le port ; ce qui fut
autrefois le forum romain, puis le bazar arabe, et plus lard ce-
lui des Turcs, est occupé aujourd'hui par la vaste et belle place
qui , après s'être appelée place Royale et place Nationale ,
s'appelle aujourd'hui place Impériale, et plus habituellement
place du Gouvernement. La portion de la ville bâtie sur terrain
plat est d'une architecture presque aussi française que celle
du boulevard des Italiens, tandis que la partie montante a un
1 Lii lloviic liritannique ;i imlilié, il y ;i (léj;! vingt ans, les Lettres lie Tli. Garapbell
sur Alger.
L ALGERIE. 9
caractère tout aussi mauresque que Fez ou Maroc. Cependant il
n'est pas besoin de sortir du quartier modernisé d'Alger pour
rencontrer toutes les variétés de la curieuse population de cette
ville. « Pour nous rendre du quai à notre hôtel, dit un touriste,
à la date de 1848, nous avons eu à nous frayer un chemin à
travers une foule bigarrée de soldats français, de négresses, d'A-
rabes demi-nus, de marchands de tout genre... Nous avons reçu
nos lettres d'Europe à une fenêtre aux minces colonnettes de
marbre, rappelant un état de société en contradiction directe
avec toutes les idées admises chez nous d'un bureau de poste.
Nous avons jeté un coup d'œil, — c'est tout ce qu'elle mérite, —
à la cathédrale inachevée. Nous sommes entré dans une autre
église, qui avait été autrefois une mosquée ; un prêtre y disait
la messe à une assemblée de Maltais, et, à voir le suisse se
promener de long en large, le chapeau sur la tête, on aurait
pu se croire en plein catholicisme parisien. D'autres mosquées
sont restées ce qu'elles étaient sous les Turcs, à cela près
qu'elles peuvent être visitées aujourd'hui impunément par les
chrétiens. En entrant, le voyageur s'entend donner en français
parles fidèles mahométans le laconique avis : « sans souliers *, »
et, une fois qu'il s'est déchaussé, il peut à son gré, et sans
crainte d'être dérangé, s'asseoir ou se croiser les jambes sur les
nattes et lire sa traduction du Koran... De la mosquée nous
allons nous présenter chez le gouverneur français, et nous le
trouvons traitant les affaires militaires et politiques de la co-
lonie, dans un palais des deys qui a conservé intacts ses frais
escaliers et son pavé de porcelaine, sa vaste cour centrale et ses
arcades en fer à cheval, soutenues par des colonnes torses en
marbre blanc. Au moment oii nous remontons lentement la rue,
un jeune gamin mahométan court après nous, insistant pour
cirer, nos bottes. Nous regardons dans une boutique et nous y
voyons une jeune fille aux yeux noirs, aux longues boucles de
cheveux, vendant des gants à un jeune officier de dragons. Nous
' Aujourd'hui les mahométans d'Alger sont plus tolérants encore. En 1856, nous
avons pu mainte fois entrer tout botlé dans les mosquées d'Alger; et à Constantine,
— accompagné, il est vrai, du savant professeur Cherbonneau, l'ami de tous les
Arabes influents de la ville, — nous avons grimpé dans tous les minarets, là oii le
muezzin annonce au.x vrais croyants l'heure de la prière. O.S.
10 REVUE BRITANNIQUE.
passons à un bazar et nous remarquons un Maure et un juif oc-
cupés à jouer aux échecs. La position relative de ces deux élé-
ments de la population algérienne est aujourd'hui étrangement
changée ; le juif a fait le Maure échec et mat. Si nous nous in-
formons de l'état de l'éducation, on nous montre du doigt un
collège qui était autrefois une caserne de janissaires. Nous pas-
sons devant un autre vaste édifice, qui est un noble hôpital, et
là nous voyons des sœurs de charité remplissant avec calme leur
office de bienfaisance. Au premier coin de rue, nos yeux s'ar-
rêtent sur un omnibus plein de femmes mahométanes enve-
loppées de longs voiles, sur le point de se rendre au faubourg
de Mustapha. Que de pensées fait naître immédiatement cette
antithèse de la femme élevée au plus haut rang, parce qu'elle se
fait la servante de tous, et de la femme descendue au degré le
plus infime de l'esclavage et de la dégradation ! Mais quelle va-
riété, lorsque vient le soir, offrent les groupes qui remplissent
la grande place autour de la statue du duc d'Orléans, modelée
par Marochetti ! Des dandys juifs aux turbans bleus, aux vestes
brodées d'or, aux doigts surchargés de bagues ; des juives à
la coiffure bizarre que la plume doit renoncer à décrire ; et
puis les ceintures rouges, les visages bronzés et heureuît des
ouvriers rainorcains, rentrant, après le travail de la journée,
des jardins qui entourent la ville ; ici, un nègre et un Kabyle
portant un baril sur une perche dont chacun tient un bout ; là,
le propret tabher blanc et le coquet madras que les Françaises
savent seules porter ; des zouaves, avec leurs larges pantalons
rouges et leurs vestes bleues ; des indigènes, dont l'uniforme
ne se distingue de celui des zouaves que par la couleur; des
spahis à la veste rouge, à la botte molle par-dessus le pantalon
bleu ; des chasseurs d'Afrique, des chasseurs de Vincennes et
d'autres échantillons des divers corps de l'armée qui maintient
l'Algérie soumise à la France. Ce n'est là qu'une esquisse im-
parfaite de la mascarade animée qui nous environne. Nous
pourrions ajf)uler quelques détails i>articuliers à l'année 1848,
tels que les mots magiques de Proprièlé nationale, Liberlè,
EfiaUlr, Fraternilé, inscrits en gros caractères même sur les
mosquées, et des escouades de gardes nationaux présentant une
singulière variété d'accoutrements, les uns chaussés de souliers,
L ALGERIE. H
les autres de pantoufles jaunes, rassemblés pour la parade au-
tour des arbres de liberté ; — mais c'étaient là des scènes du
moment. »
Tandis que la partie basse de la ville est aussi animée qu'une
ville d'Europe, la partie haute, comme nous l'avons déjà dit,
repose dans le calme et l'impassibilité de son ancienne existence
orientale. Ce contraste marqué d'ombre et de lumière ne doit
pas être oublié dans le tableau à côté des scènes diverses qui
caractérisent la portion que nous avons étudiée jusqu'à pré-
sent. Si donc nous gravissons la colline et que nous pénétrions
dans la vieille ville, nous nous trouvons tout à coup en face
d'un spectacle aussi mauresque que celui que peut nous pré-
senter Tétouan, et plus pittoresque de beaucoup. Les rues sont
toutes étroites et escarpées ; elles ressemblent plus à des esca-
liers qu'à des voies publiques, et tournent à droite, à gauche,
sans plan ni but. Les maisons sont très-hautes ; leurs étages su-
périeurs en saillie sont soutenus extérieurement par des poutres
s'arc-boutant obliquement sur le mur d'aplomb. Partout on goûte
une délicieuse fraîcheur. Les quelques hommes à la tète entur-
banée que vous rencontrez semblent plutôt absorbés dans la
contemplation qu'occupés d'un travail quelconque. Les femmes,
qui de toute leur personne ne laissent voir que les yeux, ont
Tairde fantômes ambulants. On peut errer longtemps dans ces
hauts quartiers et se perdre dans leur tortueux labyrinthe de
ruelles silencieuses, pour finir, au moment où l'on s'y attend
le moins, par déboucher sur la Casbah. Ce palais principal des
deys turcs est situé tout en haut de la ville ; c'est là qu'est con-
servé (comme le fameux moulin à Postdam ou comme la maison
de Pierre le Grand à Saardam) le kiosque oi^i le consul de France,
M. Deval, reçut ce coup d'éventail qui a amené la conquête de
tout le territoire turc situé entre le Maroc et Tunis.
Maintenant voulons-nous embrasser dans son ensemble l'é-
tendue de pays qui reconnaît Alger pour capitale? Montons la
route escarpée et sinueuse construite par le duc de Rovigo, jus-
qu'à ce que nous ayons atteint un des plus hauts sommets de la
chaîne de collines sur laquelle la ville est bâtie en partie et qui,
à droite et à gauche, longe le rivage sur une étendue de plusieurs
lieues. Cette chaîne se nomme le Sahel, et c'est le premier trait
12 REVUE BRITANNIQUE.
caractéristique de la géographie physique des environs d'Alger.
Quelque nu et brûlant que soit l'aspect de la ville quand on
l'approche par la mer, on se tromperait étrangement si l'on
s'imaginait que son voisinage immédiat offre cette nature des-
séchée et torride, que l'on est naturellement porté à croire l'un
des caractères distinctifs de la terre d'Afrique. Le Sahel ou il/as-
sif d' Al fjer oiïvQ une végétation aussi riche, aussi agréable à l'œil
qu'aucun des terroirs qui environnent les capitales de l'Europe.
jVon-seulement des maisons de campagne et de plantureux jar-
dins s'offrent de tous côtés à la vue, mais encore le paysage est
merveilleusement accidenté et réunit les éléments les plus variés
d'une beauté éminemment pittoresque. Campbell n'a rien exa-
géré en parlant dans ses Lettres de fleurs sauvages, de sites et
de cours d'eau dignes en tout point d'un vallon écossais. Là
aussi se reproduisent les mêmes oppositions que nous avons
observées dans les rues de la ville, — la végétation de l'Orient
et celle de l'Occident, ou, pour parler plus exactement, la végé-
tation du Nord et celle du Midi. Le bananier y croît à côté de
l'aubépine, l'olivier à côté de l'ormeau, et l'on y cueille le chè-
vrefeuille au milieu des figuiers, des lianes et des aloès.
Le Sahel s'avance dans l'intérieur. A une profondeur de
quelques milles seulement et derrière cette chaîne s'allonge la
vaste plaine de la Metidja, longue d'à peu près quatre-vingt-dix
milles et qui, débouchant sur la mer par ses deux extrémités,
forme le second trait caractéristique le plus frappant des envi-
rons d'Alger. Vue du Sahel, cette plaine rappelle tout d'abord la
campagne de Rome. Comme celle-ci, elle s'étend sur un sol conti-
nuellement uni, et la muraille de hautes montagnes qui la borne
au sud et fait le fond du tableau peut très-bien se comparer à
la ligne des collines du pays sabin. Malheureusement ce n'est
pas seulement sous le rapport du pittoresque que la Metidja res-
semble à la campagne de Rome, c'est encore sous celui de la
désolation. Mais il n'en a pas toujours été ainsi. Shaw dit que
de son temps (il y a cent trente ans environ), c'était une plaine
riche et délicieuse, arrosée en tous sens par un grand nombre
de sources et de ruisseaux; qu'elle était couverte des maisons de
rarnpagiK! ot des fermes dos iirincipniix habitants d'Alger ; qu'elle
approvisionnait la ville et qu'elle produisait du lin, du henné,
l'algérie. 13
des racines, des herbes potagères, du riz, des fruits et des grains
de toute espèce. Et cependant, à l'époque oii Sliaw écrivait ces
lignes, la mauvaise administration des Turcs avait déjà flétri de
son souffle impur ce pays si florissant sous les Arabes, et les pre-
miers pas étaient faits dans cette voie de décadence que la guerre
de la conquête française a fait dégénérer en une ruine com-
plète. Le général Daumas reconnaît que la Metidja est encore, en
plusieurs endroits, un désert pestilentiel et qu'il faut au moins
une génération avant de rendre ce sol ce qu'il était. Il est vrai, en
eff'et, qu'en quittant le Sahel on laisse derrière soi toute végéta-
tion féconde et florissante. Pour gagner le terrain plat on traverse
d'abord la même nature avare, les mêmes arbustes rabougris
qu'on voit aux environs de Civita-Vecchia, à cette difi"érence
près que le palmier nain y croît parmi le genêt, le houx nain et
le jonc fleuri. Mais toute la portion centrale de la plaine n'était
encore, il y a quelques années, qu'une vaste friche semée par-ci
par-là d'un village indigène ou d'un camp fortifié.
Nous touchons maintenant au mont Atlas, à environ trente
milles au sud d'Alger. La ville de Blidah, qui se trouve immé-
diatement au pied de la chaîne de montagnes, était autrefois re-
nommée pour ses charmants bosquets d'orangers, et Abd-el-
Kader se rappelle encore le temps où sa beauté était proverbiale,
comme celle de Brousse, sa dernière résidence, ou de Damas,
son domicile actuel. Mais le voyageur sera désappointé, aujour-
d'hui, s'il s'attend à trouver dans Blidah un Damas ou un Brousse
africain, avec l'Atlas pour Liban ou pour Olympe mysieu. Il est
vrai que quelques charmants bosquets d'orangers, sur la lisière
la plus reculée de la Metidja, sont encore en fleur ; mais Blidah
est tristement changée, en partie par suite d'un tremblement de
terre, mais bien plus encore par suite des terribles combats qui
s'y sont livrés en 1830 et dans le cours des années suivantes,
lorsque, le fer à la main, les Français se frayèrent un chemin
à travers les premiers défilés du mont Atlas. Le lecteur devra
franchir avec nous ces passes de glorieuse mémoire pour par-
venir à un point plus élevé d'où il puisse embrasser, en quelque
sorte à vol d'oiseau, tout le pays compris sous le nom d'Algérie
française.
Le véritable Atlas des poètes, « avec sa tête dans les nuages et
14 REVUE BRITANNIQUE.
ses pieds dans le sable, » ne se trouve pas du tout, qu'on s'en
souvienne bien, dans l'Algérie française : il est situé plus loin à
l'ouest sur les terres du sultan de Maroc. Mais un vaste système
de montagnes qui se relie à ces cimes célèbres s'étend, sans in-
terruption, parallèlement à la Méditerranée, en allant gagner à
l'est la régence de Tunis, après avoir traversé l'Algérie. La chaîne
de ce qu'on appelle le petit Atlas, courant ouest-sud-ouest, dans
la direction de l'Qcéan, partage en deux moitiés allongées toute
la partie comprise entre le grand Atlas et la Méditerranée. Celle
de ces moitiés située le plus au sud est le Sahara, région de
sauvages défilés et de vastes plateaux couverts de pâturages.
L'autre est le Tell, contrée cultivée, rapprochée de la côte, entre-
coupée plus ou moins irrégulièrement de montagnes s'irradiant
des chaînes principales. Le camp fortifié de Boghar est un com-
mode point de repère géographique, non-seulement pour le
Tell et pour le Sahara, mais encore pour tout le pays à l'est et à
l'ouest, réduit aujourd'hui à l'état de province française : deux
caractères physiques bien marqués peuvent guider notre examen
de ces directions opposées. A lest, nous avons une région mon-
tueuse appelée Kabylie, qui, partant du point où nous sommes,
va rejoindre la mer et longe le rivage ; ces montagnes ont été le
théâtre des plus grandes difficultés qu'aient encore rencontrées
les armées françaises en Afrique. A l'ouest, nous suivons la ri-
vière du Chélif, cours d'eau fameux dans les légendes arabes et
qui, prenant sa source au-dessous des hauteurs où s'élève le fort
de Boghar, coule, en décrivant de nombreux détours, dans la
direction do Tlemcon, la première résidence d'Abd-el-Kader.
Le terme Kahijlv: que nous employons ici n'implique pas que
cette partie de l'Algérie soit la ceule qu'habite la race guerrière
des Kabyles, mais c'est la région où ces farouches et hardis mon-
tagnards ont opposé la résistance la plus acharnée aux envahis-
seurs successifs du nord de l'Afrique. Les Turcs ne les ont ja-
mais soumis. Les Français n'y ont réussi complètement que
cette année même, 1858 ^ Cotte circonstance ainsi que les parti-
cularités physiques qui la rendent redoutable ont fait donner à
cette contrée la dénomination expressive de Grande Kahijlie. Il
» En 1848. les hahitanls jlr la grande k;iliylic (layaient un Irilml et élaiont res-
L ALGÉRIE. 15
est diflicile de déterminer les frontières exactes de la grande
kab} lie ; mais nous ne croyons pas nous tromper de beaucoup
en portant à cent cinquante railles la longueur de son parcours
entier sur la côte, en partant à Test d'Alger. La même distance
de cent cinquante milles répétée encore une fois nous conduirait
à la limite extrême de TAlgcrie, dans cette direction. Dans
l'intérieur de celte partie orientale des possessions françaises
s'élève la ville de Constantine, l'ancienne Cirta, non moins re-
marquable par la position extraordinaire qu'elle occupe que par
la manière dont elle se trouve mêlée aux épisodes les plus émou-
vants de l'histoire de l'Afrique. C'est là que Jugurtha assiégea et
assassina son cousin Adherbal. C'est là que Marins caserna
ses légions victorieuses. C'est là que le roi Juba P'' tint sa
cour. Jules César fit exécuter dans cette ville de grands tra-
vaux et lui donna le nom de Julia. Constantin la rebâtit, lui
laissa le nom qu'elle a gardé et qui rappelle les martyres des
chrétiens ainsi que les schismes de leur religion, et dans ces
dernières années quelques-uns des plus grands exploits des
armées françaises modernes contre les Arabes et les Maures.
Perchée sur un rocher qui lui sert comme de piédestal, dominant
un ravin effroyable, au milieu d'un paysage triste et sauvage, et
isolée de trois côtés par des précipices d'une profondeur, en quel-
ques endroits, déplus de deux cents mètres au-dessus du lit du
Roumel, Constantine a tous les dehors qui siéent aux étranges
événements qui l'ont rendue tant de fois célèbre depuis les jours
de la république et de l'empire romains. Il existe encore des mo-
numents de ses anciennes splendeurs. Quand les Français s'em-
parèrent de la ville, en 1837, ils y trouvèrent debout de grands
arceaux romains qui dominaient les mosquées et les maisons
empestées des habitants comme les chênes dominent les brous-
sailles. Les débris romains, en effet, forment un des traits ca-
ractéristiques de toute cette partie de l'Algérie. Cirta était elle-
même le centre des grandes routes de Numidie. Lambessa a été
longtemps le quartier général de la seconde légion, et c'est là
ponsables de la sûreté des voyageurs; mais autrement ils étaient indépendants. Sur
l'excellente carte de VHinéraire de l'Algérie (1855), les mots Kahylie indépendante
couvrent les montagnes du Jurjura, et les mots Saheb insoumis sont tracés à la suite
dans la direction de Bone.
16 REVUE BRITANNIQUE.
qu'a été trouvée la plus grande partie des quatre mille inscrip-
tions recueillies en Algérie et publiées par M. Léon Renier et le
commandant de La Mare.
Si, maintenant, nous retournons à Boghar, et que, nous diri-
geant à l'ouest du côté du Maroc, nous suivions la ligne du
Chélif, nous rencontrons l'embouchure de cette rivière à environ
cent cinquante milles d'Alger. A cent cinquante milles encore
plus loin, nous atteignons l'autre frontière de l'Algérie, pres-
qu'au méridien du cap de Gat, ou au point où la côte espa-
gnole fait un brusque détour de l'est au nord.
La profondeur du Chélif varie d"un extrême à l'autre, selon
les saisons. Quand le professeur d'Oxford, Shaw, le traversa
en automne, il le trouva presque aussi gros que l'Isis réunie au
Cherwell. Dans sa correspondance. Saint- Arnaud se plaint des
inondations qui, au mois de décembre, entravaient ses mou-
vements militaires, et, dans une autre lettre, il dit que cette
même rivière qui, pendant six mois de l'année, est presque
à sec, coule à pleins bords à d'autres époques, aussi forte
que le Rhône ou la Loire. Les rives en sont escarpées, et, dans
la saison sèche, son lit sinueux ne s'aperçoit que quand on
en est tout à fait proche. — Sidi-el-Arhibi , aglia de Mosta-
ganem, était, dit la légende, un chef renommé pour ses riches-
ses, son courage et sa piété. Un jour, sa fille alla puiser de l'eau
au seul puits que possédât le pays ; les Arabes l'assaillirent de
railleries et d'injures, et la renvoyèrent avec sa cruche vide.
Sidi-el-Arhibi, plein de fureur, songea dans le premier mo-
ment à se venger ; mais il contint sa colère et médita en si-
lence; puis, se tournant vers la Mecque et invoquant le Pro-
phète, il maudit le puits, qui se dessécha immédiatement. Ce-
pendant, ne voulant pas que la malédiction fût sans remède, et
sachant qu'il avait le pouvoir de faire le bien comme le mal, le
saint homme sauta sur sa jument favorite et partit à fond de
train vers la mer. Derrière lui, à mesure qu'il galopait, une ri-
vière se fraya un lit. La journée était brûlante, et la jument,
tourmentée par les mouches, se frappait les flancs de sa longue
queue. C'est là ce qui a formé les détours du Chélif. Les bords
escarpés et difficiles de la rivière sont un châtiment infligé aux
descendants des hommes inhospitaliers qui insultèrent la lille
L ALGERIE. 17
de Sidi-el-Aihibi^ La fable arabe que nous venons de rapporter
à l'appui d'un fait géographique a au moins cela d'utile qu'elle
nous donne une certaine idée du cours particulier de la rivière.
En deçà du Chélif (c'est-à-dire sur la partie la plus rapprochée
d'Alger), les deux points les plus intéressants qu'offre la côte
sont Tenez et Cherchell : la première de ces villes, située presque
sur l'emplacement de Cartonna, colonie romaine fondée sous
Auguste pour la seconde légion ; la seconde, bâtie par le roi Juba
en l'honneur du même empereur, comme Césarée l'avait été par
Hérode en Palestine, et conservant encore dans son nom, ainsi
que Saragosse, une faible trace du patronage qui lui a donné
naissance-. Si, traversant le Chéhf, nous poussonsà l'ouest,
l'intérêt historique change aussitôt, et l'antiquité fait place à
l'histoire moderne. Notre pensée n'est plus avec Jugurtha et l'em-
pire romain, avec Constantin et saint Augustin, mais plutôt avec
la Réforme et l'histoire moderne de l'Italie et de l'Espagne. Le
prêtre dont le nom se rattache le plus étroitement à cette partie
de la côte, c'est le cardinal Ximénès, qui abandonna pendant
quelque temps sa chère université d'Alcala et la préparation de
sa Bible polyglotte pour aller prendre Oran. Ce fut l'établisse-
ment en cette ville des réfugiés de Grenade qui fut le principal
stimulant de la croisade de 1503.
L'ombre de Ximénès plana ensuite, dit-on, à toutes les heures
de danger sur les fortifications de la ville qu'il avait conquise
en Afrique sur les infidèles. Les Espagnols conservèrent la place
sans interruption pendant fort longtemps, bien que leur autorité
y devînt de moins en moins solide. Ils en étaient encore en pos-
session du temps de Shaw, et ils ne l'abandonnèrent définiti-
vement qu'en 1790, année dans laquelle un tremblement de
terre la rendit inhabitable. Aussi, quand les Français y arri-
vèrent,, ils y trouvèrent non pas des mosaïques et des bains
romains, mais des églises latines modernes et des fortifications
élevées sous Charles-Quint. Aujourd'hui elle renferme dix raille
Européens ; c'est la seconde ville de l'Algérie et la capitale de
la province de fouest, comme Constantine l'est de celle de fest.
L'Algérie, ou l'Afrique française, aurait sur le littoral de la
* AUjeria and Tunis, in -1845; by captain Kennedy and lord Fielding.
* Cherchell est une corruption de Cœsarea Jol, et Saragosse de CœsareaÂugusfa.
8* SÉRIE. — TOME V. 2
18 REVUE BRITANNIQUE.
Méditerranée une étendue d'environ six cents milles *. Sa pro-
fondeur dans la direction de l'Afrique centrale est trop irrégu-
lière pour être déterminée ici avec exactitude. Les Arabes et leurs
conquérants entretiennent sans doute des vues différentes à cet
égard. Peut-être ne serait-on pas loin de la vérité en disant que
cette profondeur varie de cinquante à deux cent cinquante milles.
Sous Vun et l'autre rapport, les possessions françaises coïncident
presque avec celles de la Rome impériale. L'histoire des premiers
temps de l'Algérie, tant classique que religieuse, est spécialement
romaine ; car l'empire commercial des Tyriens et des Carthaginois
est disparu sans laisser aucune chronique. Le nom latin d'Al-
ger était encore, dans ces derniers temps, tout à fait incertain,
Dapper et, après lui, Forbiger ont pensé qu'il répondait h celui
d'Iol. 3Iannert penchait pour lomnium, ville plus éloignée à l'est.
Les matériaux nécessaires à la solution du problème ont toujours
été dans les mains des savants de l'Europe ; mais une erreur in-
vétérée a fait, pendant un grand nombre d'années, reculer trop
loin à l'ouest toutes les villes anciennes situées sur cette partie
de la côte d'Afrique. L'invasion française, qui a ramené l'atten-
tion sur ce sujet, a fourni à la science des antiquaires le moyen
de recouvrer ce qu'elle avait perdu depuis longtemps. Les situa-
tions véritables des villes romaines ont été vérifiées une à une par
une comparaison plus exacte des distances, mais plus encore
peut-être par la permanence des noms qui se rattachent étroite-
ment aux ruines existantes, et Alger est de nos jours reconnu
pour être l'ancien Icosium. Les circonstances dans lesquelles il
est fait mention pour la dernière fois du mot Icosium dans les
annales historiques ont trait à la chute de l'empire d'Occident et
à la guerre des Vandales, et elles nous rappellent le nom du
plus noble personnage qui ait jamais illustré le sol de l'Algérie.
Ce n'est point trop dire en effet que d'affirmer que le nom de
saint Augustin est, depuis saint Jean, le plus noble de tous les
noms de l'Eglise chrétienne. A peu de dislance de la frontière
la plus orientale de l'Algérie, est la grande ville moderne de
Bone, et, à deux ou trois kilomètres delà, les ruines, aujour-
d'hui couvertes de mousse, d'Hippone. C'est là que, durant un
1 Le lilloral de l'Algérie embrasse plus de 10 degrés.
l'algérie. 19
épiscopat de trente-quatre ans, le grand docteur, non-seulement
donna l'exemple d'une piété, d'une charité, d'une humilité sans
égales, et soutint contre toutes les formes dhérésie la lutte
énergique qui a fait de lui l'homme le plus illustre de l'Eglise
du cinquième siècle; mais encore c'est là que, d'année en an-
née, il composa ces traités, ces sermons, ces commentaires,
tous ces écrits mémorables qui ont exercé sur les siècles sui-
vants une si large influence.
La prière que, pendant le siège des Vandales, le saint évêque
adressait à Dieu était que le Seigneur délivrât ses serviteurs des
ennemis, ou quil les douât de patience, ou qu'il le retirât du
monde pour le rappeler à lui. Ce fut le dernier de ces vœux qui
fut exaucé. Augustin, qu'affligeait si profondément la chute de
l'empire dOccident, n'eut pas la douleur de voir la ruine de sa
patrie et de son troupeau. La guerre des Vandales a été un épi-
sode terrible dans Thistoire du nord de l'Afrique. Le règne des
Vandales a été la lugubre inauguration de la barbarie, de la pi-
raterie et de l'esclavage dont ces rivages ont été ensuite pendant
tant de siècles le théâtre par excellence.
La grande scission entre l'histoire ancienne et l'histoire mo-
derne de l'Afrique septentrionale fut effectuée non par le torrent
de l'invasion vandale se ruant du détroit de Gibraltar, mais par
un autre torrent qui se précipita du point opposé. A vrai dire,
le démembrement avait commencé avant l'entrée des mahomé-
tans. Les soldats byzantins s'étaient révoltés. Les Vandales
avaient été presque entièrement exterminés. La population in-
digène reparut, et des hordes descendues de l'Atlas sillonnèrent
le pays que la civilisation romaine avait couvert de moissons, de
routes et de colonies militaires. Ce fut alors que les conquérants
arabes débordèrent de l'Egypte et, dans le cours de la dernière
moitié du septième siècle, imposèrent leur religion sur toute la
côte méridionale de la Méditerranée. Les églises furent converties
en mosquées, la langue arabe se répandit avec le Koran. L'Orient
empiéta rapidement et incessamment sur l'Occident. C'est de cette
époque, à ce qu'il paraît, qu'il faut dater l'introduction et la
domestication du chameau dans le nord-ouest de l'Afrique. Cette
circonstance seule suffit pour indiquer les progrès de l'élément
oriental et de la décadence complète de la civilisation de l'em-
20 REVUE BRITANNIQUE.
pire d'Occident. Les noms mêmes qui servaient à désigner les
habitants de ces contrées subirent à cette époque un change-
ment radical. Ceux qu'on avait l'habitude dénommer les Numi-
des (nom grec employé dans l'origine pour caractériser les par-
ticularités d'une vie nomade) furent dès lors appelés Berbers
{terme dérivant sans doute de la même source, et épithète de
mépris lancée par les Grecs dégénérés de Constantinople). De^ce
dernier nom vient celui de Barbarie, qui a continué même de
nos jours à être la dénomination par laquelle on désigna le
nord et le nord-ouest de l'Afrique. La dénomination de Maures
(Mauri) s'est encore conservée, quoique la signification s'en soit
modifiée. Ce serait une tâche difficile, sinon impossible, que
d'embrasser dans leur ensemble les changements ethnologiques
et politiques de cette époque, de classer les peuplades qui ont
combattu contre les Arabes, ou qui se sont réunies à eux dans
le Tell et dans le Sahara, et de coordonner les fragments dis-
persés des kalifats.
La véritable histoire de la partie de l'Algérie que connaissait
la dernière génération ne remontait pas plus haut que l'an 1 500.
Deux races musulmanes, les Maures et les Turcs, appellent sur-
tout notre attention ici, comme rentrant plus que les Arabes
dans les idées générales qu'on a de l'Algérie. Par Maures, dans
le sens moderne du mot, on doit entendre les descendants de
ces Arabes d'Espagne qui, par un séjour long et glorieux sur la
rive nord du détroit, se sont acquis une nationalité distincte.
Leur expulsion de la péninsule hispanique a ajouté un puissant
renfort aux raahométans de l'Afrique, tant sous le rapport du
nombre que sous celui du fanatisme contre les chrétiens. Les
dernières années de Ferdinand et d'Isabelle virent surgir, à peu
de distance de leurs propres côtes, un ennemi de leur croyance,
implacable et vindicatif. Nous avons déjà parlé de la prise d'Oran
par Ximénès, de l'occupation et de la possession prolongée de
certains points du littoral africain par les Espagnols. Le règne
de Charles-Quint ramène sous une nouvelle phase la même
histoire. Les Turcs n'avaient aucune affinité ethnologique avec
les Arabes d'Afri(pie ou d'Espagne, quoiqu'ils leur fussent unis
par le lien d'une religion commune et qu'ils fussent destinés,
en raison d'un(! force et cVuiie (;niaulé plus grandes, à devenir
l' ALGÉRIE. 21
leurs dominateurs. La manière dont une poignée de Turcs s'em-
para des Etats Barbaresques est un des épisodes des troubles
qui ont agité le commencement du sixième siècle. Ce fut l'an-
née même où Charles succédait a Ferdinand sur le trône d'Ara-
gon et de Castille, que deux frères, Baba-Haroudj et thair-el-
Din, iils d'un potier de l'île de Lesbos, en récompense de
leurs audacieuses et heureuses pirateries, reçurent du roi d'Al-
ger l'invitation de venir lui prêter secours contre les chré-
tiens. L'aîné, nommé Barberousse, à cause de la couleur de sa
barbe, ne tarda pas à se rendre maître de la ville au secours de
laquelle il était accouru, et se proclama roi. Les expéditions qu'il
fit et les désastres qu'il causa sur les côtes de l'Europe engagè-
rent Charles à envoyer des renforts à Oran, et, dans une bataille
qui se livra près de Tlemcen, le fameux forban fut tué par un
sergent espagnol. Son frère (appelé souvent Barberousse II) fut
plus heureux ou plus adroit. Il eut la sagesse de placer le terri-
toire d'Alger sous la protection du Grand-Seigneur, et il reçut
une garnison de soldats turcs. Lui-même fut fait capitan-pacha
et, en même temps qu'il exerçait à Constantinople l'influence
d'un heureux courtisan, ses flottes continuaient à écumer la
Méditerranée. Tunis fut le champ de bataille où le corsaire eut
à se mesurer avec Charles-Quint. Une trahison infâme avait
livTé cette ville au sultan, et, avec ses fortifications nouvelles,
Tunis éiait devenue un nouveau repaire de forbans. A la fin, le
mal avait crû à un point tellement intolérable, que l'empereur
confia à son grand amiral Doria le soin d'aller châtier les bandits.
Après une résistance désespérée, Tunis finit par se rendre. Les
Turcs en furent chassés, et le prince maure légitime fut rétabli
sur le trône, à la condition de se reconnaître vassal de l'Espagne,
en même temps que vingt mille esclaves, rendus à la liberté, al-
lèrent proclamer dans tous les coins du monde chrétien les
louanges de leur hbérateur. Ceci se passait en 1535. En 1541,
Charles-Quint tenta contre Alger une entreprise du même genre ;
mais celle-ci eut des résultats bien différents. Jamais flotte, à
l'exception peut-être de la fameuse Armada lancée plus tard
contre les côtes d'Angleterre, n'essuya un plus complet désastre.
Dans les deux cas, les causes furent les mêmes. Etrange coïn-
cidence historique qu'une tempête ait servi à protéger les libertés
22 REVUE BRITANNIQUE.
naissantes de l'Angleterre, et qu'une tempête aussi ait servi à
favoriser les progrès du crime sur les côtes barbaresquesl Rien
n'avait plus illustré le règne de Charles-Quint que l'expédition
contre Tunis, rien ne fut plus désastreux que l'expédition contre
Alger.
C'est ainsi que la chute de Tunis contribua à rendre Alger
plus puissante et à en faire la capitale de la piraterie. Dès cette
époque, la ville prit la forme qu'elle a conservée pendant trois
siècles. Il est vrai que les Arabes du moyen âge avaient utilisé
les matériaux de l'ancien Icosium, et en avaient construit leurs
maisons sur l'emplacement même de la vieille cité romaine ; mais
les Turcs s'implantèrent d'une façon plus solide; ils élevèrent
des fortifications et améliorèrent le port. Quelques îlots de roches
(El Djezair) de la baie d'Icosium avaient fait donner à la ville le
nom arabe qu'elle porte. Un môle considérable réunit ces îlots
avec la terre ferme; à partir des forts qui défendaient les deux
havres ainsi créés, on fit passer des murailles par-dessus le pre-
mier versant du Sahel, et on les prolongea jusqu'au point où la
Casbah couronne le tout. Les maisons situées en dedans de cette
enceinte s'échelonnaient en gradins sur la colline, de manière
que du toit en terrasse on avait une perspective complète de la
mer, La ville devint, pour le coup d'œil, ce qu'elle était à
l'époque où lord Exmouth vint, en 1816, mouiller sous ses bat-
teries. Tant qu'a duré la domination turque, c'était expressé-
ment la ville d'Alger qui gouvernait tout le pays, nominalement
pour le sultan, mais en réalité pour les deys et leurs hordes
de pirates. Sur le quai de ce port et dans ces murailles, une
poignée d'hommes de la race dominante dictait des lois aux
Arabes de la plaine de la Metidja, tenait en échec les Kabyles
des montagnes, faisait des Maures les fonctionnaires du gou-
vernement, pillait et opprimait les juifs, et insultait systémati-
quement les quelques résidents chrétiens qui étaient hbres. Il
ne paraît pas que le nombre des soldats turcs levantins qui
formaient leiïeflif de la garnison d'Alger dépassât de beau-
coup le chiffre de cinq mille hommes. Shaw porte la population de
la ville à cent mille mahoraé.tans et quinze mille juifs, avec deux
mille esclaves clirétiens. Le pays, non compris le territoire situé
immédiatement autour de la ville, était divisé en trois provinces,
l' ALGÉRIE. 23
qui ont servi de base à la subdivision française actuelle. Les beys
des provinces de Tlemcen à l'ouest (qui correspond à la province
française d'Oran), de Titteri au sud, et de Constantine à Test,
étaient nommés par les deys, pour qui ils percevaient les im-
pôts, et par qui ils étaient secourus avec les forces d'Alger, en
cas d'insurrection. On peut juger de l'importance relative des
trois provinces, en calculantqueTlemcen rapportait 45,000 pias-
tres, Titteri 12,000 et Constantine 90,000. Les données man-
quent pour établir une chronologie complète des deys ; d'ailleurs
l'histoire n'a guère besoin d'une hstc de personnages si méprisa-
bles. Ils se succédèrent fort rapidement ; car le gouvernement n'é-
tait pas héréditaire comme à Tunis et à Tripoli. Chaque dey était
élu par les janissaires; aussi il y en eut à peine un sur dix qui
mourut dans son lit. Tout soldat hardi et ambitieux pouvait se
regarder comme un héritier présomptif du trône, ayant de plus
l'avantage de ne pas être dans la nécessité d'attendre que la ma-
ladie ou la vieillesse eût emporté le souverain du jour. La corrup-
tion, l'insolence et un brigandage sans frein étaient les caractères
les moins odieux de ce gouvernement féroce et méprisable. Un
proverbe généralement répandu disait : « Donnez à un Turc de
l'argent d'une main, et il vous laissera lui tirer la barbe de l'au-
tre. M Les paroles adressées à un consul français, en 1720, par Me-
hemet-Pacha, le dey d'alors, nous donnent un juste échantillon
du véritable esprit qui animait la cour d'Alger : « Ma mère a
vendu des pieds de mouton, disait le dey, et mon père des lan-
gues de bœuf ; mais ils auraient eu honte d'exposer en vente
une langue aussi vile que la tienne. » Un autre dey disait fran-
chement à un consul anglais qui se plaignait de torts causés à
des croiseurs de sa nation : « Les Algériens sont une bande de
brigands, dont je suis le capitaine. »
Ces épisodes suffisent à faire comprendre les maux immenses
que la puissance algérienne a, durant trois siècles, fait peser
sur les autres nations. Ses victimes furent surtout les chrétiens.
Il y eut nombre de véritables martyrs qui, sur ce rivage infidèle,
à l'exemple de Raymond Lulle au treizième siècle, firent à leur
foi le sacrifice de leur vie. L'esclavage des chrétiens est un noir
forfait que n'a cessé de commettre Alger, depuis le commence-
ment du sixième siècle jusqu'à la première partie du nôtre, et
24 REVUE BRITANNIQUE.
qui doit rendre à jamais odieuse la mémoire de cette période de
l'histoire turque. On a peine à croire aujourd'hui qu'il y eut un
temps où ces forbans venaient enlever des sujets anglais aux
falaises de Kent et aux côtes occidentales de l'Irlande. Pendant
toute la durée du dix-septième siècle, le mal empira au point
qu'il semble faire partie intégrante de l'histoire générale de cette
époque. Les prédications et les écrits en faveur des captifs
chrétiens se succédaient sans interruption. Ce sujet est un des
plus graves de la correspondance de Laud et de Straiïord. Wal-
1er n'est pas moins préoccupé de cette question , et comme
poète, dans son poème de la Prise de Salé, et comme homme
politique et membre du Parlement. Nous voyons même Georges
Fox, le quaker, adresser au grand sultan et au roi d'Alger un mé-
moire « dans lequel il leur dénonce leur conduite honteuse et
leurs procédés insensés. » En 1620, la première flotte anglaise
qui eût vogué sur la Méditerranée, depuis le temps des croisades,
fut envoyée contre Alger, sous le commandement de l'amiral
Mansel; mais elle n'obtint aucun résultat important. En 1655,
Blake eut plus de succès ; tous les prisonniers anglais furent mis
en liberté, et Cromwell, l'année suivante, lors de l'ouverture du
Parlement, annonça que la paix avait été conclue avec les na-
tions « profanes. » Cependant d'autres expéditions devinrent
nécessaires, et il fut conclu quatre ou cinq traités pendant la
période qui s'écoula entre la Restauration et la Révolution. L'An-
gleterre ne fut pas la seule nation engagée dans cette lutte de
vieille date. Alger fut bombardé deux fois par les Français sous
le règne de Louis XIV, et avec un si grand succès, que Voltaire dit
de ses compatriotes qu'ils commencèrent alors à être respectés
sur cette côte d'Afrique, où auparavant on ne les avait connus
que comme esclaves. Huant aux relations entre les côtes barba-
resques et l'Espagne, elles furent caractérisées par la même
hostilité et par des représailles mutuelles incessantes. Ici nous
no i)Ouvons nous empêcher de citer les noms de deux hommes
illustres, l'un Français et l'autre Espagnol, — deux des plus
grands noms du dix-septième siècle. — Ces deux noms repré-
sentent les deux sources d'intérêt qui tenaient les sympathies
et l'indignation de l'Europe perpéluellenienl en éveil dans cette
question de l'esclavage d'Alger. La charité de saint Vincent de
l' ALGÉRIE. 25
Paul et la poésie de Cervantes ont été des influences aussi puis-
santes que les traités et les bombardements. L'un et l'autre
avaientenduré la captivité chez les pirates. Après Cervantes vint
Lope de Vega, avec ses Cautivos de Argel [les Captifs d'Alger),
et Hœdo, avec los Martyres de Argel [les Martijrs d' Alger), puis
les Français, les Italiens, les Anglais et toute la littérature con-
temporaine de l'époque. Et ce n'est pas seulement lEurope qui
s'émut de cette question ; l'histoire du Captif algérien (The AI-
gerine captive) a été une des premières œuvres littéraires des
Etats-Unis qu'on ait réimprimées à Londres. L'Amérique a eu,
aussi bien que l'Europe, à souffrir des pirates barbaresques,
avant et après la déclaration de Tindépendance. En 1793, il y
avait cent quinze esclaves américains à Alger.
A côté de ses horreurs mêmes, l'esclavage d'Alger avait son
allégement dans les préceptes du Koran. Le Prophète commande
la bienveillance envers les prisonniers. Des esclaves chrétiens, à
Alger, furent souvent élevés à des postes d'honneur et de con-
fiance, plus d'une fois leur courage fut soutenu par la perspec-
tive de gagner eux-mêmes leur rançon. Chose plus extraordi-
naire encore, des prêtres chrétiens obtinrent la permission de
prêcher et d'administrer les sacrements parmi les esclaves chré-
tiens. Campbell nous parle d'un Turc algérien qui fit un legs
pour distribuer des aumônes aux plus nécessiteux des « chiens
d'infidèles, » et , dans la curieuse autobiographie d'Arago qui
renferme une description d'Alger, telle qu'était cette ville au
commencement de notre siècle, on trouve le consolant épisode
d'un vieux prêtre lazariste qui, pendant un séjour de cinquante
années, avait si bien gagné le respect et l'affection de tous les
musulmans, qu'il obtint assez d'empire sur ceux-ci pour mettre
ses frères chrétiens à l'abri des insultes et de la violence. Quoi
qu'il en soit, l'esclavage n'en est pas moins l'esclavage." Je rends
grâce à Dieu des grands bienfaits dont il m'a comblé, dit le captif
libéré, dans Don Quichotte, car il n'y a pas, selon moi, sur
terre de bonheur égal à la hberté reconquise. » Comptant pour
rien, si l'on veut, les tortures d'un exil perpétuel loin de la famille,
des amis, des compatriotes, la bienveillance du maître ne pou-
vait soulager que bien faiblement les souffrances de l'esclave;
et quoi qu'on puisse dire du peu de rigueur de la servitude do-
26 REVUE BRITANNIQUE.
mestique, il n'en est pas moins vrai que le sort des malheureux
employés tous les jours aux travaux publics , et renfermés la
nuit dans les bagnes, était ce qu'il y a de plus horrible. Pananti,
dont le récit est un des plus récents, dit : « De toutes les mi-
sères humaines, l'esclavage des chrétiens dans les Etats Barba-
resques est, j'en ai l'expérience, la plus digne de pitié. » L'in-
dignation de l'Europe n'avait rien de surprenant, quand on
songe à la manière dont étaient traités les consuls et les rési-
dents chrétiens libres. On conçoit donc que cette indignation
finit par éclater un beau jour.
Alger fut bombardé en 1816 par une flotte combinée de vais-
seaux anglais sous le commandement de lord Exmouth, et de
vaisseaux hollandais, sous celui de l'amiral Van Capellan. Trois
ou quatre jours suffirent pour réduire le dey à faire amende ho-
norable et à souscrire à toutes les conditions qu'on lui imposa.
Il résulta de là, chez les pirates algériens, un découragement
extraordinaire qui les fil se relâcher un peu de leurs cruautés
envers les esclaves chrétiens . Le bombardement d'Alger en 1816
fut le premier des coups que reçut la puissance musulmane sur
la Méditerranée. Le second lui a été porté, à Navarin, par les
Anglais, les Russes et les Français, et le troisième par ces dex-
niers de nouveau en 1830.
Plus d'un quart de siècle s'est écoulé depuis que les Français
ont envahi le nord de l'Afrique, et cependant en ce court espace
de temps trois dynasties se sont succédé en France. L'expédition
qui devait réduire Alger mita la voile sous Charles X, et les der-
niers jours de ce règne virent la capitulation de la ville. La con-
quête se continua et s'acheva sous Louis-Philippe au point d'em-
brasser toute l'étendue du territoire possédé par les Turcs. Les
résultats en ont été assurés par les généraux de Napoléon III, et la
grande colonie française de l'Afrique septentrionale est aujour-
d'hui paisiblement incorporée à l'empire. Il n'entre pas dans les
limites de notre article de retracer tous les motifs qui poussèrent
le gouvernement de Charles X à organiser l'expédition d'Afrique.
M. Deval, le consul de France, avait été frappé au visage d'un
coup d'éventail par le dey. Alger avait en outre accueilli à coups
de canon le vaisseau la Provence. C'était assez d'un de ces af-
fronts. Peut-être le ministre Polignac pensait-il qu'un coup d'Etat
L ALGKUir..
27
passerait plus facilement à Tombre d'un succès militaire. « Les
Français, disait-on, oublient facilement la liberté en présence de
la ''loire '.» Non-seulement on résolut de bombarder Alger, comme
avaient fait Duquesne et lord Exmouth, mais encore den faire
la conquête. Quelques esprits songeaient à renouveler au prolit
des Bourbons le prestige de Bonaparte et de rexpédilion dE-
gypte. Dautres voyaient avec un certain orgueil la France
prendre en main la cause de la civilisation, de lEurope et de
la chrétienté. Des hommes plus pratiques songeaient à faire de
la colonisation et à rivaliser avec l'Angleterre. Au milieu de cette
surexcitation à la fois politique et romanesque, la grande ex-
pédition, sous le commandement de l'amiral Duperré^, partit de
Toulon à la fin de mai. Le 13 juin, elle arriva en face dWlger ; le
14, un débarquement fut opéré à Sidi-Ferruch, à quelques milles
à l'ouest. Les trois divisions Berthezène, Loverdo et d'Escar
comptaient trente-sept mille hommes, sous les ordres du maréchal
Bourmont. Après dix jours de rudes combats, cette armée était
parvenue sur la hauteur qui s'élève au-dessus de la ville et do-
mine la plaine de la Metidja. Dans la nuit du 29, on commença la
première parallèle à deux cent cinquante mètres de distance du
fort de l'Empereur, ainsi appelé parce qu'il avait été construit à
l'endroit où l'empereur Charles-Quint avait campé avant sa dés-
astreuse retraite. Le feu fut ouvert au point du jour, le 4 juillet.
Le bombardement ne dura pas longtemps. A dix heures, les
Turcs, réduits au désespoir, faisaient sauter le fort ; et le len-
demain, 5 juillet, le roi de France régnait à Alger. A la fin du
mois, il avait cessé de régner à Paris.
Si nous suivons l'histoire de l'Algérie pendant les années qui
ont succédé à l'occupation de la ville par les Français, nous
voyons une longue série de succès militaires importants, sérieu-
1 Lacfetelle, fiistoire de la Restauration.
-Voici quelle était la composition de la flotte : 11 vaisseaux de ligne, 24 frégates,
7 corvettes, 26 bricks, 1 canonni'ere-brick, 7 corvettes de cliarge, 7 gabarrcs,
8 bombardes, 7 bateaux à vapeur, 2 goélettes, l transport, 1 balancelle, 557 trans-
ports du commerce, non compris les navires affrétés par M. Selliére, raunilionnaire
général de l'expédition, 1 14 bateaux catalans de l'Ile, bœufs et génois, 55 chalands
pour le débarquement des troupes et de l'artillerie, 50 bateaux plats; — total gé-
néral, 675 bâtiments. — L'armée, de son côté, comptait 57.551 hommes, 4,008 che-
vaux j l'artillerie se composait de 82 pièces de gros calibre et 9 mortiers. 0. S.
28 REVUE BRITANNIQUE,
sèment entravés, toutefois, par l'hésitation qui dictait les conseils
et par Tincertitude de la politique de la métropole. La révolution
qui éclata à Paris et le siège d'Anvers refoulèrent dans l'ombre
les intérêts d'Alger. Le gouvernement de Juillet se trouva em-
barrassé du legs que lui laissait là le gouvernement de la Restau-
ration. Cependant le sentiment national le força de l'accepter, et
le premier succès de l'expédition d'Alger fut promptement suivi
d'autres triomphes. Le maréchal Bourmont, dont on n'avait pas
probablement oublié le passage dans le camp des alliés la veille
de la bataille de Waterloo, fut remplacé par le maréchal Clause!,
autre vieux soldat de l'empire, dont la noble conduite à Salaman-
que, après le désastre de Marmont, est bien connu de tous ceux
qui ont étudié les guerres de la Péninsule. Bourmont n'avait
poussé que jusqu'à Blidah ses reconnaissances à l'intérieur.
Clause! saccagea Blidah, en massacra les habitants, pénétra dans
l'Atlas jusqu'au col de Mouzaïa, et établit un nouveau bey àMé-
déah, capitale de la province turque de Titteri. Ce fut la première
expédition des zouaves, corps militaire formé par le maréchal
Clausel, et qui, dans son organisation primitive, se composait en
partie de soldats arabes indigènes, en partie d'enfants de Paris
et autres aventuriers européens intrépides. Certes on ne saurait
signaler une plus curieuse rencontre de l'Orient et de l'Occident
que celle qui avait lieu sur ce point du territoire où les sombres
fils de l'Afrique, portant le turban et poussant le cri de guerre
des Bédouins, et les volontaires de la Charte, entonnant la Mar-
seillaise et portant encore leurs fameuses blouses, se pressaient
en colonnes serrées à travers les gorges de l'Atlas, sous le com-
mandement d'un général qui avait fait la guerre d'Espagne. Des
mesures plus vigoureuses furent alors adoptées par la France
pour s'assurer la possession du pays au sud d'Alger. Vers la
même époque, Oran, situé à l'ouest, fut occupé, et quoique d'a-
bord on le cédât à Tunis, en vue de former un contre-poids à la
puissance du Maroc, on jugea pour le moment nécessaire d'y
mettre une garnison française. A l'est, Bone avait été prise en
même temps qu'Alger, mais on ne pouvait guère la regarder
comme un renfort pour les Français, à moins d'en faij'e la base
d'une expédition contre Constantinc. Telle était sans doute aussi
l'intention du général Clausel ; mais, au moment décisif, cet offi-
l' ALGÉRIE. 29
cier général fut remplacé par le général Berthezcne, et avec celui-
ci la politique changea. On dit que Clausel appelait Alger un
paradis, tandis que Berthezène en parlait comme d'un enfer
dont on ne pouvait se débarrasser trop tôt. Pendant quelque
temps, il semble qu'on n'ait rien voulu tenter au delà d'un
établissement colonial limité au voisinage seul d'Alger. Les
vues du gouvernement français étaient incertaines et trahis-
saient une grande hésitation. Lorsque Campbell visita Alger en
1836, la conservation de la colonie y semblait encore à Tétat de
problème, et, à son retour à Paris, il eut à ce sujet, avec le roi
Louis-Philippe, une conversation d'après laquelle il s'aperçut
que ce problème attendait encore sa solution. Néanmoins la puis-
sance française faisait des progrès. Combattre était chose indis-
pensable, et les combats avaient pour résultats ordinaires des
victoires. A Paris, on prit un parti décisif et les ordonnances du
23 juillet 1834 firent formellement mention des «possessions
françaises au nord de l'Afrique. » Sur ces entrefaites, le célèbre
personnage dont le nom devait désormais se rattacher indissolu-
blement à l'histoire de l'Algérie commençait à faire sentir son
influence dans toute la région située au sud d'Oran. D'abord, on
crut prudent et sur de conclure des traités avec Abd-el-Kader et
il sembla pendant quelque temps que des concessions récipro-
ques assureraient ce qu'on pouvait désirer de part et d'autre.
Mais le chef prophète était trop cauteleux pour se regarder
comme lié par ces pactes et trop fanatique pour se trouver satis-
fait d'un compromis entre le croissant et la croix. Ses mouve-
ments sur les bords duChélif devinrent, à cette époque, si in-
quiétants qu'on se détermina à renvoyer en Algérie le maréchal
Clausel et avec lui le duc d'Orléans. A Paris, les opinions étaient
encore partagées sur la marche à suivre. On peut regarder ce
mot prêté à M. de Broglie : « Alger n'est qu'une loge à l'Opéra, »
comme une preuve que beaucoup de gens eussent volontiers vu
abandonner l'entreprise. A vrai dire, il était évident que la France
avait fait trop ou trop peu. Une armée de dix mille hommes ne
suffisait pas pour assurer la conquête de f Algérie ; mais elle était
beaucoup troj) considérable pour que les Maures et les Arabes
restassent tranquilles. Parmi les partisans dune continuation
énergiquede la guerre, les plus actifs étaientM. Thiers, ministre
30 REVUE BRITANNIQUE
en 1836, lequel voyait que l'Afrique pouvait devenir une pé-
pinière de soldats dignes de l'Empire, et Clause! lui-même, qui
insistait dans les termes les plus pressants pour qu'on se décidât
à une expédition contre Constantine, expédition indispensable
pour frapper un grand coup dans l'est de l'Algérie. Avec le chan-
gement de ministère, alors que M. Mole succéda à M. Thiers, l'en-
thousiasme parut sètre quelque peu affaibli. Mais l'expédition
n'en fut pas moins décidée, etl'on mit trente mille hommes sous
les ordres du maréchal Clausel, qui était accompagné par le se-
cond fils du roi, le duc de Nemours. C'est dans cette expédition
que Changarnier, qui coaimandait l'arrière-garde, dit à son ba-
taillon : « En avant! camarades; ils sont six mille, nous sommes
trois cents. Vous voyez bien que nous sommes égaux! » On ne
saurait révoquer en doute 1" intrépidité qui présida à toute la
campagne. Celle-ci néanmoins échoua complètement. L'armée
française éprouva un très-grave échec qui porta à son comble
l'exaltation belliqueuse de la nation . On prononça sur Constantine
l'anathème prononcé par Rome sur Carthage : Deletnla est !
Constantine allait devenir le théâtre de la victoire la plus écla-
tante que les armes françaises eussent remportée depuis la con-
quête de l'Algérie. Le général Damrémont fut mis à la tête du
nouveau corps expéditionnaire, et la première division était com-
mandée parle duc de Nemours. Les équipages de siège furent dé-
barqués à Bone. La marche fut pénible; mais, en temps conve-
nable, l'armée prit position sur les plateaux qui fournissent d'un
côté — et d'un côté seulement — le moyen d'ouvrir le feu sur
la ville. Les défis les plus fiers accueillirent les assiégeants. Les
étendards musulmans flottaient sur les retranchements et l'air
retentissait de cris discordants et de vociférations poussées par
les femmes. A l'officier qui vint leur proposer des termes de ca-
pitulation, les assiégés firent cette orgueilleuse réponse: « Si
vous avez besoin de poudre nous vous en donnerons, si vous
avez besoin de biscuit nous partagerons le nôtre avec vous. » Un
des premiers événements du siège fut un désastre pour les Fran-
çais. Contre l'avis de son état-major, le commandant en chef, se
tenant imprudemment à découvert, à portée des canons de l'en-
nemi, fut frappé par un boulet et mourut presque immédiate-
ment. Le général Vallée, qui comptait de nombreux et signalés
« L ALGERIE. 31
services dans les guerres de l'empire, prit le commandement, et,
après une lutte acharnée, tnena le siège à bonne fin.
Coustantine fut prise le vendredi 13 octobre 1837. Une vieille
prophétie maure avait prédit que la ville serait prise un vendredi.
C'en était réellement fait désormais de la domination mahomé-
tane sur cette côte. Bien qu'il restât beaucoup à faire contre les
Arabes et les Kabyles, le dernier boulevard des Turcs était tombé.
Après plusieurs jours de suspens et d'inquiétude, la nouvelle fut
apportée à Paris, par le télégraphe, le 23 octobre. Elle fut reçue
avec une satisfaction extrême. Le ministère du moment fut af-
fermi par le succès, de même qu'un ministère précédent lavait
été par la prise d'Anvers. « Il faut garder Constantine, » fut le
langage tenu immédiatement par le gouvernement. Les doctri-
naires eux-mêmes acceptèrent dès lors la politique qui tendait à
continuer et à achever la conquête de l'Algérie. C'est avec jus-
tesse qu'un économiste français disait ; « La prise de Constan-
tine nous a rendus conquérants ; jusque-là nous ne dominions
que de la mer. »
L'histoire des dix années qui suivent (1837-1847) n'enregistre
que des progrès continuels. Elle peut se partager en deux pé-
riodes presque égales, celle du gouvernement du maréchal
Vallée et celle du gouvernement du maréchal Bugeaud.
La même année que Constantine fut prise, Bugeaud, qili alors
occupait un commandement à l'autre extrémité de l'Algérie, fit
avec Abd-el-Kader un traité qui fut sévèrement censuré en cer-
tains lieux. Il n'est guère possible toutefois de croire à un man-
que d'énergie de la part du général français, s'il faut ajouter foi
à l'anecdote qui le représente saisissant par la main l'émir,
qui osait rester assis en sa présence, et le relevant en lui di-
sant rudement : « Mais levez-vous donc ! » Les conditions du
traité même imposaient à l'émir des restrictions très -nom-
breuses. Sous l'administration du maréchal Vallée, les autres
parties de l'Algérie étaient le théâtre d'une grande activité. Bu-
geaud devint gouverneur en 1841 et la guerre se poursuivit avec
une vigueur qui ne se ralentit pas. Abd-el-Kader chercha un re-
fuge au Maroc et mit une nouvelle puissance en antagonisme
avec la France. Il s'ensuivit la bataille d'Isly, sur la frontière,
et le bombardement de Mogador le même jour (14 août 1844),
32 REVUE BRITANNIQUE.
par le prince de Joinville en croisière sur la côte. Dans toute
cette période, nous rencontrons à chaque pas ces généraux dont
l'expérience et l'énergie ont rendu tant de services dans les
rues de Paris en février et en juin 1848. Bedeau commandait
dans l'est, Cavaignac dans l'ouest. L'activité de Changarnier et
de Lamoricière était infatigable. Un nouveau groupe de géné-
raux se mit bientôt en évidence. Les lettres récemment publiées
du maréchal Saint-Arnaud nous donnent un tableau animé des
trois dernières années de l'administration de Bugeaud, et les
noms que nous y trouvons sont ceux de Bosquet, de Canrobert et
de Pélissier ^ Isolé en quelque sorte de ce groupe, nous voyons
aussi Baraguay d'Hilliers ; mais ses travaux en Afrique mar-
chaient de front avec ceux de ses camarades, comme depuis en
Europe. La suite de l'histoire de l'Algérie nous éloigne peu à peu
de ceux qui étaient destinés à jouer un grand rôle en 1848, et
ceux qui étaient appelés à jouer le leur en 1851 commencent à
prendre place, les Numides contre les Africains, pour nous servir
d'un bon mot du coup d'Etat.
Il est impossible de ne pas lire avec le plus profond intérêt ce
que Saint-Arnaud (qui, en 1845, n'était que colonel) dit des of-
iiciers qui devaient être ses compagnons d'armes et ses succes-
seurs dans la campagne de Crimée. En première ligne, vient Pé-
lissier, aux terribles mesures duquel il coopéra pour l'extirpation
des Arabes du Dahra, mesures devenues à jamais fameuses.
Au bivouac de Sidi-Yacoub, 27 juin 1845.
« Le colonel Pélissier et moi, nous avions reçu l'ordre de faire
la conquête du Dahra et le Dahra est conquis. Les journaux vous
donneront les tristes détails des extrémités auxquelles Pélissier
a été obligé d'avoir recours pour soumettre les Ouled-Riah, qui
s'étaient réfugiés dans leurs grottes. Si j'avais été à sa place, j'en
eusse fait autant.. . Si l'on dit que j'ai marché l'épée, la hache et
la torche à la main, ({ue dira-t-on de Pélissier, brave et excellent
officier, mais d'une rude écorce? »
Dans le mois suivant (10 juillet), il ajoute : « Il me faut dé-
truire les Sbéhas et les assiéger dans leurs grottes, comme Pé-
lissier. »
1 Nous avons rendu compte de celle correspondance intéressante qui rôvéla dans
leniaréclial Saint-Arnaud des sentimenls qu'on ne lui supposai! pas. (^V. du Direct.)
L ALGÉRIE. 33
Et le 26 juillet : « Eh bien 1 frère, que dis-tu de notre presse
française?.... J'aurais fait et je forai ce qu"a fait Pélissier. Dans
huit jours je me trouverai peut-être dans une position identique,
et, si j'assiège les cavernes des Sbéhas, j'agirai en soldat et je
ferai subir à l'ennemi les plus grandes pertes possible pour évi-
ter moi-même d'être perdu. »
Nous laissons ces passages parler d'eux-mêmes, nous ne vou-
lons insister ni sur les cruautés générales de cette longue guerre
d'Algérie, ni sur la conduite particulière de ces deux soldats
sans scrupule'. — Ce que Saint-Arnaud dit de Canrobert est
plus agréable à lire. Celui-ci, dans un voyage qu'il fit à Paris,
en 1846, avait promis d'aller voir le fils de Saint-Arnaud à l'école,
et, dans une lettre d'introduction adressée à l'oncle du jeune
homme, et dont Canrobert était porteur, voici la description^que
Saint-Arnaud fait de son camarade : « C'est un des ofticiers de
l'armée d'Afrique que j'aime et estime le plus ; c'est une vieille
amitié de dix ans, qui date de la brèche de Constantine. »
1 Puisque nous avons textuellemenl conservé ici lesexpressions'de Técrivain an-
glais, il nous sera bien permis de faire remarquer que les cruautés gratuites des
Anglais dans l'Inde font un singulier contraste avec cette humeur de sensitive,
dont on fait si grand étalage de l'autre côté de la Manclie, quand il sagit de jeter
une ombre sur l'honneur français. A côté de l'attendrissement de la Quarlerly Re-
view pour les Arabes d'Algérie, écoutons comment M. Alf. Nettement, un écrivain
dont on ne suspectera jamais les sentiments chrétiens, s'exprime sur le l'ait reproché
au colonel (aujourd'hui maréchal) Pélissier. « On se souvient, dit M. Nettement de
l'impression que produisit en France la nouvelle de ce fait de guerre. L'histoire
qui juge à distance, d'après la raison et non d'après les impressions, doit restituer
à ce fait son véritable caractère. Le colonel Pélissier avait deux genres de responsa-
bilité : responsabilité envers son général en chef, car, dans la guerre d'Algérie
les opérations des colonnes étaient combinées, et le ralentissement de la marche
d'une colonne pouvait compromettre toute une e.xpédition; responsabilité envers les
troupes qui lui étaient confiées : or, il y aurait eu compromission pour ces troupes
à laisser derrière elles des ennemis énergiques et exaltés jusqu'au fanatisme. Il ne
pouvait donc ni s'arrêter et attendre, ni laisser derrière lui les Ouled-Riah. Enfin
il ne pouvait les attaquer avec les moyens ordinaires, car il exposait ses troupes »
une catasli'ophe imminente, en les lançant dans des grottes dont elles ne connais-
saient ni les détours, ni les issues. D'après la loi terrible qui régit celte terrible
chose qu'on appelle la guerre, ou a le droit de faire ii l'ennemi le mal nécessaire.
Le fait des grottes des Ouled-Riah fut l'application de cette loi. Le colonel Pélissier,
après avoir sommé les Ouled-Riah, qui prolongeaient, au delà des limites posées par
les lois de la guerre, une résistance inutile et funeste aux siens, employa le .-eul
moyen qui pût vaincre celte résistance. Il renouvela encore inutilement la somma-
tion pendant que ses ordres étaient en voie d'exécution. Les Ouled-Riah, au lieu de
se rendre, ouvrirent une issue à la fumée, en pratiquant une ouverture dans la
8« SÉRIE. —TOME V. 3
34 REVUE BRITANNIQUE.
A propos du troisième général qui s'est illustré dans la cam-
pagne de Crimée, il dit :
« Bosquet, que vous ne connaissez pas, est fort connu et fort
apprécié en Afrique; c'est un homme de mérite, d'esprit et de
sens, qui a commencé sa carrière lorsqu'il était capitaine d'ar-
tillerie, comme officier d'ordonnance du général Lamoricière,
et qui, poussé par lui et par les services qu'il a rendus dans les
bureaux arabes, a monté rapidement au grade de colonel. »
Dans ses souvenirs de la guerre d'Afrique, M. de Castellane
trace un portrait frappant de Bosquet :
« Le colonel Bosquet est un de ces hommes qu'on rencontre
rarement. Avec une volonté de fer, un sens droit, un jugement
sain, égal à l'ampleur de son esprit et à la vivacité de son intel-
ligence, il avait réussi dans toutes les entreprises qu'on lui a
confiées. Tout le monde l'estimait, mais son caractère bienveil-
lant lui gagnait aussi l'affection de tous ceux qui l'approchaient.
C'était évidemment un homme fait pour les grands commande-
ments, évidemment un homme capable de sauver d'un grand
danger quand tout est désespéré. Si une grande occasion vient à
se présenter, personne de ceux qui le connaissent ne craint qu'il
fasse jamais défaut à l'occasion ou à lui-même. »
Un des exploits personnels les plus importants de Saint- Arnaud
c'est la poursuite de Bou-Maza, chef arabe qui ne le cédait qu'à
Abd-el-Kader pour l'activité et les ressources. Mais il est plus
intéressant de parcourir quelques-uns de ces passages qui révè-
lent l'ambition de l'écrivain, et ses curieuses prévisions de la
carrière dans laquelle il a été plus tard appelé.
« Je m'aperçois avec plaisir que dans les circonstances les
plus difficiles je conserve un calme et un sang-froid que je n'a-
grotte et amenèrent ainsi )a catastrophe. Le courant d'air qui s établit poussa l'in-
cendie dans les grolles, et ceux qui y avaient cherché un refuge y périrent con-
sumés. L'humanité en gémit, mais comme elle gémit de la guerre et de tous les
malheurs qu'elle entraîne à sa suile. Le colonel Pélissier se trouva dans une circon-
stance exceptionnelle, et il agit sous le coup d'une impérieuse nécessité; toute sa
carrière militaire, remarquable par la prévoyance dans le commandement et une
politique éclairée vis-à-vis des Arabes, sert île commentaire à cet acte unique.
C est pour cela que nous n'avons pas hésité à dire plus bas que les hommes de pre-
mier plan tirent la guerre en Algérie avec l'humanité qu'elle comporte. » {Histûire
(le la ronriudle d'Alger, par M. Alfred Neliemenl.) 0. S.
l'algérie. 35
vais pas autrefois. Je sens que je commande; je me trouve chez
moi et recueilli, et tout va bien. Qui sait ce que tout cela pour-
rait devenir sur une plus vaste échelle et dans une sphère plus
étendue? »>
Ce qui suit est une étrange prophétie :
« Les affaires prennent un caractère menaçant en Turquie.
Je m'en réjouis. Que je serais heureux de porter un coup à la
Russie, conjointement avec r Angleterre ! »
En 1847, Bou-Maza se rendit à Saint-Arnaud, mais cette an-
née fut encore remarquable sous dautres rapports. Ce fut dans
le printemps de 1847 que s'exécuta la fameuse expédition de la
grande Kabylie, sous les ordres du maréchal Bugeaud, expédi-
tion dont un Anglais, qui y assista, M. Borrer, a fait un récit
fort animé. Deux colonnes se rendirent à Bougie en traver-
sant en même temps le pays ennemi. L'une, sous le comman-
dement du maréchal lui-même , était partie d'Alger et avait
passé par la Metidja ; l'autre, commandée par le général Bedeau,
était partie de Sétif. Cette expédition eut pour résultat la sou-
mission de cinquante-cinq tribus, pouvant mettre en campagne
un contingent de trente-trois mille hommes. Si, au commence-
ment de l'année, les armes françaises remportaient ainsi des vic-
toires signalées dans l'est, elles obtinrent vers la fin des succès
encore plus remarquables dans l'ouest. Le 23 décembre, le duc
d'Aumale (qui avait remplacé Bugeaud comme gouverneur gé-
néral) débarqua sur un point de TAIgérie, proche de la frontière
du Maroc. Tout justement, deux jours auparavant, Abd-el-Kader
avait proposé à Lamoricière d'entrer en conférence. Vingt-qua-
tre heures se passèrent à échanger des messages. Ensuite l'émir
fut reçu avec les honneurs militaires au marabout de Sidi-
Brahim et fut conduit au duc d'Aumale qui, presque au mo-
ment de son débarquement, se trouva triompher du moderne
Jugurtha. Le chef déposa ses sandales sur le seuil, attendit un si-
gnal du jeune prince pour s'asseoir, garda un instant le silence,
puis dit en arabe : « J'aurais volontiers fait plus tôt ce que j'ai fait
aujourd'hui. J'attendais l'heure marquée par Dieu. Je demande
l'aman du roi de France pour ma famille et pour moi. » La jour-
née du 24 fut consacrée à l'arrangement des affaires person-
nelles d'Abd-el-Kader, et le jour de Noël l'émir fit voile pour Ton-
36 REVUE BRITANNIQUE.
Ion, avec sa mère, ses femmes et ses enfants *. La violation des
1 Voici en quels termes M. Alfred Nelteraent raconte ce mémorable épisode de nos
guerres d'Afrique, —a Apres la négociation engagée par Abd-el-Kader avec le géné-
ral Lamoriciëre, l'émir tardait à se montrer. Le général français^ croyant à une nou-
velle ruse, avait ordonné au colonel de Monlauban de partir avec toute la cavalerie
et de chercher à retrouver les traces du chef arabe. Le colonel arriva, sans le ren-
contrer, jusqu'à la deira. encombrée de blessés et déjà attaquée par les Kabyles de
notre territoire qui voulaient la piller. Il la prit sous sa protection, lui laissa ses
chirurgiens et fit avertir le général Lamoriciere, qui prescrivit au colonel Mac-
Mahon de se porter, avec une colonne d'infanterie, à la défense de la deira, et au
colonel de Montauban de se remettre en marche pour continuer sa recherche. Notre
cavalerie arrivait à la hauteur du marabout de Sidi-Brahim, douloureusement cé-
lèbre par la catastropiie du colonel Montagnac, lorsqu'on vit se diriger vers nous
quelques cavaliers qui, en signe de paix, agitaient les pans de leurs burnous. C'était
l'avant-garde des cinquante ou soixante cavaliers qui restaient à l'émir. Bientôt pa-
rut Abd-el-Kader lui-même. Il était accompagné de Mustapha- ben-Tami, de Kad-
dour-ben-Hallal et de quelques autres de ses vaillants chefs, fidèles jusqu'à la fin
à leur émir. Le lieutenant des spahis Bou-Khouia ne l'avait pas quitté depuis qu'il
lui avait remis l'aman. Sa famille était à quelques pas en arriére, sous la protec-
tion d'un détachement de spahis. Abd-el-Kader demanda à faire sa prière au ma-
rabout de Sidi-Brahim, après quoi il fut conduit au général Lamoricière, qui lac-
ciieillit avec le respect dû à la gloire et au malheur. Le jour même, on le mena à
Nemours. Le duc d'Aumale, prévoyant l'événement qui allait s'accomplir, venait
d'y débarquer, après avoir quitté, malgré une violente tempête, Oran, où il s'était
établi pour surveiller de plus près le dernier acte de ce drame. Une première en-
trevue eut lieu immédiatement. L'émir était ému, troublé ; son visage était pâle, ses
traits contractés. Ce n'était pas son malheur seul qui pesait sur lui; il le portait
dignement : c'était le souvenir du massacre de nos prisonniers, une de ces journées
néfastes qu'on voudrait, quand vient la réflexion, effacer de sa vie avec son propre
sang. Il salua le duc d'Aumale avec toutes les formes qui, chez les Arabes, expri-
ment le respect. Les premières paroles qui sortirent de sa bouche furent celles-ci :
« Il y a longtemps que tu devais désirer ce qui s'accomplit aujourd'hui ; tout
« arrive selon la volonté de Dieu. » Belles paroles qui expriment le juste sentiment
que le captif avait de sa valeur, et sa soumission aux décrets de la l'rovidence, der-
nière dignité de la grandeur déchue. Il ajouta quelques mots pour recommandera
la générosité du prince les braves soldats fidèles jusqu'au bout à son infortune, et,
alléguant son extrême fatigue, il demanda à se retirer. Le lendemain, l'entrevue
officielle eut lieu. Le duc d".\umale reçut avec une noble courtoisie, au pied du per-
ron de la maison du commandant, l'émir vaincu et malheureux. L'émir s'y était
rendu, monté sur une belle jument noire ; il l'offrit au duc d'Aumale, en lui di.sant :
< Je t'offre la seule chose que je possède et que j'estime en ce moment. » Le duc
d'Aumale répondit : ''( Je l'accepte comme un gage de ta soumission à la France et
« de la paix de l'Algérie. » Abd-el-Kader rappela alors les promesses qui lui avaient
été faites par le général !jamoricière,et le prince les ratifia. « Je ratifiai, écril-il dans
0 son rapport, la parole donnée par le général Lamoricière, et j'ai le ferme espoir
'c que le gouvernement lui donnera sa sanclion. » On se sépara ensuite, et Abd-t-l-
Kader retourna à pied vers sa tente. Le même jour, il s'embarquait pour Oran, et
de là il partait pour Marseille. Ainsi fiuis.=;ait la derniire phase de la conquête de
l'Algérie. » {flisloire fie la rnnqufle d'Alper, par Alf. Nettement.) 0. S.
l'algérie. 37
promesses faites au chef arabe a été, à tort ou à raison, repro-
ché plus tard au gouvernement de la famille d'Orléans.
C'est surtout à l'Algérie que se rattachent d'une manière ro-
manesque les circonstances extraordinaires au milieu desquelles
s'ouvrit l'année 1848 en France. Le premier jour de l'année, la
nouvelle de la prise d'Abd-el-Kader se répandit sur les boule-
vards. Elle fut accueillie par des réjouissances publiques, et
l'on n'eut pas assez d'éloges pour le jeune gouverneur général.
A cette époque, il y avait probablement peu de personnes en
France qui ne vissent, dans cet événement, une nouvelle preuve
de lalTermissement du trône de Louis-Philippe. Beaucoup de
gens avaient eu une pensée semblable pour le trône de Charles X,
en 1830, à l'occasion de la prise d'Alger. L'histoire s'est chargée
de donner un démenti aux prophètes de 1848, comme à ceux
de 1830.
Les commotions qui agitèrent Paris ne produisirent sans
doute aucun effet important dans la condition de l'Algérie ; mais
1 éducation militaire de l'Afrique française exerça une influence
immense sur le sort de Paris. En effet, c'est réellement sur les
places de Paris et sur les barricades que se continue l'histoire
d'Alger pendant l'année 1848. Il nous suffira, pour nous faire
comprendre, de rappeler les noms de Bedeau, de Duvivier, de
Négrier, de Lamoricière, de Changarnier, de Cavaignac '. Il n'est
pas possible d'éliminer le récit des guerres de l'Algérie des chan-
gements les plus surprenants qu'a subis la moderne Europe ;
et c'est précisément ce qui donne aux conquêtes françaises en
Afrique leur plus vif intérêt.
La chute d'une dynastie en France ne compromit en rien la
puissance des Français en Algérie. Les résultats obtenus l'an-
née précédente (1847) restèrent acquis et stables. La Kabyhe se
tint tranquille et Abd-el-Rader demeura en captivité. La capi-
tulation de l'émir avait été le dernier coup porté à la nationalité
arabe, comme la prise de Constantine avait effacé le dernier ves-
tige de la domination des Turcs. Il n'y avait pas de raison pour
qu'Alger ne suivît le sillage de Paris, à mesure que cette capi-
tale se dirigeait vers son ancrage impérial actuel. iS'apoléon III
' Le maréchal Vaillant, ministre actuel de la guerre^ doit figurer aussi dans cette
pléiade glorieuse. ( Note du Directeur.)
38 REVUE BRITANNIQUE.
a récolté où les autres avaient semé. Aucun grand événement
n'est survenu pendant le court espace de temps que le nouveau
régime a mis à s'affermir. En 1849, ont eu lieu quelques mou-
vements militaires secondaires, notamment l'assaut de Zaatcha,
forteresse sur la limite du Sahara oriental. C'est à ce siège que
Canrobert dit aux zouaves qu'il commandait ; « Il faut, quoi
qu'il arrive, que nous franchissions ces murailles ; et si la re-
traite sonne, soyez sûrs, zouaves, qu'elle ne sonne pas pour
vous. » La même année, au milieu de l'été, le maréchal Bu-
geaud, le rude vainqueur des Kabyles, « le père Bugeaud, »
comme rappelaient les soldats, mourut à Paris du choléra. Les
journaux de 1850 ne nous apprennent, en fait de nouvelles
importantes, que l'arrivée à Alger de quinze cents cavaliers ara-
bes pour prendre part aux premières courses de chevaux et à
une grande fantasia nationale. En 1851, eut lieu, sous le com-
mandement de Saint-Arnaud, alors gouverneur de la province
de Constantine, une nouvelle campagne enRabylie, oii se firent
remarquer Bosquet et quelques autres officiers devenus cé-
lèbres. L'année 1852 a été signalée par des hostilités sur la
frontière du Maroc, mais plus spécialement par la prise, par
Pélissier, de Laghouat, position située à l'extrémité sud, deux fois
aussi éloignée de Boghar que Boghar l'est d'Alger, et destinée,
selon toute apparence, à devenir le centre du commerce avec
les oasis du Sahara.
Les fameux événements de décembre 1851 relient encore
Paris et Alger l'un à Tautre par des liens indissolubles. D'un
côté, Saint-Arnaud, rappelé tout exprès de Constantine à Paris et
appuyé de Canrobert et de quelques autres ; de l'autre, Changar-
nier. Bedeau, Lamoricière, Leflô, Cavaignac. Bosquet et PéHs-
sier étaient en Afrique. Le résultat de ces événements, c'est que,
depuis la fin de Tannée 1851, le premier groupe des généraux
de l'Algérie, les Africains, ont dû quitter le sol de la patrie, tan-
dis que le second groupe, les Xurnides, sont devenus les chefs
prééminents dans la guerre contre la Russie. Quant à Alger
même, comme la France, elle court au progrès industriel et
commercial. Grâce à la récente expédition du maréchal Randon,
la pacification de la Kabylie est aujourd'hui complète, et les der-
nières nouvelles n'ont plus trait qu'à des forages de puits arté-
L ALGÉRIE. 39
siens, à l'ouTerture de marchés pour les tribus indigènes et à
rexportation des céréales et des autres produits, à des construc-
tions de routes et de chemins de fer, etc., etc.
C'est avec plaisir que nous nous détournons des horreurs do
la guerre, pour dire, en terminant, quelques mots des produits
naturels et de l'état social de la grande colonie française de l'A-
frique du nord.
Pour avoir une idée complète de la production algérienne, il
faut se reporter à l'admirable trophée algérien qui figurait à
l'exposition universelle de Paris en 1855, au centre des bâti-
ments de l'annexe, avec les fruits et les épis de mais, et tous les
produits végétaux, animaux et minéraux de la jeune colonie.
On ne saurait citer dans l'histoire de cette exposition un fait plus
curieux que la visite qu'y a faite Abd-el-Kader lui-même. L'O-
rient et l'Occident n'ont jamais eu une rencontre plus mémora-
ble. Aucune scène ne pouvait nous fournir un dénoûment plus
heureux à l'esquisse que nous avons essayé de tracer des di-
verses phases de la fortune par lesquelles Alger a passé. L'émir,
en cette occasion, portait sur le spectacle qui l'entourait des re-
gards à la fois tristes et dignes. « Il avait le simple costume
arabe, et répondait avec une grâce pleine de calme aux saints
des assistants. « — Il serait difficile de se figurer les sentiments
qui devaient agiter le cœur de cet enfant du désert, en présence
des progrès réalisés par l'activité européenne dans la décou-
verte et la mise à profit des ressources de sa patrie, la terre d'A-
frique conquise.
En définitive, les ressources végétales de TAlgérie sont peut-
être ce que cette colonie offre de plus remarquable. Du temps
des Romains, le nord de l'Afrique était tellement renommé pour
ses moissons, qu'on l'appelait proverbialement le grenier de l'I-
taUe. Pline ne tarit pas d'éloges sur sa fertilité. L'Afrique procon-
sulaire était, dit-on, représentée parfois allégoriquement sous la
forme d'une femme ayant un épi de blé dans chaque main et
debout sur un navire chargé de grain. Cet emblème paraît sur le
point de se réaliser au profit de la France. A l'exposition de
1855, on voyait les plus beaux échantillons de froment, d'a-
voine, de seigle, d'orge, de millet, de riz et de mais; et ces
échantillons en pleine maturité étaient exposés à Paris six se-
40 REVUE BRITANNIQUE.
maines avant que la moisson fût faite en France. On y trouvait
aussi des fruits des espèces les plus variées, des pommes, des
poires mûres en juillet, (jes dattes de Laghouat, du fond du Sa-
hara, des oranges dont la beauté rappelait que les anciens
avaient placé les jardins des Hespérides au nord-ouest de l'A-
frique, des bananes, des limons, des citrons, des goayves, des
amandes, des figues, des grenades ; des produits potagers, tels
que des pois, des fèves, des haricots et des ignames. Il y avait là
en grande abondance des échantillons de coton et d'autres fibres
végétales, notamment Viirticanivea, que le manque de chanvre,
pendant la guerre contre la Russie, faisait d'autant plus remar-
quer, et le crm irÂfriqiie produit par le palmier nain et très-
estimépour bourrer coussins et matelas. Nous n'en finirions pas
si nous voulions dresser la liste exacte des produits du sol algé-
rien, tels que les gommes, les résines, la garance, le chumac,
la graine de lin, l'opium, le tabac, les huiles d'olive et les vins,
tant blancs que rouges. Mais, en rendant justice aux ressources
végétales de l'Afrique française, nous devons signaler particu-
lièrement les bois précieux pour l'ébénisterie que fournissent
ses forêts, le cèdre (de dimensions si énormes, qu'on avait ex-
posé une table d'un seul bloc de près de cinq pieds de diamètre),
l'olivier d'un âge presque fabuleux ; le myrte, le houx, le noyer,
le mûrier et surtout le bois de thuya avec ses riches veines bru-
nes sur fond rougeâtre, comparé par sir William Hooker au ci-
Irus de l'ancien monde, dont on faisait des meubles que les
nobles Romains payaient au poids de l'or.
Le règne animal, en Algérie, n'est ni moins riche, ni moins
varié. L'Arabe est essentiellement pasteur ; le mouton des pla-
teaux du Sahara passe pour avoir une grande analogie avec le
mérinos d'Kspagne, et, comme on devait s'y attendre, l'exposi-
tion des laines fournit la preuve que la colonie française rivalise
avec les colonies anglaises de la Nouvelle-Galles du .sud et de
Victoria. L'Afrique du nord paraît être tout aussi favorable que
l(; midi de la France à la culture du ver à soie, et les soies com-
posaient une partie remarquable de la collection de 1855. La
pèche du corail, près de Bone, se fait aujourd'hui avec plus
d'activité encore que du temps des Turcs; et c'est une source
féconde do revenu pour la France. A celte branche du cata-
L ALGERIE.
41
logue commercial , nous pouvons ajouter la cochenille , les
peaux, la cire d'abeilles et le miel. Si nous tournons les yeux sur
les ressources minérales de l'Algérie , telles qu'elles étaient re-
présentées à l'exposition, nous trouvons du fer, du cuivre et du
plomb fortement argentifère. Les actions des mines de Tenez et
de Mouzaia sont, il est vrai, encore basses, mais il reste à savoir
si cela ne dépend pas plus des Compagnies concessionnaires que
des veines exploitées. Quant aux marbres précieux de la colonie,
ils sont inépuisables.
>'ous n'avons pas le loisir de nous appesantir sur l'exposition
des produits coloniaux manufacturés, sur les selles et les har-
nais, sur les armes et les articles d'habillement, sur les médica-
ments et les liqueurs, sur les tapis et la poterie moresques, qui
imprimaient un cachet si curieux et si caractéristique au com-
partiment algérien de l'annexe. Il est évident, d'ailleurs, qu'une
simple collection, même de produits bruts, ne peut que présenter
les choses sous leur aspect le plus favorable. Pour apprécier la
valeur véritable d'une colonie, il faut établir une balance entre
sa productivité et les dépenses nécessaires à son entretien. L'Al-
gérie, nous en sommes convaincu, est appelée à devenir de la
plus haute valeur pour la France, dans le sens littéral et maté-
riel, indépendamment des avantages moraux qu'elle en retire,
cac cette Afrique française est un champ ouvert aux esprits tur-
bulents et dangereux, — une excellente école pour entretenir
une armée courageuse et expérimentée. Saint-Arnaud, en 1844,
exprimait, selon nous, le véritable état des choses, lorsqu'il
disait : « L'avenir de ce pays est immense ; mais l'or qu'il en-
gloutira est incalculable. » La seconde partie de cette prophétie
s'est déjà largement réalisée; et nous croyons la première partie
en voie d'accomplissement. Il y a dix ans, à la question : « Qu'ex-
portez-vous? » on répondait : « Rien que des dattes etdes soldats
blessés? » On importait de France jusqu'au blé nécessaire à la
subsistance des troupes. Quelques années plus tard, il est vrai,
pendant la guerre avec la Russie, Alger envoyait à Kamiesch
d'immenses quantités de grain, et des rapports récents sem-
blent annoncer en ce sens des progrès toujours croissants. Dans
ces dernières années, les entreprises agricoles ont reçu une
grande impulsion. Aux premiers émigrants boutiquiers, auber-
42 REVUE BRITANNIQUE.
gistes et cabaretiers, ont succédé des colons plus industrieux et
plus sédentaires. La population est extrêmement hétérogène.
Toutes les nations de l'Europe y sont représentées, hors la nation
britannique ; à moins cependant de comprendre comme Anglais
les insulaires de Malte. Quelques villages sont aussi allemands
que les villages allemands de la Pensylvanie. Peut-être doit-on
regarder ce mélange comme un avantage lorsque l'on considère
les variétés de sol et de climat comprises dans les limites de la
colonie.
Il s'est répandu un grand nombre d'erreurs au sujet du sol et
du chmatde l'Algérie. Quand les Français débarquèrent dans ce
pays, ils étaient probablement sous l'impression que le sable de
l'intérieur s'avançait presque jusqu'à Sidi-Ferruch. Ils apprirent
bientôt à connaître la Metidja, où (pour nous servir des expres-
sions de Pélissier) on ne pourrait trouver assez de sable pour sau-
poudrer une lettre ; c'est dès lors qu'a commencé à prévaloir l'er-
reur contraire, c'est-à-dire qu'il n'y avait pas de sable du tout en
Algérie. Les traits caractéristiques du Tell et du Sahara sont au-
jourd'hui parfaitement connus et appréciés. La première de ces
contrées est un pays de moissons, habité par les Arabes agricul-
teurs, et, dans ses parties les plus plates, elle est fort riche et très-
uniforme. L'autre contrée est la région des hauts plateaux sur
lesquels les Arabes pasteurs errent avec leurs troupeaux ou quïls
parcourent en caravanes, faisant du commerce d'une oasis à
lautre. Il est vrai que le Sahara est un désert ; mais, comme un
voyageur a pu le dire dernièrement avec raison, ce n'est pas plus
un désert aride et invariable que les hautes terres dEcosse ne sont
une lande continue. Les palmiers autour des puits forment des
îles verdoyantes, souvent si nombreuses, qu'on dirait de vérita-
bles archipels au milieu d'un vaste océan de plaines et de mon-
tagnes. Des terrains, ordinairement stériles, sont fécondés et
transformés en pâturage pendant un certain temps parles pluies
d'un printemps précoce; d'autres restent toujours un aride
désert, sur lequel le simoun règne en maître.
A ces variétés de sol correspondent des variétés de climat.
Dans le Saliara au delà du petit Atlas, les chaleurs de l'été sont
excessives, bien que les hivers soient également très-froids. Les
extrêmes de la température et certaines autres conditions propres
l'algérie. 43
aux plateaux du Tell, lesquels ne sont pas plus élevés au-dessus
du niveau de la mer que les montagnes des Vosges, sont proba-
blement très-favorables à la santé et à Tindustrie des Européens
du Nord.
Le climat du littoral est tempéré, le voisinage de la mer le
rend uniforme, et il ressemble beaucoup plus à celui de Naples
qu'à celui deSierra-Leone. Alger est situé au nord de Malaga, ce
que tout dabord, quand on n'a pas la carte sous les yeux, on est
peu disposé à croire. En outre, tandis que les montagnes sur
lesquelles s'appuie Malaga, sont placées de manière à recevoir en
plein le soleil brûlant du midi, le Sahel, derrière Alger, a son
versant tourné du côté du nord. Déjà, les malades européens
recherclient l'Afrique fran»;aise*. En vue de la santé et pour
d'autres raisons , on doit compter sur une augmentation du
nombre des voyageurs dans cette direction. Depuis deux ou
trois ans, des Itinéraires de r Algérie ont été publiés à Paris.
Espérons qu'avant peu, M. Murray achèvera son circuit de la
Méditerranée, en ajoutant un chapitre relatif à l'Algérie, à son
excellent Handbook for France. Au naturahste, à l'archéologue
et à celui qui étudie l'histoire ecclésiastique, ce pays offre une
mine nouvelle du plus vif intérêt, et Alger n'est pas plus
éloigné de Marseille qu'Edimbourg ne l'est de Londres par mer.
Dès 1842, trois hgnes de paquebots à vapeur faisaient le service
de la poste. Aujourd'hui, il existe des communications presque
journalières entre le midi de la France et quelques points de la
côte algérienne. Un câble sous-marin met actuellement Paris en
correspondance instantanée avec Alger. Les relations entre la
mère patrie et la colonie, ou plutôt entre le pays conquérant et le
pays conquis, se resserrent davantage de jour en jour. Il n'est pas
probable maintenant que l'Algérie se détache jamais de la France
ou devienne la possession d'une autre puissance de l'Europe. Un
roi a été détrôné lorsque la conquête était à peine commencée;
mais l'entreprise n'a pas été arrêtée. Une autre révolution a
1 Les médecins anglais recommandent actuellement à leurs malades le climat
d'Alger, de préférence à celui de Nice et de Madère, et c'est ici le cas de rappeler
le livre que viennent de publier MM. Longman et G% intitulé : Algiers, in 1857,
par le révérend docteur Davies; l'auteur y parle avec reconnaissance des ressources
de toute espèce qu'il a trouvées dans celte ville, oii sa femme était allée chercher
la santé.
44 REVUE BRITANNIQUE.
éclaté au moment où les Arabes venaient d'essuyer leur plus
humiliante défaite ; mais la cause de la France n'a pas bronché
un instant. Quels que soient les changements qui s'opèrent à
Paris, nous croyons Alger à l'abri des commotions politiques, et
tant que le drapeau tricolore sera le symbole non de la guerre et
du carnage, mais de la paix et du progrès réel, l'Angleterre ne
peut faire autrement que d'envisager d'un bon œil la marche de
la France dans l'Afrique du nord. La politique et les moyens de
gouvernement des Anglais aux Indes ou au Cap ne leur permet-
tent pas d'éplucher trop minutieusement tous les moyens aux-
quels la domination française a eu recours pour s'affermir dans
la possession de ce que M. de Montalembert, avec quelque amer-
tume contre la dynastie actuelle, a appelé « le legs magnifique
de la monarchie constitutionnelle, » et il leur siérait mal de faire
un crime à leurs alliés du légitime orgueil avec lequel ils con-
templent désormais « l'avenir de la belle colonie. »
Le gouverneur général de l'Algérie, qui est toujours un soldat,
a un pouvoir presque absolu*. Chaque province sous sa dépen-
dance a son lieutenant-gouverneur militaire. Il y a aussi trois
préfets civils, mais leurs fonctions se bornent aux affaires muni-
cipales, agricoles et commerciales. Le gouverneur général a un
Conseil d'administration, dont font partie l'évêque et le recteur
de l'Académie. Tout le territoire de la colonie est divisé en dis-
tricts ou zones de trois espèces : civile, mixte et arabe. Dans la
première zone, le gouvernement comprend surtout les Euro-
péens, et (sous certains rapports) cette zone ressemble à un
département français ordinaire. Dans la seconde, toutes les fonc-
tions administratives, tant civiles que judiciaires, sont remplies
par des officiers militaires. La troisième est placée sous une loi
strictement martiale. — La tâche la plus difficile et la plus dé-
licate du gouvernement, c'est d'administrer les tribus indigènes.
C'est ce qui donne tant d'importance aux bureaux arabes, que
dirigent des officiers français versés dans la langue et les cou-
1 II est superflu de faire remarquer que le ininislërc actuel de l'Algérie n'était
point organisé à l'époque oii ces papes ont été écriles. Une nouvelle "ère semble
devoir commencer [lour r.MViquc franraise sous Il-s auspices du prince Napoléon, qui
s'est entouré de toutes les intelligences capables de le seconder dans les diverses
branches de son administration. {yotr de la Direction )
l' ALGÉRIE. 45
tûmes arabes. Lamoricière a coopéré activement à leur première
organisation, et c'est dans ces bureaux que Bosquet a commencé
sa glorieuse carrière. La nécessité d'avoir directement affaire
avec les musubnans indigènes a été imposée aux Fcançais par
lexpulsion des Turcs dès la première conquête d'Alger. Certaines
gens ont contesté la sagesse d'une pareille politique. Mais les
Turcs nauraient guère pu être d'utiles auxiliaires. Ils n'étaient
bons, tout au plus, qu'à former une armée d'occupation ; ils
n'avaient jamais songé à la moindre amélioration ; ils n'avaient
eu qu'un soin, c'était d'exercer la piraterie sur mer, et d'extor-
quer des impôts sur terre. Aujourd'hui, c'est à peine si l'on ren-
contre un Turc dans la colonie. Beaucoup se sont retirés à Tunis,
d'autres à Alexandrie. La substitution de l'administration fran-
çaise à l'administration turque dans cette partie des Etats Barba-
resques a eu un effet immédiat et extraordinaire sur la condition
des juifs. On ne saurait trouver deux êtres plus dissemblables
dans leur tournure extérieure que le juif de Tétuan et le juif
d'Alger. Le premier se prosterne, tremble, est pillé sans merci et
se soumet humblement à toute sorte d'insultes ; le second est le
dandy le plus insupportable qui ait jamais porté le turban.
Quant aux autres races qu'on rencontre parmi les trois
millions de sujets algériens de Napoléon III, il nous reste peu
de chose à ajouter à ce que nous avons dit déjà en suivant
les phases successives de la population du nord de l'Afrique.
On voit encore ou on croit voir des traces des Vandales dans
l'œil bleu et le teint clair de quelques-unes des tribus des mon-
tagnes. On pense que les Kabyles représentent les anciens
Berbers. Le point ethnologique de l'intérêt et de l'importance les
plus pratiques consiste dans la distinction, si nettement établie
par le général Daumas, entre l'Arabe et le Kabyle. Indépendam-
ment d'une différence radicale de langage, les deux races diffè-
rent soUs le rapport des mœurs encore plus que sous celui des
caractères physiques. Tandis que l'Arabe est indolent et incon-
stant, le Kabyle est un cultivateur soigneux, un manufacturier
actif; il cultive les fruits et les légumes, il élève des abeilles, il
fabrique de la poudre, des sabres, de la poterie, du drap et
même du savon.
Le plus curieux exemple de l'habileté de main d'œuvre des
46 REVUE BRITANNIQUE.
Kabyles, c'est leur adresse à faire de la fausse monnaie, indus-
trie répandue, avantroccupationfrançaise, à une grande distance
dans les montagnes, et d'où il résultait un grave désordre dans
la circulation monétaire des divers pays. On pourrait citer une
infinité de détails amusants à l'appui du contraste qui existe
entre les deux races. Le Kabyle habite dans une demeure fixe;
TArabeestcavalieret nomade. Le Kabyle est républicain ; l'Arabe
a des institutions féodales. Le Kabyle s'enorgueillit de la pro-
preté et de l'éclat de son fusil ; l'Arabe dit qu'un chien noir mord
aussi bien qu'un chien blanc. Le Kabyle est moins complimen-
teur que l'Arabe, il dit moins de mensonges, et, dans la guerre,
c'est un ennemi plus franc.
Quel que soit l'état d'agitation ou de tranquillité du reste de
l'Algérie, il n'est pas douteux que les Kabyles ne causent encore
quelque tracas aux Français , et n'exigent le maintien d'une
armée considérable. En 1846, le maréchal Bugeaud avait sous
son commandement plus de cent mille hommes, et, depuis cette
époque, le nombre des troupes dans la colonie a rarement été
moindre de quatre-vingt mille. L'Algérie n'a pas seulement servi
successivement d'école à presque toutes les armes de l'armée
française ; mais elle a été l'origine de nouveaux corps d'une très-
grande valeur militaire : les zouaves entre autres. Pendant quel-
que temps, le recrutement des zouaves s'est opéré lentement,
et des difficultés sont nées du mélange des Européens et des
raahométans. En 1833, les deux bataillons qui tout d'abord
constituaient ce nouveau corps furent fondus en un seul. Vers
cette époque, Lamoricière fut mis à leur tête, et, en 1835, les
deux bataillons furent reconstitués. En 1841, leur nombre fut
porté à trois par le maréchal Bugeaud, qui alors sépara entière-
ment les soldats arabes des soldats français, et créa, sous le nom
de lirailleura indidènea, un nouveau corps de troupes indigènes,
dans lequel Bosquet et d'autres vaillants soldats de Crimée ont
rendu de grands services. Lamoricière fut remplacé dans le com-
mandement des zouaves par Cavaignac, et, après un intervalle, Ca-
vaignac le fut par Canrobcrt. En 1 852, on forma trois régiments
de zouaves de trois bataillons chacun. Vers la lin do la guerre
de Crimée, l'Empereur, avec son tact habituel, ajouta un régi-
iiuint de zouaves à la garde impériale ; el maintenant, l'étranger
l'àlgéhie. 4T
qui parcourt Paris est à même de voir le fameux uniforme qui
brilla d'un si grand lustre en Algérie et en Grimée. Lors de leur
première formation, les spahis, comme les zouaves, étaient un
corps mixte; mais les spahis sont aujourd'hui presque entière-
ment indigènes, de même que les zouaves sont entièrement
Européens. Les chasseurs dWfriqxie sont des corps de cavalerie
française qui doivent leur formation aux campagnes d'Algérie.
Le comte de Castellane a dit de ces troupes : « Deux éléments
se réunissent dans la cavalerie d'Afrique pour assurer le succès :
l'élément français et l'élément arabe, les spahis et les chasseurs. »
Enfin, cette conquête de la France doit être une source de
joie pour les âmes chrétiennes, quand on songe que toute mêlée
qu elle est dans ces circonstances à la guerre, la religion du
Christ est rétablie dans la patrie de saint Augustin. Un évêchéa
été créé à Alger, vers le temps oii l'épiscopat anglais colonial
prenait tant d'extension. A M^' Dupuch, le premier évêque,
homme aussi actif et laborieux que bienveillant, mais malheu-
reusement peu entendu, dit-on, dans les affaires de pure admi-
nistration, a succédé, en 1846, M*'" Pavy qui, à une haute ré-
putation d'énergie, joint une capacité tout à fait à la hauteur
de sa tâche.
0. s, [The Quarterly lîeview.)
Da rapport dit prince IVapoléon sur l'Algérie.
[Post-scripium à l'article précédent.]
Ce n'est pas seulement en France que le rapport du prince-
ministre sur la réorganisation du gouvernement de l'Algérie a
fait sensation. La presse anglaise s'en occupe comme la nôtre,
et nous croyons devoir reproduire l'article suivant du Times,
comme ■supplément à l'article de la Quarterly Review. Le jour-
nal anglais jette ici une sorte de défi à la France et au prince
!Sapoléon ; c'est parce que nous espérons que le prince et la
France sortiront avec honneur de l'expérience, que nous accep-
tons ce défi,.., non pas en leur nom (les titres nous manquent),
mais au nôtre. Voici donc cet article :
« L'Angleterre et la France sont simultanément occupées à la
48 REVUE BRITANNIQUE.
reconstruction du gouvernement de leurs possessions d'outre-
mer et de leurs colonies. En Angleterre, nous avions déjà beau-
coup fait sous forme de constitutions et de plans, pour éman-
ciper une douzaine de colonies populeuses , répandues sur
d'immenses territoires de l'autre côté de l'Atlantique, ou dans
les autres parties du monde, et hier encore nous venons de
couronner toutes ces transformations politiques, en nous attri-
buant la souveraineté de l'Inde pour en simplifier l'administra-
tion. Mais la France, elle aussi, a la main à l'œuvre et se remue
activement. De peur que ses vastes réserves de science sur ce
sujet, comme sur d'autres, soient perdues pour l'humanité, la
voilà qui décentralise le gouvernement de TAlgérie, et le fait
passer de la phase militaire à la phase civile. Sous quelques rap-
ports, matériellement moins que moralement, cette colonie ne
présente pas les mêmes difficultés que la nôtre dans l'Inde. Un
territoire pas plus grand que l'Irlande, à peu près à la même di-
stance de Marseille ou de Toulon, que Dublin estdePortsmouth
ou Edimbourg (par mer) de Londres, n'offre à des intelligences
anglaises que l'idée d'une petite colonie, facile à maintenir et
à conserver. Si le royaume d'Oude n'était pas au milieu même
de l'Inde, et l'Inde à quatre mille lieues de l'Angleterre, nous
pensons que nous y aurions depuis longtemps tout arrangé
d'une manière définitive. Mais Alger est justement vis-à-vis l'em-
bouchure du Rhône, et aussi près du littoral français que Car-
thage, décrite par le poète romain, l'était du Tibre. C'est le
prince-ministre de l'Algérie qui provoque ces comparaisons,
non pas exactement pour alléguer que son œuvre soit plus dif-
ficile ou aussi difficile que la nôtre, mais pour la représenter
comme tout à fait différente, et, sous quelques rapports, juste-
ment le contraire de la nôtre. La race anglo-saxonne a occupé
l'Amérique du ïSord, en détruisant ou expulsant les aborigènes.
Dans l'Inde, nous avons gouverné par l'intermédiaire des prin-
ces du pays même, et en excluant le colon. En Algérie, aucun
de ces deux moyens n'est ni désirable, ni possible. La colonisa-
tion est appelée au secours de la conquête, et elle est en progrès.
Les. indigènes sont trop peu dociles pour être gouvernés par
leurs chefs, et cependant on a aus^i besoin d'eux pour l'occu-
pulion de l'Algérie. Il faut donc les civiliser, et, autant que faire
l'algérie. J^
se peut, les incorporer avec les Européens. Le cliiiïiede ceux-ci
s'élève à environ cent vingt mille, dont la moitié est française.
Jusqu'ici la colonisation avait plutôt reculé qu'avancé, et rece-
vait périodiquement de nouveaux échecs. La population indi-
gène, d'autre part, est désormais soumise, et à la guerre succè-
dent cet ordre et cette sécurité qui, naturellement, suggèrent la
transition du régime militaire au régime civil, et celle d'un
système central à ce que nous appelons, en Angleterre, un sy-
stème local d'administration. Telle est l'idée développée dans
le rapport du prince Napoléon, et acceptée par le décret impé-
rial, qui investit Son Altesse Impériale des fonctions de gouver-
neur-ministre.
« On ne voit guère cependant ce que peut gagner un gouver-
nement à avouer un échec désastreux, au moment même oij il
répète son invitation aux colons, adoucissant sa voix, et leur
ouvrant les bras. De pareils procédés seraient peu goûtés de nos
hommes politiques. En Angleterre, le politique pratique, comme
le docteur praticien, se fait un devoir de ne pas revenir ainsi sur
le passé : il persiste jusqu'à ce que toute espérance soit perdue.
Comprend-on que, dans le rapport d'un N'apoléon, nous trou-
vions la déclaration authentique qu'aujourd'hui que la guerre a
rempli sa mission, la paix, qui en est la conséquence, a eu plutôt
un caractère négatif et stérile que positif et fécond ? Quoi ! lout
ce que les armes peuvent faire a été fait, mais l'agriculture, le
capital, l'industrie et le commerce, la propriété, l'espérance et
tout le cortège que l'allégorie donne à la paix ne viennent pas?
Le démon a été expulsé ; mais où sont les nymphes et les syl-
vains, la déesse qui porte la fameuse corne, les léopards ap-
privoisés, les fruits et les fleurs? Rien n'apparaît sur ce com-
partiment du tableau, et le poète de cour lui-même ne chante
pas sur sa lyre. Cette déclaration est sérieuse, car elle annonce,
non que l'Algérie est encore à soumettre et à tranquilliser, non
qu'il faut fonder des colonies et encourager des colons, mais
que tout cela a été fait et fait en vain. >"im porte, une nouvelle
tentative doit avoir lieu, et l'Algérie sera désormais gouvernée
de Paris. Partout oii cela sera possible, le préfet remplacera le
général, avec le recours à une plus haute autorité, en cas de
besoin. Le ministre communiquera directement avec les gou-
i^" SÉRIE. — TOME V. 4
50 REVUE BRITANNIQUE.
verneurs civils ou militaires des provinces par le moyen du té-
légraphe. Par le moyen du télégraphe, il sera présent partout,
et gouvernera l'Algérie plus directement même que sil résidait
à Alger. Ces changements sont décrits dans le langage de l'espé-
rance, et l'agriculteur français peut maintenant croire aisément
qu'une migration aux confins du grand Désert n'est que le pas-
sage d'un département français à un autre, ce qui, en France
même, n'est pas toujours une petite affaire. Mais, la paix et la sé-
curité étant parfaitement établies,— tout le travail de la conquête
et de l'organisation complété, — la France, en un mot, ayant fait
tout ce que la France peut faire, — que peut-on faire de plus?
Quel prétexte y a-t-il pour des crédits indéfinis et pour des mil-
lions multipliés par des millions, au profit d'un pays oi^i l'on a
largement semé l'or à l'empreinte de la France? Le prince Na-
poléon veut-il que la nation puisse conclure que ce chapitre dis-
paraîtra bientôt du budget , ou qu'il n'y figurera qu'en regard
d'une balance? Si nous pouvions supposer sa position précaire,
ou la dynastie encore discutée, nous pourrions interpréter ses
paroles comme l'expression de ces vaines promesses qu'on re-
trouve trop souvent dans le budget d'un ministre des finances,
comme dans la boîte de Pandore. IVIais non, ce rapport est un
engagement pris, et qu'il faudra remplir, — une obligation qui
expose l'empire, en ce qui concerne l'Algérie, à l'issue douteuse
d'une expérience financière.
« Le rapport établit, avec une force qui semble môme aller
au delà de l'intention, que l'on touche à la crise de cette grande
expérience. Toujours malheureuse dans ses colonies, la France
essaye aujourd'hui d'en établir une plus rapprochée de sesrivages,
où elle peut, du moins, échapper à toute intervention étrangère.
Elle possède le territoire et la colonie ; — elle y a fondé la paix
et la sécurité ; l'Algérie est, en quelque sorte, dans une armoire
de verre, hermétiquement scellée contre toute introduction d'un
élément hostile ; la France, enfin, obtient l'occasion qu'elle a si
souvent réclamée. Elle a fait un pacte avec la destinée elle-même,
et sa mauvaise étoile lui accorde une trêve. Le monde verra ce
qui s'ensuivra. C'est ici une situation analogue h celle d'un
homme qui, après avoir longtemps lutté contre l'indigence, fait
tout à coup l'héritage d'un riohe domaine, ou qui, s'étant long-
l' ALGÉRIE. 51
temps plaint de bruits importuns, obtient un complet silence,
ou qui, ayant subi la fatalité des mauvaises compagnies et des
tentations au mal, reçoit tout à coup tous les encouragements
qui nous conduisent dans la route du bien. Nous allons voir
maintenant ce qu'il y a dans la France. Va-t-elle prouver qu'elle
n'a été arrêtée en chemin que par les vents contraires, ou imiter
l'exemple plus commun de ceux qui retombent dans l'inactivité
aussitôt qu'ils ne rencontrent plus d" obstacles? L'épreuve pour
la réputation de la France est plus grave peut-être qu'il ne pa-
raîtrait, daprès la comparaison avec Tlnde et l'Amérique. La
gravité de l'épreuve consiste dans le fait que l'expérience fran-
çaise n'est nullement neuve et qu'on ne peut alléguer aucune
difficulté physique, funeste à la colonisation dans toute l'accep-
tion du mot. Les Européens ont porté de tout temps leur domina-
tion dans l'Afrique ; ils l'ont occupée par masses nombreuses ;
ils y ont établi une civilisation égale à celle de l'Europe. Dès les
siècles les plus reculés, l'opinion a prévalu que les côtes méri-
dionales de la Méditerranée étaient plus salubres que les côtes
septentrionales. D'autre part, les races africaines, ou les races
longuement acclimatées en Afrique, ont émigré en Espagne, en
Italie, en Sicile, y ont fait des conquêtes, et s'y sont établies en
se mêlant aux peuples vaincus, si bien que, de nos jours encore,
on retrouve cette origine dans le sang et la langue. Il n'y a pas
déraison physique pour que cinq cent mille Arabes ne puissent
s'amalgamer avec la population de la France méridionale, ou
pour que cinq cent mille Français ne puissent s'amalgamer avec
la population de l'Afrique du >'ord. Donc, où est la difficulté?
D'où vient l'état de choses avoué dans le rapport du prince-mi-
nistre, et qui peut se réparer par le simple expédient d'un bu-
reau algérien à Paris ? La réponse sera naturellement suggérée
à tout Anglais. C'est que la liberté est la vie et l'âme d'une co-
lonie ; c'est qu'une colonie ne peut exister que par des institu-
tions libres. L'Angleterre a appris cette leçon à ses dépens. La
France a payé la leçon dix fois plus cher que l'Angleterre, mais
n'en a pas profité. »
(Times, 8 septembre.)
Les libertés dont veut ici parler le publiciste anglais ne sont autres
que les libertés commerciales. Ce qui a ému l'Angleterre dans la nou-
velle phase 011 il s'agit de faire entrer l'Algérie, c'est que par la franchise
des ports et par l'adoption la plus large du libre échange, l'industrie
anglaise peut trouver là un nouveau débouché pour la consommation
locale d'abord et peut-être aussi un entrepôt pour s'introduire en France
même*. Les conclusions de l'article ne laissent aucune équivoque : elles
sont d'accord avec tout ce qui se dit et s'imprime depuis quelque temps,
en Angleterre, sur les intentions prêtées non-seulement au prince Na-
poléon pour l'Algérie, mais encore à l'empereur lui-même. Quelques
économistes vont même au delà d'une réforme de tarifs, d'un nouveau
code de commerce; témoin cet ami de P Algérie {a lover of Algeria)
qui écrit au Times, le 1 4 de ce mois, que c'est le Code civil qu'il faut
modifier si on veut faire prospérer non-seulement l'Afrique française,
mais encore toutes nos colonies. « En effet, dit-il, aucune colonie ne
peut prospérer sans capital et le capital ne peut abonder là où il ne lui
est pas permis de s'accumuler... La loi des successions a été rédigée en
France contre l'aristocratie, comme caste ; sous prétexte du droit égal
au profit de tous les enfants d'un même père, cette loi a aboli le droit d'aî-
nesse et limité le droit du père sur sa fortune, abaissant du même coup,
comme Tarquin, le pavot de la richesse et le pavot de la naissance, tan-
dis que, grâce à la prévoyante loi des substitutions, l'Angleterre, qui a
des capitalistes en même temps cpie des grands seigneurs, peut seule
venir aujourd'hui au secours de l'Algérie par ses capitaux. « Le corres-
pondant du Times en appelle à M. de Montalembert pour attester que la
loi des substitutions {law of entait) est le vrai secret des immenses for-
tunes particulières et de la richesse nationale qui placent ^Angleterre
au-dessus de la France, oîi la liberté individuelle, en fait de fortune,
est fatalement sacrifiée au principe de l'égalité sociale. Ce qui explique :
i° pourquoi notre population va diminuant ou reste stagnante ; 2° pour-
quoi le capital est incessamment éparpillé, si les générations ne se
perpétuent pas par un seul enfant ; 3° pourquoi il n'existe pas en
France, comme en Angleterre, des collections particulières de tableaux,
d'œuvrcs d'art, de curiosités historiques, de livres, etc. ; 4" pourquoi
aucune classe puissante ne peut interposer son influence indépendante
entre les masses et le gouvernement; 5° pourquoi, enfin, aucun capi-
taliste n'est héréditairement capable de s'embarquer dans une entre-
prise importante sans le secours de l'Etat, etc.
1 En 1856, le total di-s niarcliandises importées et exportées en Algérie s'est élevé
à 217 millions dans lesquels le commerce étranger n'est entré que pour 44 millions,
La France expédie surtout en Algérie des tissus de lin, de coton et de laine.
BIOGRAPHIE. — ART ORATOIRE.
LORD BROUGHAM '.
Nombreux sont les titres de lord Brougham au respect et à la
gratitude de ses contemporains, non moins nombreux sont ses
droits à l'estime et à Fadmiration de la postérité. Comme phi-
lanthrope, il a associé son nom d'une manière impérissable à
ceux de ^Yilberforce et de Clarkson ; car, avec l'un, il a travaillé
puissamment à la suppression de la traite des nègres, et avec
l'autre il a donné une impulsion énergique à la grande cause de
l'éducation populaire. Comme homme d'Etat, il a pris une part
active et glorieuse à la discussion des mesures politiques les
plus importantes de notre époque. Comme avocat, il s'est rendu
immortel par sa fameuse défense de la reine Caroline. Comme
légiste, il figure parmi les lords chanceliers les plus célèbres de
l'Angleterre. On sait qu'il s'est élevé pour ainsi dire d'un bond
des rangs du barreau à cette haute dignité, sans passer par les
emplois judiciaires inférieurs, et que c'est à sa persévérance
que l'Angleterre doit quelques-unes des réformes les plus con-
sidérables de sa législation civile. Lord Brougham n'est pas
seulement un grand orateur, c'est encore un écrivain supérieur.
A côté du poh tique, il y a en lui l'homme de lettres et le mathé-
maticien de premier ordre. L'histoire offre peu d'exemples d'une
intelligence aussi vigoureuse et aussi active. Toute la carrière de
lord Brougham témoigne d'une énergie morale extraordinaire,
et sa verte vieillesse ne trahit ni affaiblissement ni déclin. Son
1 Discours sitr des queslions politiques et sociales, avec introduction historique,
par lord Brougham. 2 vol. Londres el Glascow, 1857.
54 REVUE BRITANNIQUE.
esprit n'a rien perdu de sa lucidité ni de sa force naturelles.
Chaque jour, il poursuit avec une ardeur que rien ne ralentit la
réforme de la loi anglaise; chaque année, il présente au Par-
lement des mesures dont l'objet est de simplifier le mécanisme
de l'organisation judiciaire, ou de rendre la justice plus acces-
sible à tous, en en diminuant les frais.
iSous n'avons pas l'intention de parcourir le vaste champ que
nous offre une vie si bien reraphe ; nous ne voulons, dans cet ar-
ticle, considérer et étudier lord Brougham que comme orateur.
En effet, c'est par ses discours surtout que son influence s'est
fait le plus sentir dans la génération qui s'en va, c'est par ses dis-
cours que s'est établie son immense supériorité. Bien qu'il y ait
malheureusement dans ces grands efforts de l'éloquence hu-
maine, qui ont si souvent soulevé les passions et entraîné les con-
victions du Parlement et du peuple anglais, une partie destiné eà
périr, leurs résultats du moins appartiennent à l'histoire, et lord
Brougham ne laissera pas derrière lui de monument plus dura-
ble que la collection de ses discours ; car, à force de travail, il
est devenu l'un des maîtres de Tart oratoire, et l'ordonnance de
ses plans, l'habileté avec laquelle il dispose ses matériaux, la
structure de ses périodes, le choix de ses expressions, tout, en
un mot, dans ses discours, porte l'empreinte d'une rhétorique
consommée.
De nos jours, il règne en général des idées très-fausses, en
Angleterre du moins, sur l'art oratoire, et nous saisissons volon-
tiers une occasion pour tâcher de les redresser. Un fait incon-
testable, c'est qu'au barreau comme dans nos assemblées poli-
tiques l'éloquence est tombée au plus bas degré. On souffre pour
son pays quand par hasard on entre dans une de nos cours de
justice, et qu'on entend les discours qu'infligent aux oreilles des
juges la plupart des personnages qui occupent la place illustrée
autrefois par les Erskine et les Brougham. Sans doute, il y a eu
dans ces dernières années de brillantes exceptions, mais nous
n'hésitons pas à déclarer que le caractère général de l'éloquence
judiciaire en Angleterre est aujourd'hui fort au-dessous de ce
qu'on devrait attendre de nos légistes do Temple-Bar et de
Westminster : il en est de même dans la Chambre des commu-
nes. Certes, nous n'espérons [las trouver dans un gentilhomme
LORD BROUGHAM. 55
campagnard un homme éloquent, parce quil aura parlé et triom-
phé sur les hustings ; nous ne prétendons pas non plus exiger
que des négociants ou des directeurs de chemins de fer, étudiant
derrière leurs comptoirs Déraosthènes et Cicéron, se trans-
forment en orateurs dès qu'ils ont été nommés par un bourg
plus ou moins pourri. Mais, parmi les thbalers les plus expéri-
mentés de la Chambre, combien en est-il qui s'élèvent jusqu'à
l'éloquence, et qui soient capables de réaliser cet idéal de Cicé-
ron: Qui jure non solum disertus, sed el'iam eloquens dici possitl
Dans ces derniers temps, il a été de mode parmi nous de ra-
baisser la puissance de Fart oratoire, comme tendant plutôt à
éblouir et à égarer qu'à instruire et à éditîer ; on s'est mis à
préférer les lourdes et sèches harangues de quelque homme
d'affaires bourré de statistique, aux discours brillants d'un ora-
teur accompU, qui sait animer son sujet par des saillies spiri-
tuelles, et l'orner des grâces de l'imagination. Ainsi raisonne
6n Angleterre l'incapacité. Hobbes a défini la république une
aristocratie d'orateurs. Aussi, dans un pays constitutionnel, oii
les plus hautes récompenses et les plus belles positions sont le
prix de l'éloquence, est-on en droit de s'étonner qu'un si petit
nombre de concurrents se présentent pour disputer cette cou-
ronne immortelle qui, selon les paroles du poète, ne se conquiert
pas sans poussière ni sueur.
A quoi tient l'erreur que nous combattons? Elle tient, selon
nous, à ce qu on s'imagine que, dans l'art oratoire, la supério-
rité s'obtient autrement que par un travail assidu et par une
étude constante des meilleurs modèles. On rougit presque d'être
soupçonné de préparer d'avance ses discours, et l'on croit se re-
commander soi-même aux yeux du pubHc quand, en se levant
pour parler à la Chambre, on déclare être venu sans avoir l'in-
tention de prendre la parole. Comme si l'on pouvait arriver à
l'éloquence sans se donner la peine d'étudier les règles de l'art î
L'orateur doit apprendre son art comme le peintre, le sculpteur,
le musicien apprennent le leur, quelque aptitude spéciale qu'ils
aientreçu d'ailleurs de la nature. Si le bon sens n'était pas là pour
nous en convaincre, les grands exemples de l'antiquité nous le
démontreraient. Quel est l'écolier qui ignore les immenses ef-
forts que s'imposèrent Démosthènes et Cicéron pour se rendre
56 REVUE BRITANNIQUE
capables de gouverner leurs concitoyens par la puissance de la
parole? Qui de nous ignore que quelques-uns des plus célèbres
discours que nous ont légués Athènes et Rome, écrits avant
d'être prononcés, ne furent en réalité jamais prononcés par
leurs auteurs * ? Lord Brougham a conçu de l'art oratoire une
tout autre idée que le vulgaire. Il a prouvé maintes et maintes
fois combien il était familier avec les modèles classiques. Il a
montré sa vénération pour Démosthènes, en traduisant le Pro
Coronâ, et, dans plus d'une circonstance, on dit qu'il a confié
d'avance au papier les plus belles parties de ses propres dis-
cours. Si ce fait est vrai, nous n'en estimons que plus lord
Brougham pour l'hommage qu'il a rendu à cette règle éternelle
du làhor improbus, sans lequel toute supériorité dans un art
quelconque est refusée à Ihomme. La récompense a couronné
ses efforts, et il occupe incontestablement aujourd'hui une des
premières places parmi les orateurs anglais.
A la Chambre des lords, toutefois, lord Brougham a rencontré
des rivaux dignes de lui. Demandez au premier venu de vous
désigner les meilleurs orateurs de cette auguste assemblée, et
sans hésiter il vous nommera lord Brougham, lord Lyndhurst,
lord Derby et lord Ellenborough. Nous espérons avant peu pou-
voir joindre à cette liste le nom de lord Macaulay ; mais jusqu'à
présent Sa Seigneurie n'a pas encore déployé ses grands talents
oratoires dans l'assemblée à laquelle elle a été élevée récemment
et dont elle est l'un des principaux ornements^. Lord Lyndhurst
est incomparable comme debaler, mais en général ses discours
manquent de cette force, de cette véhémence qui est l'élément
essentiel de l'éloquence. Sa dialectique serrée, son admirable
méthode d'exposition, sa rare pureté de style, commandent l'at-
* Lord Brougham lui-même a développé ce sujet, avec son bonheur hnbiluelj dans
ses Essais sur les orateurs grecs, rotnaius, anglais et français, et dans sa Disser-
tation sur l'éloquence des anciens. Ces jours-ci encore, un habile critique du Journal
des Débats, M. Albniry, rappelait que fiuelques-uns des plus beaux discours de
Cicéron ne lurent jamais prononcés, et peut-être à cause de cela même n'en sont pas
moins les modèles de l'art oratoire.
2 Les discours de lord Macaulay, membre de la Chambre des communes, ont été
réunis en deux volumes (reproduits dans la collection Tauchnitz; Paris, Reinwald);
on y admire justement lesvrais modèles de l'éloquence parlementaire chez les An-
glais. {Notes de la Direction.)
LORD BROUGHAM. 57
tention ; mais il s'adresse plutôt à la raison qu'aux passions de
son auditoire, et il cherche plus à convaincre qu'à émouvoir.
Ses discours se développent avec la majesté d'un grand fleuve
dont le vent ne trouble jamais le cours paisible et régulier, mais
rien n'est plus éloigné de ressembler à l'impétuosité du torrent
ou au bruit retentissant de la cataracte. On y chercherait en vain
ces apostrophes brûlantes, ces exclamations pathétiques qui re-
muent les âmes. Dans la confiance exclusive que lui inspire sa
puissance d'argumentation, il semble dédaigner ces moyens d'a-
gir sur son auditoire. Aussi maître de sa parole que lord Lynd-
hurst, lord Derby a de plus un feu et un éclat qui n'appar-
tiennent qu'à lui. Quant à lord Ellenborough, nous le mettrions
volontiers sur un pied d'égalité avec lord Lyndhurst et lord
Derby, car il possède à la fois l'exquise précision de langage de
l'un et la force et l'animation de l'autre. Mais, si éminents que
soient ces orateurs, aucun d'eux, à notre avis, n'égale lord Brou-
ghara.Ce qui caractérise d'une manière toute spéciale l'éloquence
de Sa Seigneurie, c'est l'énergie, le ùt\y6Tr\ç des Grecs. Cicéron
nous dit de lui-même que souvent, lorsqu'il se levait pour parler
dans le sénat, il éprouvait une vive émotion et tremblait de tous
ses membres. Cette impression, nous doutons fort que lord
Brougham l'ait jamais ressentie. Mais l'orateur romain avait
reçu de la nature une constitution délicate et nerveuse, qui ex-
plique la timidité de son caractère. Taillé au contraire en athlète,
lord Brougham possède une organisation intellectuelle singuliè-
rement robuste, et son genre d'éloquence est, pour ainsi dire,
jeté dans un moule analogue. Cette éloquence, en effet, n'est
point faite pour ce que les Romains appelaient Vexercitatio do-
mestica et umbralilis; elle aime au contraire à se jeter médium in
aymen, in ^^ulverem, in elamoi^em, atque in aciem forensem. Le
passage suivant respire non-seulement la force propre à l'ora-
teur, mais encore le caractère même de l'homme. Il est tiré du
discours prononcé, en 1838, par lord Brougham à la Chambre
des lords sur la question de l'émancipation des nègres apprentis :
« Jai lu avec étonnement, et je repousse avec dédain l'insi-
nuation que j'ai rempli le rôle d'un avocat, et que j'ai altéré à
dessein les faits, dans l'intérêt de ma cause. Comment ose-t-on
m'accuser d'une infamie pareille? comment ose-t-on, caché sous
58 REVUE BRITANNIQUE.
un nom supposé, lancer contre moi dans l'ombre cette calom-
nieuse imputation? Moi, du moins, je m'avance en personne au
combat. Moi, j'attaque à la face dii soleil. Moi, je traîne le cri-
minel sur son banc. Moi, j'appelle ouvertement sur sa tête les
arrêts de la justice. Moi, je brave ses attaques, je brave ses dé-
fenseurs. Moi, je provoque les investigations. Au contraire, mon
adversaire se cache pour m'accuser de plaider comme un avocat,
le dossier à la main, et de dénaturer les faits pour servir les in-
térêts de mon client I Mais l'absurdité de cette accusation en
surpasse encore la malignité. »
L'organe de lord Brougham n'est point harmonieux. Parfois,
dans les notes élevées, il est rude et rauque, ressemblant au cri
que pousse l'aigle du Nord en fondant sur sa proie ; mais lord
Brougham possède au plus haut degré l'art de le moduler, et il
cultive son élocution avec autant de soin que son style. Il maî-
trise avec une vigueur singulière la langue qu'il parle ; on a dit
de lui, et le mot est d'une grande justesse, qu'il la faisait plier
sous lui. Parfois, sans doute, le terme qu'il emploie est trop fort
et pèche contre les règles d'un goût sévère ; parfois aussi il abuse
des épithètes et des synonymes ; parfois il manque de mesure
dans ses descriptions et dans ses développements. Ses défauts
viennent de la vigueur même dont la nature l'a doué. Dans l'exu-
bérance de sa force, il ne connaît pas de frein. Ses périodes sont
souvent déclamatoires, mais sans jamais trahir de trivialité, soit
dans l'expression, soit dans l'idée. Et d'ailleurs, la déclamation,
à la prendre dans son sens propre, ne constitue-t-elle pas, en
grande partie, l'éloquence ? Qu'on ne l'oublie pas : le but de l'art
oratoire est de persuader en excitant les passions, et de forcer la
citadelle de la raison en agitant fortement les âmes. Si Ton étu-
die attentivement les discours de lord Brougham, on verra que
la déclamation y vient toujours en aide à l'argumentation ; elle
précipite, pour ainsi dire, l'action du drame, mais jamais elle
ne l'entrave, ainsi que cela se voit d'ordinaire chez les orateurs
médiocres, où elle n'est qu'une ridicule boursouflure et comme
une cymbale qui frappe l'air d'un vain bruit. Lord Brougham
aime à répéter une idée et à la revêtir de mille formes, en lui
donnant chaque fois une force nouvelle et en suivant la loi de la
gradation, de manière à tenir jusqu'à la lin en haleine l'attention
LORD BrxOUGlIAM. 59
de rauditeur. Dans son discours sur l'administration de la justice
en Irlande (session de 1839), il répond à lord Melbourne, qui l'a
accusé do -violence et de sévérité excessive dans ses attaques
contre le gouvernement, et il dit : « On n'est pas juge soi-même
de la force exacte et de la portée des expressions qu'on emploie. »
Il semble, en effet, que parfois lord Brougham n'ait pas conscience
du poids des projectiles qu'il lance dans la chaleur du débat. Il
nous rappelle Polyphème jouant avec des quartiers de rocher,
comme un enfant joue avec les galets du rivage. C'est ainsi qu'en
1823, parlant des notes de la Russie, de la Prusse et de l'Au*
triche, relativement à l'état de l'Espagne, il s'écriait :
« Non, je mets au défi n'importe quelle chancellerie, n'im-
porte quelle agence diplomatique en Europe, d'enfanter rien de
plus inopportun, de plus absurde, de plus extravagant et de
mieux fait pour exciter à la fois le dégoût et la risée. Toutes ces
notes sont insolentes, intolérables, monstrueuses, mais j'estime
que celle de la Russie est plus insolente, plus intolérable et plus
monstrueuse encore que les autres. »
De même, parlant de la conduite des whigs dans la question
de l'organisation de la Chambre de la reine, en 1839, il dit :
« Voilà l'étrange, bizarre, extraordinaire, monstrueusedescrip-
tion que le gouvernement whig de 1839 a faite de notre popu-
laire constitution devant le Parlement réformé d'Angleterre. »
Voulons-nous la preuve qu'une préparation consciencieuse ne
rend pas un orateur impropre à l'improvisation et à la riposte
soudaine? Lord Brougham va nous la fournir lui-même dans sa
réplique aux accusations portées, en 1819, par feu sir Robert
Peel, alors M. Peel, contre le Comité d'éducation dont lord
Brougham était président. Le passage suivant mettra on ne peut
mieux en lumière le style propre à cet orateur, qui entasse
phrase sur phrase, période sur période, Pélion sur Ossa, et qui
étire son sujet jusqu'aux plus extrêmes limites; nos lecteurs y
verront aussi comment lord Brougham sait manier l'ironie et le
sarcasme.
« Si je ne réussis pas, dit-il, à convaincre ceux qui m'écou-
teut que le Comité avait raison, que cette Chambre avait raison
également, et que le très-honorable gentleman avait tort; si je
ne parviens pas à prouver d'une manière irrésistible, pour tout
00 REVUE BRITANNIQUE.
homme tant soit peu sincère et intelligent, que le très-honorable
gentleman est dans une erreur complète, qu'il a tort d'un bout
à l'autre de cette harangue si travaillée que vous venez d'enten-
dre ; si, en quelques minutes, et au moyen d'un petit nombre
d'arguments bien simples, je ne dépouille pas ce chef-d'œuvre
d'éloquence de tout droit à la confiance du public ; si je ne dé-
montre pas d'une manière péremptoire que le très-honorable
gentleman se trompe sur les faits comme sur les dates, qu'il est
en défaut sur la loi, qu'il ignore tous les précédents et les usages
parlementaires, qu'il ne sait pas le premier mot de la question
que, dans une heure fatale pour lui, il a entrepris de traiter de-
vant vous, sans autre aide que les connaissances pratiques des
gens qui l'ont poussé à l'assaut contre le Comité, tout en ne pro-
diguant leurs propres personnes que par substitut, eh bien I alors,
je consens à subir, que dirai-je? oui, n'importe quelle punition
il plaira au très-honorable gentleman de nous infliger, à mes
collègues et à moi, fût-ce même le poids de sa censure, et certes
ce serait là, dans l'estime du très-honorable gentleman, une peine
proportionnée à nos crimes, si grands qu'ils puissent être. Mais
j'ose espérer que la Chambre, dans sa miséricorde infinie, pren-
dra en pitié ma situation, tandis que ce jugement est suspendu
sur ma tête, et qu'elle me permettra, avant que la terrible sen-
tence ne soit rendue, de détourner de nos personnes maudites
un destin aussi affreux 1 »
Le sarcasme qui respire dans la dernière partie de ce mor-
ceau est une des armes favorites de lord Brougham. Souvent il
s'y est laissé entraîner presque jusqu'à l'indiscrétion, ainsi qu'on
peut le voir dans le passage suivant, que nous empruntons à sa
défense de la reine Caroline devant la Chambre des lords.
a C'est le mardi que le témoin fut interrogé. Le vendredi,
c'est-à-dire deux jours après. Vos Seigneuries, par des raisons
qu'elles connaissent mieux que personne, mais qui doivent être
fondées sur la justice éclairée par la sagesse (et jamais notre sa-
gesse ne se manifeste d'une manière plus éclatante que lorsque
nous modifions notre ligne de conduite, et que nous conformons
nos actes aux circonstances, et, si cette sagesse est parfaite et
absolue, ces déviations n'altèrent en rien son caractère), Vos
Seigneuries, dis-je, mues par l'unique désir de ne point com-
LORD BROUGHAM. 61
mettre une injustice (car ce qui, dans un cas, peut être préju-
diciable à un défendeur, peut, dans un autre cas, être conçu
spécialement dans l'intention de servir les intérêts d'un autre
défendeur), Vos Seigneuries, dans le but de favoriser et non de
trahir les fins de la justice, autorisèrent l'impression de la dé-
position, ce qui fournit aux témoins, s'ils le voulaient, les moyens
de corriger et de retoucher leur précédent témoignage. »
Ceci nous rappelle un autre passage du même discours où,
laissant de côté l'ironie, lord Brougham reprocha, avec une har-
diesse inouïe, aux pairs d'Angleterre d'avoir eux-mêmes, par
leur propre conduite, forcé la reine Caroline à se lier à l'étranger
avec des personnes au-dessous de son rang, et de l'avoir, pour
ainsi dire, poussée au-devant de sa dégradation.
« Mais quels sont ceux, s'écrie lord Brougham, qui accusent
la reine, et surtout devant qui l'accuse-t-on? Que d'autres la
blâment d'avoir vécu à l'étranger ; que d'autres défrayent la
chronique avec les conséquences qu'a eues pour elle la fréquen-
tation des Italiens, plutôt que de la société des femmes de son
pays natal, ou de son pays d'adoption. Ils en ont le droit peut-
être; mais ce droit, Vos Seigneuries ne l'ont pas. Non, vous
n'avez pas le droit, mylords, de jeter cette pierre à Sa Majesté.
Vous êtes les dernières personnes au monde, vous qui vous posez
en ce moment comme ses juges ; vous êtes les dernières person-
nes au monde qui puissiez lui adresser ce reproche, car elle
n'aurait besoin, pour s'en justifier, que d'invoquer en sa faveur
votre propre témoignage ; vous êtes les dernières personnes au
monde qui puissiez l'accuser, car c'est vous-mêmes qui avez été
les instigateurs du crime dont on l'accuse, le seul qui soit admis.
Quand elle habitait ce pays, elle ouvrait avec courtoisie les
portes de son palais aux familles de Vos Seigneuries. Elle dai-
gnait admettre dans une gracieuse familiarité ces personnes si
vertueuses et si distinguées Mais lorsque les changements
survinrent, lorsque d'autres idées prévalurent, lorsqu'on voulut
conserver ce pouvoir dont on s'était emparé, en se servant d'elle
comme d'un instrument; quand on voulut continuer à jouir de
ce pouvoir et de ces places à la conquête desquels on l'avait sa-
crifiée, alors ses portes s'ouvrirent en vain, alors cette société
des pairesses d'Angleterre s'éloigna d'elle, alors elle fut réduite
62 REVUE BRITANNIQUE.
à l'alternative humiliante, ou de reconnaître que vous l'aviez
abandonnée, ou de quitter ce pays et de chercher sa distraction
dans une société inférieure à la vôtre. »
Les limites de cet article ne nous permettent point d'essayer
de donner une analyse de ce célèbre discours, et, à vrai dire, il
est si connu qu'il peut se passer d'analyse. Tous ceux qui l'ont
lu ont présent à l'esprit la manière victorieuse dont lord Brou-
gham réduisit à néant les témoignages invoqués à l'appui de
l'accusalioii, et la force irrésistible avec laquelle il insista pour
le rejet du bill, non-seulement à cause de l'indignité des té-
moins qui furent appelés, mais encore à cause de l'absence de
ceux que l'accusation refusa de citer. C'est dans ce même dis-
cours que lord Brougham exposa sa fameuse théorie sur les de-
voirs de l'avocat.
« Une fois déjà, dit-il, j'ai eu l'occasion de rappeler à Vos Sei-
gneuries (c'était inutile, mais il y a beaucoup de choses qu'il peut
être nécessaire de rappeler), qu'un avocat, par suite des obliga-
tions sacrées qu'il contracte envers son client, ne connaît, dans
l'accomplissement de ses devoirs, qu'une personne au monde,
à savoir : .sou client, el son client seul. Sauver ce client par tous
les moyens en son pouvoir, protéger ce client à tout prix contre
les autres, et au besoin contre lui-même : c'est le plus saint et le
plus incontestable de ses devoirs ; et pour s'acquitter de ce de-
voir, il n'a pas à considérer les alarmes, les soufTrances, les
tourments, la ruine même dans lesquels il pourra plonger les
autres. Je dis plus : il doit séparer les devoirs du patriote de
ceux de l'avocat, les jeter au vent, s'il le faut, et se montrer
indifférent aux conséquences, si l'intérêt de son client le con-
damne malheureusement à mettre son pays dans la confusion ^ »
Si l'on voulait voir dans cette théorie les vrais sentiments de
lord Brougham sur la morale du barreau, il faudrait protester
hautement contre un pareil renversement de tous les principes
de la raison ; mais lord Brougham prévoyait qu'il serait amené
à la nécessité de récriminer contre le roi, et de contester ses
1 Nous avons cilc rccenimcnl ccUe tlu-orie de lord IJrougliam avocat, en pro-
testant au nom de la morale et de la politique nirnic; l'explication de la Heftie
d'Edimbourg atténue le riime d'une pareille doctrine; mais nous n'en maintenons
pas moins les sentiments de notre protestation. (Sole du Direcleur.)
LORD BROUGIIÂM. &3
droits au trône, par suite de son mariage avec mislress Fitzherbert,
et il avait imaginé celte théorie pour autoriser la liberté de sa
parole. Il n'alla pas aussi loin qu'on pourrait le croire dans Tac-
complissement de ses devoirs envers sa malheureuse cliente.
Cependant, il ne craignait pas d'appeler le roi « le meneur de
toute celte bande de témoins parjures, » et de déclarer, en citant
une lettre de Georges III à sa belIe-fiUe, qu il ne pouvait la lire
sans éprouver un vif sentiment de douleur, en songeant au règne
précédent, et en le comparant avec le régime sous lequel il vivait
alors.
Nous n'avons pas d'opinion à exprimer sur cette malheureuse
affaire, ni à raviver une controverse regrettable, à tous égards,
et complètement éteinte aujourd'hui. Nous ne voyons ici, dans
le procès de la reine, qu'une occasion offerte à un grand avocat
de produire ses talents, et, sous ce rapport, il n'y a qu'une voix
sur l'incomparable habileté avec laquelle la défense futconduite,
et les témoignages des ennemis de la reine discutés, disséqués
et réduits en poussière par lord Brougham. Nous ne quitterons
point ce magnifique plaidoyer, sans en mettre sous les yeux de
nos lecteurs la péroraison :
« Telle est, mylords, l'affaire qui est soumise en ce moment à
vos délibérations. Tels sont les témoignages que l'on produit à
l'appui de ce bill. Ils sont insuffisants pour prouver une dette,
ils sont impuissants pour faire perdre un droit civil, ils sont
trop ridicules pour convaincre du plus léger délit, ils sont
scandaleux, si l'on s'en sert pour soutenir l'accusation la plus
grave que la loi connaisse, ils sont monstrueux si on les invoque
pour ruiner l'honneur, pour souiller le nom d'une reine d'An-
gleterre. Quoi ! c'est en s'appuyant sur des preuves de cette
nature, qu'on voudrait faire rendre par le Parlement une sen-
tence de condamnation contre cette femme sans défense ! My-
lords, arrêtez-vous, je vous en conjure ; réfléchissez, je vous en
supplie à mains jointes. Vous êtes en ce moment sur le bord d'un
précipice. Prenez garde, ce sera votre propre jugement que vous
prononcerez si vous condamnez la reine. Ce sera le seul jugement
que vous aurez jamais prononcé, qui, au lieu d'atteindre son
but, rejaillira sur ceux qui l'auront rendu. Epargnez à notre
patrie, mylords, cette horrible catastrophe; sauvez-vous vous-
64 REVUE BRITANNIQUE.
mêmes du péril qui vous menace, détournez ce danger loin du
pays dont vous êtes l'ornement, mais oii vous ne pouvez pas plus
fleurir, une fois séparés du peuple, que la fleur détachée de sa
tige. Sauvez ce pays, afin que vous puissiez en rester l'ornement;
sauvez la couronne compromise ; sauvez l'aristocratie ébranlée;
sauvez l'autel qui souffre de tous les coups portés au trône qu'il
soutient et par lequel il est soutenu. Vous avez ordonné, my-
lords, vous avez voulu, l'Église et le roi ont voulu que la reine
fût privée du service divin. Au lieu des solennités de l'Église,
elle a les profondes sympathies et les prières de la nation. Mes
prières à moi, elle n'en a pas besoin ; mais j'élève ici mes hum-
bles supplications jusqu'au trône de la miséricorde divine, pour
que cette miséricorde descende sur ce pays dans une plus large
mesure que ne le comportent les mérites de ceux qui le gouver-
nent, et pour que la justice éclaire vos cœurs. »
Une autre circonstance qui se rattache au procès de la reine
fournit encore à lord Brougham l'occasion de déployer ses talents
oratoires. Lorsque la reine Carohne mourut, en 1821, les clo-
ches de la plupart des églises d'Angleterre sonnèrent en son
honneur, mais celles de Durham restèrent silencieuses. Ni les
églises, ni la cathédrale de cette ville ne payèrent à sa mémoire
ce tribut de respect, et un M. William, rédacteur d'une petite
feuille locale, commenta en termes sévères cette étrange omis-
sion. L'article qu'il publia à ce sujet passerait, de nos jours,
inaperçu ; mais c'était le temps oii Ton informait d'office :
M. Scarlctt (plus tard lord Abinger), alors attorney général du
comté palatin, poursuivit le journaliste comme coupable de
libelle contre le clergé de Durham, et lord Brougham se chargea
de la défense.
Dans l'article incriminé se trouvait ce passage : « Et cepen-
dant, ces hommes font profession d'être les disciples de Jésus-
Christ, de marcher sur ses traces, d'enseigner ses préceptes, de
répandre son esprit, de travailler au maintien de la bonne har-
monie, et au triomphe de la charité et de l'amour chrétien parmi
les hommes. Arrière ces hypocrites ! « M. Scarlett, qui soutenait
l'accusation, prétendit dans son discours, que si les cloches de
Durham avaient gardé le silence, c'était (oh ! l'excellente raison !)
parce que le clergé de Durham ressentait pour le sort de la reine
LORD BROUGHAM. 65
une trop vive sympathie pour pouvoir exprimer au dehors sa
douleur. C'était là par trop présenter le flanc à l'ennemi, et
s'exposer à une riposte terrible. LordBrougham fît payer cher à
ses adversaires leur imprudence. Ecoutons-le :
<t Les membres du clergé , du vénérable clergé de Dur-
ham, nous dit-on aujourd'hui pour la première fois, ne se sont
pas associés à cette manifestation de la douleur publique, mais
ils n'ont pas gémi moins profondément que le reste de la nation
sur les souffrances de la reine. Lorsque les expédients de la
cruauté la plus raffinée eurent précipité cette intéressante vic-
time dans le tombeau, ils n'éclatèrent pas en sanglots ; mais dans
le secret de leurs cœurs, ils plaignirent aussi vivement que per-
sonne celle que la mort nous enlevait. Leur douleur était trop
forte pour pouvoir s'exprimer, elle se renferma silencieuse dans
leur sein ; elle paralysa leurs langues, étouffa leurs cris, et
lorsque le reste des hommes, quelle que fût leur secte, quelle que
fût leur patrie, donnèrent librement carrière aux sentiments de
la nature, l'abstention du clergé de Durham, qui contrasta si
péniblement avec les marques des regrets universels donnés à la
mémoire de la reine, ne provint en réahté que de la profondeur
de son affliction. S'ils parlèrent moins que les autres, nous dit-
on, c'est qu'ils sentirent davantage 1 Ohl venez après cela nous
parler d'hypocrisie, vous, les plus consommés des hypocrites !
Quoi ! c'est après avoir chargé votre avocat officiel de présenter
en votre nom une pareille défense, et d'exposer ainsi au grand
jour vos sentiments, que vous osez prononcer le mot d'hypo-
crisie, et vous plaindre de ceux qui vous lancent ce reproche au
visage I N'est-ce pas là de votre part une insulte au bon sens, un
outrage à la nature humaine? Avant ce procès, vous étiez des
hypocrites sincères et honnêtes ; mais, après les faits que l'accu-
sation a révélés, quel nom vous donner? Vos plus mortels enne-
mis doiverit être satisfaits de l'humiliation que vous subissez en
ce moment, car l'expiation est méritée, et le châtiment digne de
la faute. »
M. Scarlett s'étant plaint que le clergé n'eût pas le pouvoir de
se défendre par la voie de la presse, lord Brougham répond qu'il
a, au contraire, largement usé de ce pouvoir en attaquant le
journaliste d'une manière odieuse et burlesque.
S* SÉRIE. — TO.ME V. 5
66 REVUE BRITANNIQUE.
« Ce n'est pas, continiie-t-il, que les révérends, quand ils
attaquent, fassent à leurs victimes beaucoup de tort ni des bles-
sures bien graves. Mais ce n'est pas la bonne volonté qui leur
manque à cet égard. Les honorables gentlemen ne tuent pas
leur homme, non certes; mais ils l'agacent, ils l'impatientent,
ils Tennuient, ils le troublent. Voyez Tinsecte qui prend nais-
sance au milieu de matières infectes, et qui se développe dans
la corruption : sa piqûre est légère, mais il bourdonne autour
de vous, il vous irrite la peau et vous offense l'odorat, il vous
impatiente autant et plus que la guêpe, dont la nature plus no-
ble est l'objet de son émulation. De même, ces pieux médisants,
ces dévots calomniateurs, n'ayant pas assez de force pour ma-
nier répée, s'arment du poignard ; faute d'assez d'esprit pour
en aiguiser la pointe, ils se consolent en l'imprégnant de venin,
et en empoisonnant l'égratignure qu'ils vous font. »
Ce ne fut pas la dernière circonstance dans laquelle lord Brou-
gham défendit la reine. Sincèrement convaincu de son inno-
cence, il a saisi toutes les occasions qui se sont offertes à lui
pour proclamer cette innocence. Dans une discussion qui eut
lieu en 1 823 à la Chambre des communes sur l'administration de
la justice en Irlande, M. Peel lui reprocha avec amertume d'avoir
fait usage d'une lettre qui avait été adressée par l'attorney général
d'Irlande, M. Saurin, à lord Norbury, alors président de la Cour
des plaids communs en Irlande, et dans laquelle l'auteur con-
seillait à Sa Seigneurie de profiter de liniluence que lui donnait
sa position de juge de circuit pour tourner contre l'émancipa-
tion des catholiques tous ceux avec lesquels il se trouvait forcé-
ment en contact. Cette lettre était confidentielle. Elle avait été
publiée par indiscrétion, contrairement aux désirs et aux inten-
tions de M. Saurin, et le public la commentait déjà depuis
longtemps. En entendant l'attaque dirigée contre lui, lord
Brougham se tourna vers MM. Denhara et Williams qui, avec
le docteur Lushington, avaient été ses collègues dans le pro-
cès de la reine, et, leur citant les paroles de Cromwell à la ba-
taille de Dunbar : « Le Seigneur les a livrés entre nos mains, »
il se leva pour répliquer, et renvoya ainsi faccusation à son
adversaire :
« Et pourquoi, je vous io demande, me blâmez-vous d'avoir
LORD BROUGHAM. 67
cité une lettre qui courait de tous côtés dans le public, comme si
c'était moi qui, le premier, l'eusse mise en circulation?... Je suis
parfaitement d'accord avec le très-honorable gentleman pour
condamner la manière dont le secret de cette lettre a été surpris
et communiqué au public. Si la conduite de ceux qui sont mêlés
dans cette atïaire ne tombe pas sous le coup de la loi pénale,
elle n'en est pas moins moralement déshonnête, et elle révolte
tous les sentiments de probité et d'honneur. Je me joins de tout
cœur au très-honorable gentleman pour flétrir ces actes odieux, je
tiens avec lui qu'il est honteux, ignoble, abominable, de les en-
courager ; je regarde comme une pratique infernale de corrompre
à prix d'or, ou par des promesses, ou par un moyen quelconque,
des serviteurs, et de les entraîner par la corruption à violer leurs
devoirs envers leur maître ou leur maîtresse, à trahir ses secrets.
Je dis de leur maîtresse, oui, de leur maîtresse ! car il est une
femme dont on a trahi les secrets, dont on a dérobé les papiers,
dont on a volé les lettres, dans le but perfide, odieux, exécrable,
de souiller son honneur et sa vie! On a fondé l'accusation sur
des documents soustraits par ses serviteurs et vendus à ses en-
nemis ! On s'est appuyé sur des preuves obtenues par la subor-
nation et le vol, on a basé les poursuites sur des faits puisés à
des sources si impures, que la nation en a rougi de honte et
s'est sentie comme insultée elle-même dans son honneur, et telle
a été l'infamie de ces poursuites que le soleil s'est enveloppé de
ténèbres et a refusé de prêter sa lumière à la perpétration d'un
si énorme forfait ^ Et quels sont les auteurs de ce forfait? Ce
sont les ministres de la couronne, ce sont les collègues mêmes
du très -honorable gentleman qui vient de flétrir solennelle-
ment devant vous les pratiques qui tendent a encourager les
serviteurs à trahir la confiance de leurs maîtres et de leurs maî-
tresses. «
Lord Brougham n'use qu'avec modération de la métaphore,
et il se montre assez sobre de comparaisons. Mais quand il em-
ploie cette dernière figure de rhétorique, elle est toujours juste
et produit un grand effet. En voici une que nous trouvons dans
un discours prononcé par lui, en 1839, dans la question de
* 11 y eul une éclipse de soleil, h' jour où s'ouvrit dans la Chainlire des Jords le
procès de la reine Caroline.
68 REVUE BRITANNIQUE.
l'organisation de la Chambre delà reine, et où il parle des heu-
reux résulats du bill de réforme :
« C'est ma conviction très-ferme et très-arrêtée (et si ce n'a-
vait été mon opinion, je n'aurais jamais consenti aux change-
ments qui ont eu lieu en 1831 et en 1832, j'aurais encore bien
moins travaillé à les faire réussir) ; c'est ma conviction, je le ré-
pète, que si notre constitution ainsi amendée est bonne pour les
temps calmes, elle est meilleure encore pour les temps d'orage ;
que si les réparations que le vaisseau a subies étaient nécessaires
pour le rendre apte à naviguer sûrement sur une mer tranquille,
ces réparations étaient plus nécessaires encore pour lui permettre
d'affronter la tempête. Pourvu d'agrès plus serrés, mieux arrimé,
mieux manœuvré, et par un équipage plus satisfait ; radoubé
avec des matériaux de meilleure quahté, raffermi dans sa struc-
ture, de manière à pouvoir mieux se comporter à la mer, il a dû
devenir plus fort pour lutter contre les éléments.. . Le vaisseau a
subi une réparation complète. S'il en avait besoin pour n'avoir
rien à craindre dans les beaux temps, elle lui était plus indis-
pensable encore pour soutenir victorieusement les assauts de
la vague et du vent. »
Bien qu'il ne soit pas compris dans la collection que nous
passons en revue en ce moment, nous ne pouvons résister au
plaisir de citer un extrait du beau discours de lord Brougham
sur l'état de la législation :
« Le temps coule perpétuellement comme un grand fleuve.
Tous les objets qui nous entourent sont dans un mouvement
incessant, et c'est en vain que nous nous imaginons conserver
au milieu d'eux notre position relative, en nous mettant hors du
courant, et en nous tenant immobiles sur le rivage. L'immense
vaisseau auquel nous appartenons glisse sur les ilôts, notre ca-
not est attaché à ses lianes , nous pourrions affronter avec lui
l'orage; mais, plus insensés que ce fou qui attend que la rivière
ait cessé de couler pour la traverser, nous nous écrions : Halte !
arrêtez le canot. Et nous voudrions le détacher, l'enlever et l'é-
chouer sur la grève ; mais le flot marche toujours et nous en-
traîne avec lui. »
Lord Brougham excelle dans la description. Nul ne peint avec
des traits plus énergiques. Témoin ce passage de son discours
LORD BROUGIIAM. 69
sur la traite des nègres (1838), où il fit frissonner la Chambre
des lords, en leur retraçant les horreurs de la traversée à bord
des bâtiments négriers :
« Le vaisseau marche, s'écria-t-il, et le requin suit dans le
sillage. Le sang dos victimes que dévore le monstre marque sur
l'Océan la trace du négrier, dont le crime laisse pour ainsi dire
une empreinte sur chaque vague. Mais, dans l'intérieur du vais-
seau, quel affreux spectacle! Non, les ligures étranges dont le
grand poète toscan a peuplé l'enfer éclos de sa sombre imagi-
nation ; les scènes terribles que le pinceau de Michel-Ange a
représentées sur les voûtes de la chapelle Sixtine n'approchent
point des horreurs qui se passent à bord.
Mortua quin etiam jiingebat corpora vivis.
Sur le pont et dans la cale empestée, on voit des vivants enchaî-
nés aux morts, des cadavres en putréfaction qui n'inspirent au
malheureux survivant ni dégoût ni terreur, car il aspire au mo-
ment qui terminera ses misères ; des femmes mettant au monde,
au milieu des morts et des mourants, les misérables fruits de
leuis entrailles ; des enfants exhalant leur premier souffle dans
un air infect... »
Dans son discours contre les ordres du Conseil en 1812, lord
Brougham fait une peinture navrante de la misère des districts
manufacturiers. En parlant de Birmingham, il s'écrie :
« Quel est aujourd'hui l'état de cette ruche humaine autrefois
si active? La moitié de la semaine, elle est inoccupée, silencieuse,
désolée, et le reste, elle travaille à prix réduits pour gagner une
misérable pitance, qui suffit à peine aux plus simples besoins de
la vie. Dans son sein fourmille en tout temps une multitude affa-
mée, demandant à grands cris de l'ouvrage sans pouvoir en trou-
ver. Oui, il faut avoir un cœur de pierre pour contempler sans
frémir un pareil spectacle! Mais ce n'est pas tout... Un manu-
facturier vous disait fautre jour: «Je fuis la vue de mes ouvriers,
« parce que je n'ai pas de travail à leur donner, et qu'ils se pres-
« sent autour de moi en me suppliant de les employer même
« pour le salaire le plus minime. » Rappelez-vous encore les
paroles de cet autre : « Notre situation est lamentable, et Dieu
70 REVUE BRITANNIQUE.
« sait ce que nous deviendrons, si vous ne trouvez moyen d'y
« apporter remède. »
Les discours de lord Brougham abondent en images à la fois
justes et fortes. Nous en citerons un ou deux exemples. Les or-
dres en Conseil, dont nous venons de parler, avaient déterminé
en Angleterre une extrême misère, et chacun s'ingéniait à cher-
cher des expédients pour la soulager. Les pétitions affluaient au
Parlement. Les uns réclamaient l'abolition du monopole com-
mercial de la Compagnie des Indes ; les autres demandaient la
libre exportation du bétail ou de la houille dans les colonies.
« Ces pétitions, dit lord Brougham, me rappellent ce qui se
passait à Londres, lors de la grande peste qui a ravagé notre ca-
pitale. Je ne connais rien dans l'histoire de plus navrant que le
spectacle des efforts inutiles qu'on fit alors pour combattre le
fléau. On voyait des malheureux se précipiter dans les rues, se
cramponner avec désespoir aux passants et implorer leurs se-
cours, comme si, en communiquant aux autres le poison qui
les dévorait, ils eussent espéré ramener la santé dans leurs vei-
nes, ou rendre la vie aux victimes que la mort avait moisson-
nées. Dans les jours de deuil, les projets, les panacées se pro-
duisaient de toutes parts ; — chaque jour surgissaient une foule
d'empiriques armés d'une recette nouvelle. Ils exploitaient la
crédulité et la terreur, réalisaient de grandes et rapides fortunes,
puis disparaissaient à l'étranger, ou succombaient eux-mêmes
sous les coups du fléau destructeur. Tous les remèdes proposés
étaient impuissants, mais l'avidité avec laquelle ils étaient ac-
cueillis prouvait l'immensité de la terreur non moins que l'uni-
versalité de la souffrance. »
Dans le même discours, à cette question : « Quel rapport ont
les ordres du Conseil avec la disette résultant d'une récolte
insuffisante? » lord Brougham répond ainsi :
« Mais l'influence de ces mesures sur la disette actuelle est
chose aussi absurde que de soutenir que votre bill sur le quin-
quina n'a pas aggravé la maladie dans les hôpitaux français,
sous prétexte que les malheureux qui s'y trouvaient sont morts
victimes de la fièvre et non du bill. Sans doute, c'est la fièvre
qui les a tués, mais n'est-ce pas votre politique inhumaine qui
leur a retiré cette plante salutaire, que la Providence, dont les
LORD BROUGHAM. 71
décrets mystérieux envoient la maladie, a fait croître, dans sa
miséricorde, pour le soulagement de l'humanité soutirante? »
La collection des discours de lord Brougham nous offre, de
temps à autre, de magnilîques morceaux d'éloquence, et toute
la difficulté pour nous est de faire un choix parmi tant de chefs-
d'œuvre. Citerons-nous, dans son discours aux électeurs deLiver-
pool, en 1812, cette invective passionnée contre la politique de
Pitt? « Oui, il est immortel, mais par le triomphe de nos ennemis
et la ruine de nos alliés. Oui, il est immortel, mais par le sang
qu'il a fait couler, par les trésors qu'il a sacrifiés sans fruit pour
notre cause ! Oui, il est immortel, mais par la honte de l'Angle-
terre et l'humiliation de ses amis. Oui, voilà les résultats de ses
vingt années de règne ministériel, depuis le jour où la cour ravie
a répandu ses faveurs et ses séductions sur sa jeune apostasie
jusqu'au jour qui a vu l'incendie delà métropole de notre dernier
allié, incendie dont la lueur jette en cet instant même sur son
nom un éclat sinistre *.» Citerons-nous encore, dans son discours
sur le budget de l'armée en 1816, ce passage oià il compare la
France de 1 7 9 2 , ébranlée par une prodigieuse révolution qui avait
déchaîné en Europe vingt-six millions d'hommes, avecla France
de la Restauration, « où le jacobinisme, arrêté dans ses progrès
par le Directoire, châtié par le Consulat, assoupli par l'Empire,
s'est attaché à la cause de l'ordre, a appris à la servir avec le
zèle, les ressources et l'adresse d'un malfaiteur que la police a
pris à ses gages après l'expiration de sa peine ? » Citerons-nous
enfin la péroraison de son discours sur les abus de l'administra-
tion judiciaire en Irlande, en 1823? « En Angleterre, la justice
subit des lenteurs, mais, grâce au ciel, on ne la vend pas. En
Irlande, on la vend aux riches, on la refuse aux pauvres ; pour
tous, elle marche avec une lenteur systématique et ruineuse.
Ne cherchons pas à déguiser les faits, la vérité nous accable
malgré nous. Nous poussons de gaieté de cœur au désespoir, à
la fohe, six millions d'hommes, nos concitoyens. »
Mais, au risque de choisir un passage que certaines person-
nes pourront regarder comme inférieur à d'autres plus brillants,
plus remarquables encore, nous mettrons sous les yeux de nos
' La poste venait d'apporter à Liverpoul la nouvelle île l'inceudie de Moscou.
72 REVUE BRITANNIQUE.
lecteurs l'extrait d'un discours sur la traite des nègres (1830).
« Ne me parlez pas du droit de propriété du planteur sur ses
esclaves. Ce droit, je le nie, je ne le reconnais pas. Les principes,
les sentiments de la nature humaine se révoltent contre ce droit.
Mon cœur et ma raison le repoussent et le condamnent 1 En vain
vous me parlez de lois qui sanctionnent ce droit prétendu ! Il y
a une loi qui domine toutes les dispositions des codes rédigés
par les pouvoirs humains, et cette loi est la même en tout pays
et en tout temps. Telle elle était avant que le génie audacieux de
Colomb eût ouvert à l'ancien monde les sources du pouvoir, de
la richesse, de la science, et attiré sur le nouveau des calamités
effroyables, telle elle est encore aujourd'hui. Cette loi, c'est celle
qui est écrite dans le cœur de l'homme par la main de son Créa-
teur. Cette loi immuable et éternelle ordonne à l'homme de mé-
priser la fraude, de haïr le vol, d'exécrer le meurtre ; elle veut
aussi qu'il rejette, comme une folle et coupable théorie, cette
idée que l'homme peut acquérir sur l'homme un droit de pro-
priété ^ En vain, vous invoquez les traités, les conventions in-
ternationales. Les lois du Tout-Puissant, qu'elles soient écrites
dans l'Ancien ou dans le Nouveau Testament, condamnent ces
prétentions impies. »
Dans la Chambredes lords, en 1838, lord Brougham dénonça,
avec une généreuse indignation, les cruautés qui se commet-
taient dans les colonies anglaises des Indes occidentales, et il
adjura la Chambre de consentir à l'émancipation immédiate des
nègres apprentis. Onze femmes esclaves avaient été fouettées
avec la dernière barbarie, mises à la torture, puis condamnées à
tourner la meule jusqu'à ce que la mort fût venue mettre un
terme à leurs souffrances.
« Vous me demanderez peut-être, s'écria le noble champion
de la liberté africaine, si des crimes comme ceux-ci, aussi odieux
par leur illégalité que par les circonstances qu'ils présentent,
passèrent inaperçus, si l'on négligea d'instituer une enquête
sur ces morts arrivées en prison. Non pas : les formes extérieu-
' Il y a quelques années, une affaire de prise maritime se présenta devant lord
Denraau. Il s'agissait d'un i);iliment espagnol ou portugais, capturé pour s'être livré
au commerce des esclaves. F/avocat chargé de la défense soutenait que, d'après le
droit des gens, la traite itait légale. Lord Ueuman l'interrompit en disant : « Je ne
connais pas cela. J'aimerais à voir discuter ce point. »
LORD BROUGHAM. 73
res de la justice furent, au contraire, rigoureusement observées,
car on les observe même aux Indes occidentales ; ces formes
tutélaires, qui sont comme les servantes de la justice, présidè-
rent à l'opération de l'enquête, malgré l'absence de leur noble
maîtresse. Le coroner se présenta, comme c'était son devoir ;
la liste du jury fut dressée régulièrement ; onze enquêtes eu-
rent lieu l'une après l'autre en conséquence, et onze verdicts
furent rendus. Le jury déclara sans doute qu'il y avait eu meur-
tre, homicide, ou tout au moins délit et abus de la force? Non.
Frappées par la main de Dieu, dirent ces hommes ! Frappées
par la main de Dieul Mensonge! parjure! blasphème! Oh ! je
sais qu'une des plus terribles épreuves au moyen desquelles
s'accomphssent les impénétrables desseins de la volonté divine,
c'est que, parfois, elle arme le méchant du pouvoir d'accabler
l'innocent, et, s'il y a une épreuve plus terrible que les autres,
une épreuve plus difficile que les autres à supporter pour la foi
et la raison, c'est lorsque Dieu envoie sur la terre, non pas la
plaie des scorpions ou de la peste, de la guerre ou de la famine,
mais celle des juges injustes et des jurés parjures, des miséra-
bles qui abusent de la loi pour satisfaire leur vengeance per-
sonnelle, ou qui, violant le serment qu'ils ont prêté sur l'Evan-
gile, travaillent dans leur iniquité au triomphe de l'injustice et
à la ruine de l'innocent. »
Lord Brougham est encore un grand maître dans l'art de ma-
nier le ridicule, qui devient dans ses mains une arme puissante.
Il aime à s'en servir, et il en tire souvent des effets admirables.
Mais ses traits satiriques n'ont point d'amertume ; jamais ils ne
laissent de venin dans la plaie, et, quelquefois même, ils provo-
quent l'hilarité de la victime contre laquelle ils sont dirigés. ■ —
Lorsque les décrets de Berlin et de Milan eurent fermé le conti-
nent aux marchandises d'importation anglaise, et que l'Angle-
terre, usant de représailles, y eut répondu par les ordres en
Conseil, qui eurent pour conséquence d'arrêter son commerce
avec l'Amérique, et de l'entraîner dans la guerre avec les Etats-
Unis, les ministres, pour se justifier, prétendirent que le pays
avait trouvé, dans l'accroissement de ses relations commerciales
avec les colonies espagnoles et portugaises de l'Amérique du
Sud, une compensation à la perte du marché américain. Or, le
74 REVUE BRITANNIQUE.
commerce annuel de l'Angleterre avec les Etats-Unis s'élevait
alors à 13 millions sterling, tandis qu'avec l'Amérique du Sud,
il n'était que d'un million. Voici comment lord Brougham fit
justice de cet argument, et rabattit la joie du ministère :
« Imaginez un événement quelconque, qui donnerait à une
faible parcelle de notre immense commerce une ouverture dans
le nord de l'Europe ou dans la Méditerranée. Imaginez un chan-
gement, un accident quelconque, qui permettrait de jeter dans
les pays soumis à la France la treizième, voire même la trentième
partie de la masse énorme des marchandises que nous avons en
magasin. Quelle joie, quel enivrement pour notre nouveau pré-
sident du Board-of-Trade (M. Rose)! Je le vois d'ici : il ne fait
qu'un bond de son hôtel à son bureau, et tout Downing-Street,
comme Duke's-Place, est en rumeur et dans l'ivresse 1 Dieu du
ciel ! que de gens affairés ! quelle activité l que de conseils de
cabinet au ministère ! que de conférences entre les gros bonnets
du Board-of-Trade ! quel remue-ménage parmi les simples em-
ployés ! Circulaires aux villes manufacturières, harangues de nos
célébrités navales à la Bourse, processions triomphales de dol-
lars et de volontaires dans Saint-James-Square, députations in-
cessantes de marchands, réponses courtoises et enthousiastes du
Board-of-Trade ; importation immédiate à Whitehall, et sur une
large échelle, des dignes chevaliers représentants de la Cité ; trafic
de licences ressuscité avec tout son cortège de parjures et de
fraudes, fabriques de faux renaissant de toutes parts, traits de
plume valant 15,000 Uv. st. *, méprises judicieuses, négligences
calculées , inadvertances profitables , que de choses , vous le
voyez, peut produire un accident comme celui que j'ai supposé
tout à l'heure ! L'honorable gentleman qui préside au Board-of-
Trade est si heureusement doué que ses fautes mêmes lui réus-
sissent, et je ne sais s'il ne vaut pas mieux se tromper avec lui,
qu'avoir raison en compagnie du genre humain. »
Dans une revue des discours de lord Brougham, il serait im-
pardonnable de ne pas parler de sa fameuse harangue sur la
réforme parlementaire, l'un des plus beaux monuments de son
' M. Baring (plus tard lord Ashbiirton) avait déclaré dans la Chambre des com-
munes que, par suite de deux erreurs commises d'un seul coup, des licences étaienl
devenues si précieuses, qu'il les eût volontiers payées 15,000 liv. st.
T.Onn RROUGHAM. 75
éloquence. Mais elle esl trop connue pour que nous eu fassions
autre chose qu'une courte mention. L'agitation que le bill de
réforme avait répandue dans tous les esprits justifie seule la
scène qui signala la fin de ce discours, alors que se jetant à ge-
nouï à côté du sac de laine, le lord chancelier s'écria :
« Par tout ce que vous avez de plus cher, mylords, par tous
lesUens qui attachent chacun de vous à notre ordre commun et
à notre commune patrie, je vous en supplie, ne rejetez pas ce
bill! »
Il y a là, à notre avis, quelque chose de théâtral et de mauvais
goût qui rappelle les exagérations du père Lacordaire dans la
chaire de Notre-Dame de Paris, ou les extravagances des assem-
blées révolutionnaires de France. Mais le génie de l'éloquence
française est essentiellement différent du nôtre. Loin de nous
de vouloir déprécier les triomphes oratoires de nos voisins, soit à
la tribune, soit dans la chaire, soit au barreau! Le pays qui a
produit un Bossuet et un Massillon, un d'Aguesseau et un Ber-
ryer, un Guizot et un Thiers, peut disputer aux autres la palme
de l'éloquence. Condamnés aujourd'hui au silence, pour avoir
abusé de la parole, les Français recouvreront un jour, nous n'en
doutons pas, le bien qu'ils ont perdu par leur faute. Napoléon III
n'a-t-il pas représenté lui-même la liberté comme devant former
tôt ou tard le couronnement de l'édifice impérial * ?
Les limites que nous nous sommes imposées nous contrai-
gnent de nous arrêter ici. Nous serons heureux si les citations
que nous avons faites inspirent à nos lecteurs le désir de lire la
collection des discours de lord Brougham. Nous donnons à tous
ceux qui veulent se rendre aptes à parler en public le conseil de
les étudier. Ils y trouveront une abondante provision de mâles
pensées, d'arguments vigoureux et de traits d'éloquence d'une
perfection achevée. Sans doute, il en est peu qui puissent espé-
rer de rivaliser avec le grand orateur qui a défendu la reine Ca-
roline et brisé la chaîne des esclaves, mais il n'en est aucun
qui ne doive s'instruire à son école.
Qu'on ne s'imagine pas surtout qu'on peut, sans un travail
assidu, opiniâtre, au premier rang s'élever parmi les hommes
1 Ainsi s'exprimait à peu près, le mois dernier, le plus ardent et le plus loyal
des serviteurs de Napoléon III, M. le comte de Persigny. (Noie du Directeur.)
76 REVUE BRITANNIQUE.
qui ont régné par le talent de la parole. Si l'on n'imite l'exem-
ple et si Ton ne suit les préceptes des maîtres de l'art, on de-
viendra peut-être un parleur disert, un dialecticien de tribune,
un deiafer expérimenté, mais on ne sera pas un orateur dans la
véritable acception du mot. De tous les auxiliaires delà parole, le
meilleur, c'est la plume. Cicéron l'a dit : Stylus oplimus et prœ-
stantissimus dicendi effector et maçjisler, et, pour lui emprunter
unebellecomparaison, l'habitude d'écrire d'avance les principaux
passages d'un discours communique aux expressions qui jaillis-
sent de l'improvisation une justesse et une force particulières, de
même qu'un vaisseau continue pendant quelque temps de mar-
cher, par suite de l'impulsion qu'il a reçue, après même que la
rame a cessé de le pousser en avant. Qu'on ne se méprenne pas
toutefois sur le sens de nos paroles. Nous ne prétendons pas
qu'il faille écrire d'avance et en entier son discours, puis l'ap-
prendre par cœur avant de le prononcer ; non-seulement cette
pratique surcharge la mémoire et embarrasse l'orateur, lorsque
par un accident ou par un autre il vient à perdre un des anneaux
qui forment la chaîne de ses raisonnements, mais encore elle
l'empêche d'observer l'impression qu'il produit sur son audi-
toire et de changer de style et de ton, selon l'occurrence. Pres-
que toujours c'est là l'écueil du discours écrit. Commencez par
méditer profondément votre sujet et écrivez ensuite les morceaux
les plus saillants : de cette façon vous aurez toujours dans l'ar-
senal de votre mémoire une provision d'armes toutes prêtes pour
chaque circonstance. L'habitude de la composition vous sug-
gérera en tout temps le mot le plus propre, les tournures de
phrases les plus élégantes, et vous sera d'un secours puissant
quand se présentera la nécessité de répondre à l'improviste et
sans préparation.
En terminant, nous dirons que la valeur de la collection que
nous annonçons au pubhc est rehaussée encore par des intro-
ductions historiques écrites de la main de lord Brougham, et
expliquant tout à la fois les circonstances dans lesquelles ses
discours furent prononcés et les sujets qu'ils traitent. Le style de
ces introductions est clair, vigoureux, correct, excellent de tout
point, et elles jettent une vive lumière sur l'histoire politique
de l'Angleterre au dix-neuvième siècle. {Edinburgh Heview.)
VOYAGES. — SPORT. - AGRICULTURE. - AGRONOMIE.
L'EXPÉDITION ANGLO-FRANGAISE EN CHINE,
§IP.
La contrée dont les rives sont baignées par la rivière de Can-
ton est d'une incomparable beauté ; les deux districts de la
Perle et du Yang-Tse surtout présentent aux yeux un aspect
plein de variété et de richesse : dans le premier, l'horizon est
borné par des montagnes et une chaîne de collines de granit;
dans le second, la vue s'étend sur une plaine sans bornes; ce
sont d'immenses deltas formés de terrains d'alluvion au travers
desquels se répandent les eaux intérieures d'un grand fleuve
et de mille ruisseaux. Au nord, les dépôts fécondants se sont
déroulés sur le lit même de la mer qui s'est retirée pour laisser
ainsi derrière elle une plaine solide : au sud, la matière limo-
neuse, transportée au milieu d'un archipel d'îles de rochers, a
formé une suite de vallées dominées par des montagnes. Les
moissons qui croissent sur les bords de la Perle et sur ceux du
Wang-Po doivent leur abondance à la même qualité d'un sol
d'alluvion. Sur la rivière de Canton, au moment de la seconde
récolte du riz, les bananiers présentent leurs branches chargées
de fruits, et les cannes à sucre déploient à perte de vue leur
verdure ondoyante.
Je désirais vivement examiner de plus près l'état de l'agricul-
ture dans la partie du sud : trois Anglais de Hong-Kong avaient
formé le projet audacieux d'aller à la chasse ou plutôt d'aller
' Voir la livraison de juin.
78 REVUE BRITANNIQUE.
parcourir pendant trois jours le territoire ennemi. Je devais les
accompagner, mais un devoir impérieux m'en avait empêché ;
javais été forcé d" aller moi-même faire une reconnaissance sur
la rivière. A mon retour, je trouvai qu'ils avaient exécuté leur
projet : armés de revolvers et suivis chacun de cinq coolies, ils
s'étaient fait débarquer à Mirs-Bay ; après avoir traversé quel-
ques villages, et battu avec leurs chiens les collines qui s'élè-
vent auprès d'une ville fortifiée, ils étaient revenus sains et
saufs, avec seize faisans et quelques cailles, en dépit des dispo-
sitions peu amicales et des regards hostiles des indigènes quïls
avaient rencontrés.
Je résolus donc départir seul pour mon expédition, et, m'é-
tant procuré une barque à Soochand, je remontai la rivière l'es-
pace de vingt ou trente milles, et je jetai l'ancre dans un endroit
commode pour passer la nuit.
Le lendemain, dans la matinée, j'envoyai mes domestiques
dans un village voisin, d'où ils ramenèrent, moyennant salaire,
trois paysans, armés de longs bambous, qui devaient me servir
de guides pour pénétrer dans l'intérieur du pays. En Chine, il
n'existe point de loi sur la chasse : la terre est libre pour tous,
aussi le résultat est-il peu profitable pour chacun. Pour surcroît
d'ennui, les champs étaient couverts de moissons encore debout,
et je n'avais pas de chien. L'hospitalité des habitans de Shang-
Hai est proverbiale, s'il faut en croire les voyageurs, mais ils ne
prêtent pas volontiers leurs chiens : il me fut impossible d'en
obtenir un seul. Je fus réduit à chercher des ressources dans
mes faibles notions d'histoire naturelle, et à tâcher de deviner les
habitudes des faisans du pays, en les comparant à celles des
nôtres. Pendant toute la journée, jusqu'au coucher du soleil, je
suivis les bords des nombreuses plantations de bambous. Ces
plantations tiennent presque toujours aux habitations, et les
terres qui les entourent sont cultivées, comme en Angleterre,
soit en céréales, soit en légumes de toute nature. Mais en Chine,
comme en Angleterre, il n'est pas facile d'approcher des faisans,
lorsqu'ils sont au gagnage'. Je tirai rarement à une distance
'On sait qu'en tPrmc do chasse le mol gagnage signifie le nionienl nii li' gilùcr
sort (lu bois pour venir manger clans la jilaine.
l'expédition anglo-française en chine. 79
moindre de soixante-dix pas, et en outre, lorsque je touchais l'oi-
seau et qu'il était seulement démonté, il était perdu pour moi.
Les champs étaient remplis d'indigènes qui couraient après le
gibier blessé, et le poursuivaient jusqu'à ce qu'il fût tombé entre
leurs mains. Pendant toute la journée, je fus ainsi escorté par
une multitude considérable de spectateurs intéressés, et je tirai,
non pas toujours pour mon amusement, mais surtout pour leur
satisfaction personnelle, un grand nombre d'oiseaux d'un plu-
mage très-curieux. Je dois avouer aussi que la perte du gibier
n'est pas le seul risque de cette chasse : il m'était presque im-
possible d'ajuster, sans trouver au bout de mon fusil la tête
étonnée d'un Chinois, et si, par accident, un de ces importuns
est atteint de quelques grains de plomb, le sportsman est saisi
à l'instant et rapporté à Shang-Hai dans une cage de bambou.
Singulier dénoûment qui transforme le chasseur en gibier I
D'après les observations que j'ai pu faire, je suis convaincu
que, sous le rapport de l'agriculture, l'Angleterre n'a rien à ap-
prendre de la Chine. Le chmat et la nature du sol des deux pays
sont, d'ailleurs, tout à fait différents. 11 n'y a point en Chine de
terrains en friche ; on n'y voit pas ces vastes tapis de verdure,
couverts de chardons, qui s'étendent sur une grande partie du
pays de Galles ; point d'herbes parasites ; on ne trouverait pas
dans un champ chinois une seule feuille étrangère à la moisson
qu'on y cultive. Le terrain est non-seulement net et uni, mais
encore tellement pulvérisé, que souvent, après une semaine de
pluie, j'ai cherché en vain une petite motte de terre, pour jeter
dans un étang d'où je voulais faire lever des oiseaux aquatiques.
Les provinces les plus fertiles de l'Angleterre ne peuvent se com-
parer aux plaines cultivées de la Chine ; mais, dans les deux pays,
les procédés de culture sont très-différents. Les cultivateurs chi-
nois s'occupent fort peu du lait, du beurre, du fromage, des
moutons et des bœufs. Les habitants n'en font aucun cas, n'en
achètent jamais, et donnent la préférence au riz. Il est vrai que,
dans son récent voyage de découverte sur la grande rivière de
l'ouest, le Commodore Elliott a vu des troupeaux de bœufs sur
les montagnes au nord de Canton ; mais je ne parle pas ici des
pâturages de montagne, je parle de cette partie de la Chine où
1 on suppose que l'agriculture est parvenue à sa perfection. Le
80 REVUE BRITANNIQUE.
porc, la volaille, les légumes et les poissons qui peuplent les ri-
vières et les étangs, sont la nourriture ordinaire des indigènes.
Ajoutez-y, pour l'exploitation, un ou deux bœufs destinés à faire
tourner les roues d'irrigation, et à labourer les champs : telles
sont les ressources suffisantes à un fermier chinois qui entre-
tient cent serviteurs.
Nous sommes forcé d'entrer ici dans quelques détails peu
agréables et de dire avec le poète : Difficile est pi'oprie communia
dicere, mais ces détails sont un des traits caractéristiques du pays.
De l'absence de troupeaux résulte nécessairement l'absence de
fumier : dans l'opinion des Chinois, les matières stercorales sont
l'engrais le plus puissant ; aussi sont-elles recueillies avec le plus
grand soin. A chaque pas dans les villes et dans leur voisinage,
on rencontre d'énormes pots de terre qui, infectant l'air autant
qu'ils blessent la vue, invitent les passants et reçoivent trop sou-
vent leurs contributions alvines. Dans toutes les maisons, des
latrines sont placées d'une manière ostensible, sans portes,
pour offrir un libre accès au public, et l'on paye fort cher le
privilège de recueillir ce précieux produit. Cet état de choses,
qui eût flatté l'odorat fiscal de l'empereur Vespasien, inspire
à tous les étrangers un profond dégoût, et c'est malheureu-
sement la première et la dernière impression que l'on reçoit du
pays.
Comme nous l'avons déjà dit, fagriculture est soumise en
Chine à des conditions différentes de celles qui existent en An-
gleterre. Donnez à un fermier anglais mille acres d'une terre
fertile, traversée par des ruisseaux qui rendent facile l'irrigation
du sol ; joignez à cet avantage un soleil ardent, un drainage par-
fait, des pluies périodiques et de larges voies de communication,
sans aucun doute ce fermier fera prompteraent sa fortune. Mais
nous avons ici le revers de la médaille : si ces plaines fertiles sont
infestées de braconniers, soumises aux extorsions des manda-
rins, exposées au pillage des soldats maraudeurs, et ravagées par
les pirates de rivières, il est facile de prévoir que le contraire ar-
rivera. Et nous dirons à ceux qui regardent comme injustes les
tentatives faites pour imposer des lois au gouvernement de la
Chine, puissance indépendante, que ce gouvernement, dont les
exigences sont infinies et la protection nulle, ne représente autre
l'expédition anglo-française en chine. 81
chose qu'un brigandage organisé, et que l'on rendrait certaine-
ment un grand service à l'humanité s'il était possible, même par
la force, de faire adopter aux populations chinoises les senti-
ments d'honneur et de probité des nations occidentales, ainsi
que leurs habitudes de travail.
Nous avons eu récemment un curieux exemple de la promp-
titude et de l'adresse avec lesquelles les Chinois saisissent l'oc-
casion de commettre des extorsions. Le bruit était parvenu aux
oreilles de l'amiral que plusieurs Chinois levaient, au nom de la
flotte anglaise, des contributions dans les villes et les villages
situés au bord de la rivière. Le coramodore Fellowes, accompa-
gné du chef des interprètes, fut aussitôt envoyé pour prendre
des renseignements sur ce fait. Ces deux officiers débarquèrent
avec une petite escorte, et s'avancèrent de village en village,
sans obtenir beaucoup de succès dans leurs recherches. Les Chi-
nois, très-défiants, s'imaginèrent qu'ils amenaient avec eux les
collecteurs de l'impôt annoncé. Ce ne fut qu'à la longue que la
déclaration qu'on n'était pas venu pour les dépouiller leur in-
spira quelque confiance. Puis, les yeux du commandant tom-
bèrent, non sans surprise, sur une chaloupe faite à l'imitation
des canots de nos vaisseaux de guerre, mais assez grossièrement
charpentée pour montrer qu'elle était l'œuvre de mains chinoises .
Bientôt après, l'interprète découvrit un avis placé dans un des
villages les plus reculés, annonçant qu'il émanait de l'honora-
ble nation anglaise, et portant en substance que si, à un jour
désigné, les cultivateurs n'avaient pas acquitté la taxe de grain
due à la flotte anglaise pour la protection qu'elle accordait à leurs
moissons, les vaisseaux viendraient incendier leurs villages. En
poursuivant les recherches, on apprit que ce tribut était levé par
une réunion d'individus ayant pris le titre de : Société de patrio-
tisme et de paix, et qu'une prison voisine était remplie de leurs
victimes. "Les prisonniers furent aussitôt mis en liberté, et l'a-
miral fit répandre parmi les Chinois une proclamation dés-
avouant toute participation à cette affaire; mais il n'en est pas
moins vrai que l'idée et l'exécution en sont très-curieuses, et
dénotent une entente des affaires industrielles presque aussi
avancée que dans nos pays civilisés.
Le chef de la bande sauva sa tête : il en fut quitte pour cin-
8* SÉRIE. — TOME V. 6
82 REVUE BRITANNIQUE.
quante coups de bâton...; il ne serait pas Chinois si demain, et
pour la même cause, il ne s'exposait pas au même châtiment.
§111.
La cuisine chinoise occupe une position intermédiaire entre
celle des Français et celle des Anglais, au-dessous de la première,
mais au-dessus de la seconde. Sous ce point de vue, comme sous
beaucoup d'autres , les Chinois regardent les Anglais comme
placés au dernier degré de l'échelle, et comme ne devant jamais
qu'à la force brutale le rang qu'ils tiennent dans le monde civi-
lisé. La manière dont se nourrissent les Anglais, disent-ils, se
rapproche tout à fait de celle des sauvages de l'île Formose :
leur table est une boucherie, et ils remettent tout le soin de la
cuisine à leur estomac. « Dans les temps reculés, me disait un Chi-
nois, quand nous n'étions pas encore civilisés, nous nous ser-
vions comme vous de couteaux et de fourchettes ; aujourd'hui,
nous nous servons des fourchettes que nous a données la nature ;
nous avons encore des couteaux, mais c'est un reste de barba-
rie, et nous les employons le moins possible. Nous nous met-
tons à table pour manger, et non, comme vous, pour dépecer
des carcasses. »
Les Anglais prétendent que leur nourriture, qui se compose
d'une tranche de viande à peine cuite et de légumes grossière-
ment apprêtés, est aussi simple que saine : mais, selon les Chi-
nois, pour qu'une telle nourriture soit digérée, il faut que la
chaleur animale soit excitée par le travail et l'exercice. C'est la
nourriture de l'homme à l'état sauvage, et cette nourriture si
simple est loin de convenir, disent-ils, à tous les tempéraments.
En Chine, les indigènes ont adopté la cuisine anglaise sous
sa forme la plus détestable : rien de plus mélancolique que l'as-
pect d'un dîner à Hong-Kong et à Shang-Hai, dans la saison des
chaleurs. La table est couverte de débris d'animaux tués néces-
sairement le jour même, et dont la chair est aussi dure que l'a
faite une mort récente; mais ce n'est pas la faute des cuisiniers
chinois, car, en général, les indigènes ont une aptitude natu-
relle pour la cuisine. J'ai vu à Shang-Hai un jeune Chinois qui,
après avoir pris une douzaine d(î lurons dans un hvre de cuisine
l'expédition anglo-française en chine. 83
français, nous servit un consommé aux œufs pochés, un filet
de bœuf aux chanipifinons, un salmis de canard, des pommes
de terre frites et une omelette sucrée, qui n'avaient rien d'infé-
rieur aux excellents produits de Véfour ou des Frères Pro-
vençaux.
La base de la nourriture des laboureurs chinois est le riz :
c'est sans contredit le grain le meilleur à manger sans être fer-
menté, il est plus sain que la bouillie de froment des Arabes
et plus nutritif que celle des Irlandais.
Au-dessous de la classe des laboureurs, nous trouvons celle
des mendiants, qui mangent les chiens, nourriture qu'ils ont
adoptée, non par goût, mais par nécessité, attendu qu'il leur est
impossible de se procurer du riz en suffisante quantité.
Si nous montons plus haut, nous arrivons à un genre de co-
mestibles un peu douteux. Dans chaque rue, on trouve une
demi-douzaine de cuisines publiques où l'on voit bouillir dans
des chaudrons des espèces de boudins remplis de viande hachée.
J'en ai mangé plus d'une fois dans le jardin à thé de la ville de
Shang-Hai, et je dois convenir qu'ils ont un goût excellent, quoi-
que peut-être la matière qui les compose ne mérite pas plus de
confiance que celle des saucisses d'Angleterre. On voit également
dans les mêmes endroits des poissons et des viandes frites à
l'huile, et, comme ces mets sont placés sous le nez des passants,
on suppose sans doute que leur parfum excite l'appétit chinois.
Mais c'est réellement la partie faible de la cuisine du pays; car
cette huile est tellement rance qu'elle infecte l'air, et ajoute
beaucoup aux émanations malsaines qui blessent l'odorat dans
les villes et dans les villages. Ce n'est pas sur cet échantillon,
cependant, qu'il faut juger la cuisine chinoise, pas plus qu'il
ne faudrait donner pour exemple de la cuisine française les ra-
goûts des petits traiteurs des environs de l'Odéon. (Que les étu-
diants en droit et en médecine de Paris me pardonnent ce rap-
prochement !)
Il n'est pas sans difficulté aujourd'hui de faire un dîner vé-
ritablement chinois dans la maison particulière d'un Chinois,
ce dernier regardant comme delà plus stricte politesse de traiter
son convive d'après la méthode de sa patrie. J'ai assisté, à Ning-
Po, dans le nouveau temple, à un banquet qui fut donné aux
84 REVUE BRITANNIQUE.
Anglais parla corporation des marchands. J'espérais, dans cette
circonstance, m'éclairer sur l'art culinaire de la Chine : mais ces
honnêtes marchands, pour nous recevoir plus convenablement,
n'avaient trouvé rien de mieux que de nous emprunter nos pro-
pres cuisiniers.
Ning-Po jouit dans toute la Chine d'une grande renommée
pour l'excellence de ses études et la perfection de sa cuisine, deux
avantages qui ne sont pas toujours réunis. Cette double réputa-
tion tient à un fait assez récent : il existe à Pékin un examen
suivant le système de concours qui a lieu à Cambridge, et le
vainqueur est proclamé argumenta teur pour tout l'empire. Il y
a quelques années, le candidat triomphant fut un habitant de
Ning-Po ; ce succès répandit une grande joie dans la ville. Les ar-
chitectes qui construisaient alors un nouvel hôtel, au lieu de l'ap-
peler le Dragon impérial ou les Dix mille ans, lui donnèrent le
nom de Galerie de f Académie impériale, et, sous ce titre, il passe
pour avoir la meilleure cuisine de la Chine, après celle de Pékin.
Pour me consoler du désappointement que j'avais éprouvé
au banquet de la corporation des marchands, je résolus de don-
ner moi-même dans cet hôtel un dîner véritablement chinois ;
au mois de septembre dernier, j'invitai donc une grande par-
tie des beautés à la mode de Ning-Po, en accompagnant l'in-
vitation d'une paire de chop-sticks *, pour les édifier d'avance sur
la nature du repas. Après une mûre délibération, comme les
choses nouvelles sont rares à Ning-Po, mon invitation fut accep-
tée : une salle fut préparée, et le dîner fut commandé avec une
scrupuleuse attention. Au jour indiqué, huit palanquins, dont
quatre portaient des dames anglaises, escortées de leurs maris,
traversèrent la ville en procession, et vinrent déposer leur pré-
cieux fardeau à la Galerie de V Académie impériale.
La salle à manger avait l'aspect d'une véranda indienne : la
table fut d'abord couverte de hors-d'œuvre pour préluder au fes-
tin et nous mettre en appétit. On y voyait une petite tour carrée
composée do tranches légères de poitrines d'oies ; des œufs bouil-
lis, tachetés de noir, qui avaient été conservés dans de la chaux
et dont la déhcatesse devait être appréciée, comme nos vins, en
1 Les Anglais norament ainsi les petits bâtons bien connus donl !i>s Chinois se
servent, en jïuise de fourclietles, pour prendre leur repas.
l'expédition anglo-française en chine. 85
raison do leur antiquité; des tripes ; des graines et d'autres vé-
gétaux conservés dans le vinaigre; un amas de poissons à écail-
les dont l'espèce m'était inconnue ; des crevettes, des noix, du
gingembre et des fruits confits.
Chaque chose était excellente dans son genre, particulièrement
les poissons inconnus, et mes convives mangèrent même des
tripes avec le plus grand plaisir ; il y avait d'abord parmi nous
un peu de défiance, mais elle s'évanouit promptement.
Enfin Ton se mit à table, afin de procéder à rafi"aire sérieuse de
la journée. Le couvert de chaque convive se composait d'une
soucoupe et d'une cuiller en porcelaine, d'une serviette pliée à
côté des soucoupes et de deux petits gobelets de métal qui n'é-
taient pas plus grands que des coquetiers. Je fis asseoir près de
moi le plus grave des Chinois, afin qu'il pût surveiller la stricte
exécution des coutumes ; il portait le bonnet de mandarin, en
qualité dinterprète d'un des consulats, et possédait ainsi toutes
les qualités désirables pour les sérieuses fonctions auxquelles je
l'avais destiné.
On nous servit d'abord une soupe aux nids d'oiseaux, qui
n'avaient heureusement aucune odeur de plume ni de mousse.
Ces nids étaient placés sur une matière mucilagineuse dont la
nature ne me parut pas bien définie et au-dessous de laquelle
nageaient des tranches de poulet dans un liquide blanchâtre. Ce
mets fut trouvé généralement d'un goût assez fade. Le second
plat excita une certaine sensation nerveuse : il contenait des li-
maçons de mer. J'en avais déjà vu à Macao, mais ils étaient
blancs, et ceux qu'on nous servit avaient reçu, par la prépara-
tion, une couleur verte. Ils sont très-glissants et nous avions
beaucoup de peine à les saisir par notre défaut d'usage des
chop-sticks. On les trouva très-succulents, d'un goût très-agréa-
ble, et n'ayant rien de l'odeur de la graisse verte de tortue.
Pendant que nous discutions sur la valeur des mets, notre
maître des cérémonies chinois intervint d'une manière solen-
nelle et nous reprocha d'avoir manqué aux premières règles de
la politesse. En efTet, aucun de nous n'avait songé à introduire
un de ces morceaux délicats, bien arrosé de sauce, dans la bou-
che de son voisin, ce qui est le suprême du bon ton. Nous cher-
châmes à réparer cet oubli, mais nos efforts eurent peu de suc-
86 REVUE BRITANNIQUE.
ces, et les morceaux présentés furent mal accueillis, surtout par
les lèvres des dames.
Aux limaçons succéda un esturgeon sur lequel nous n'avons
rien a dire; ensuite un plat contenant un mélange de porc et
de nageoires de goulu de mer, qui obtint peu de succès. Pendant
tout le temps du dîner, des domestiques circulaient, avec un
pot de métal, pour remplir nos petits verres d'un vin chaud et
capiteux. Il y avait trois sortes de vin : dabord le shamshu, qui
est très-capiteux, ensuite le vin mixtionné, et en dernier lieu le
vin ordinaire, qui a beaucoup de rapport avec le sherry. Durant
tout le repas, le Chinois avait bu avec tous les convives, à la
mode anglaise; mais, pour se conformer aux usages de son
pays, il commençait toujours par porter un défi à la partie mâle
de la société.
Il s'éleva alors une discussion bruyante à propos du pain et
du riz. Notre estomac, chargé de mets succulents, avait besoin
d'un élément farineux ; rien n'était plus facile que de s'en pro-
curer, mais notre arbitre suprême s'interposa : « Le pain, dans
un repas chinois, dit-il, est contraire à tous les usages. » Nous
nous consolâmes en lui déclarant à l'unanimité que c'était la
partie faible de la gastronomie chinoise.
Cependant la succession des plats qu'on nous servait suivait
son cours. Le premier qu'on nous apporta, après cette discus-
sion, se composait d'une étuvée de prunes sauvages et de fruits
confits, dont la douceur et l'acidité firent une agréable diver-
sion aux poissons et aux viandes que nous avions mangés. On
nous servit ensuite une espèce de végétal ressemblant beaucoup
à ce qu'on appelle en France barbe de capucin, et une nouvelle
série de viandes et de légumes parmi lesquels se trouvait un plat
de langues de canards qui pabsent à la Chine pour un mets ex-
quis. Pendant que nous cherchions à piquer ces petits morceaux
au moyen de nos chop-sticks, dont nous commencions à nous
servir avec assez d'adresse, un violent cri chinois : Ey yaïc ! vint
nous interrompre et attira notre attention du côté de la partie
ouverte de la véranda. La maison en face, de l'autre côté de la
rue, placée à environ huit pieds de nous, offrait l'aspect d'une
salle de spectacle vue du théâtre : une foule de Chinois à demi
nus s'y étaient réunis. Ils étaient tous accroupis dans un certain
l'expédition anglo- française en chine. 87
ordre sur la galerie et sur le toit, comme des spectateurs qui
ayaient payé leur place, et, de là, ils regardaient silencieuse-
ment diner les barbares. Nous aurions pu facilement baisser les
stores, mais c'eût été un mauvais procédé ; d'ailleurs nous nous
serions tout à fait privés d'air, et quel mal nous faisaient les
earieux?
On continua donc à s'occuper des langues de canards, et l'on
passa ensuite aux tendons de daim qui sont un mets royal. Les
tendons de daim viennent de la Tartarie. Les empereurs de la
Chine en font souvent des présents à ceux de leurs sujets qu'ils
honorent de leur faveur impériale, et dernièrement le gouver-
neur de Canton, Yeh, qui en avait reçu quelques-uns du souve-
rain, donna une grande fête pour célébrer sa bonne fortune.
Les tendons de daim doivent être bouillis pendant huit jours
avant de pouvoir être mangés.
Nous étions entièrement rassasiés, lorsqu'on mit sur la table
un plat que les Chinois appellent oreille de poisson, mais aucun
de nous ne put se décider à y goûter. En Chine, quand un plat
n'a pas été touché, c'est le signal de la fin du repas. Le maître
d'hôtel protesta et déclara qu'il avait encore plus de vingt rare-
tés à nous présenter, mais sa protestation fut inutile. On fit alors
circuler des petites tasses de riz bouilli tout simplement, et on
nous offrit quelques fruits confits, car jamais les fruits crus ne
sont admis dans un dîner chinois. Je m'étais assuré que tout ce
qui nous serait servi était sain et d'une digestion facile, et je ne
fus pas trompé ; car nous étant réunis, après le dîner, dans la
maison d'un des convives, nous y fîmes, le soir même, un excel-
lent souper.
Ainsi se termina notre dîner chinois. Avant de remonter dans
nos palanquins, nous visitâmes l'établissement en détail. Nous
vîmes les réservoirs où avaient été conservés les animaux curieux
qui nous avaient été servis, nous examinâmes la méthode de
préparation des mets, les casseroles et les fourneaux où d'autres
dîners étaient alors sur le feu, et nous trouvâmes toute chose
en aussi bon ordre que dans un établissement européen de pre-
mier rang.
Je ne puis affirmer que ce dîner ait entièrement satisfait notre
goût, mais on comprend très-bien qu'il puisse paraître délicieux
88 REVUE BRITANNIQUE.
à des gens qui en ont Thabitude. Du reste, pour le terminer di-
gnement, il fut décidé, à l'unanimité, que la note du menu en
serait précieusement conservée, et qu'une description exacte en
serait dressée à l'usage des gourmets futurs, car, bien que plu-
sieurs voyageurs aient donné en plaisantant des détails sur la
forme et les cérémonies étranges d'un dîner chinois, aucun n'a-
vait jusqu'ici pris la peine de nous fournir des renseignements
exacts sur la nature et la qualité des mets qui lui avaient été
servis.
C. D. {Timex. C.)
' Ce n'est pas notre dernier extrait de cette correspondance^ dont l'auteur, voyons-
nous par un article du limes, est M. G. Wingrove Cooke.
{Note du Rédacteur.)
DOCUMENTS HISTORIQUES.
BOSCOBEL.
LES AVENTURES DE CHARLES II
APRÈS LA BATAILLE DE WORCESTER ' .
L'Angleterre est peut-être de tous les pays celui qui, dans un
aussi petit espace, renferme le plus de souvenirs, le plus de ves-
tiges du passé. Toutes ses ruines rappellent un fait qui a son
intérêt historique. Séparés du continent parla mer, qui ne fut
pas toujours un « brillant anneau de mariage » des royautés entre
elles, les Anglais ont soutenu presque toutes leurs luttes sur leur
propre territoire. Leurs annales sont écrites sur le sol même.
Les abbayes, les cathédrales, les églises paroissiales oià reposent
leurs aïeux, immobiles et glacés comme le bronze et le marbre
qui les représentent ou recouvrent leurs cendres ; les fermes ja-
dis entourées de fossés, et maintenant défendues seulement par
de hauts peupliers; les vieux manoirs jetés, pour ainsi dire, sur
les collines, avec les chambres secrètes oii se cachaient les vain-
cus aux jours delà proscription ; les vieux champs de bataille où
le laboureur anglais, traçant son sillon, tressaille comme le la-
boureur romain du temps de Virgile, lorsque le soc de sa charrue
' Boscobel, or the complète History of His Sacred Majesty's most miraculons pré-
servation after the battle of Worcester. 3 sept. 1651. London, 1662. — Boscohel,
or the complète History of the most miraculovs p7-eservalioJi ofking Charles II,
after the battle of Worcester, septewber theo^ 1651. London, 1725. — The Boscobel
tracts, relaling to theescape of Charles the second, affer the battle of Worcester,
and his subséquent adventures, cdited by J. Hughes, esq. M. A. Ediuburgh and
London, 1857.
90 REVUE BRITANNIQUE.
se heurte contre une épée brisée ou contre l'os blanchi qui, en
son temps, l'a peut-être maniée avec tant de vigueur, — tout cela
parle dune voix éloquente. Le génie qui a élevé ces abbayes et
rhéroisme qui a combattu sur ces champs de bataille ont pu dis-
paraître : jamais une étude archéologique ne suffirait à les rap-
peler ; néanmoins, toutes ces rehques nationales méritent d'être
contemplées avec respect et conservées avec amour. La porte
criblée de projectiles et le rempart ébréché parlent encore silen-
cieusement du passé ; tandis que la tradition locale, avec plus de
bruit mais moins de vérité peut-être, nous raconte sa propre his-
toire*. Nous serions heureux de recueillir toutes ces anciennes
traditions, et de voir jusqu'à quel point elles s'accordent avec ce
que nous savons déjà. Il en est un grand nombre qui seraient
précieuses sans doute, et le futur historien pourrait les mettre à
contribution, comme lord Macaulay s'est servi des traditions du
Somersetshire pour raconter la bataille de Sedgemoor.
Ces réflexions nous sont suggérées par une nouvelle édition
des Boscobel Tracts. >'ous avons sous les yeux un exemplaire de
l'ancienDe édition de 1662, conservé aussi précieusement que
la Bible des aïeux dans l'une des maisons où se réfugia le roi
(Jiarles, curieux exemplaire presque en lambeaux, compulsé par
plus d'un Cavalier, feuilleté aussi de temps à autre par les villa-
geois, orné de vignettes bizarres, dun plan de la ville de Woi-
cester qui dérouterait certainement le visiteur le plus éclairé, et
d'une vue de ce bois de Boscobel où le roi et le colonel Carlis
eussent infailliblement été pris s'ils n'avaient été mieux cachés
que dans ce dessin royaliste. Si l'ancienne édition nous plaît
davantage, nous avouerons que la nouvelle est bien plus appro-
priée à Tusage général. Son éditeur, M. Hughes, a rendu un
grand service en rassemblant ia plupart des documents qui se
rapportent au sujet; nous aurions voulu, néanmoins, qu'il en
eût réimprimé quelques-uns de plus, surtout le rare opuscule
des « Dames-Blanches » (Wliile-Ladies) . Il nous a donné aussi,
d'après son observation personnelle, la description de quelques-
' Dans le dernier voliinn; de ses Esquisses, où l'autobiographie se mêle agréable -
menf aux i-tudes du naturaliste, M. Waterlon raconte comment il a récemment re-
trouve dans son château les témoignages du siège qu'il soutint contre les parle-
mentaires de Cromwell. [Note du Hédadeur.)
BOSCOBEL. 9\
uns des lieux où le roi se réfugia. Il aurait pu faire davantage :
« la fidèle cité de Worcester » seule lui eût fourni beaucoup de
matériaux qu'il a négligés. INous croyons aussi qu'il aurait pu nous
raconter quelques-unes des traditions qui se trouvent éparses
dans plusieurs parties de l'Angleterre. M. Hughes, ne paraissant
pas savoir que la question est encore indécise, attribue les Bas-
cobel Tracls à Blount, sans aucun commentaire. S'il avait seu-
lement ouvert un livre très-répandu, le Worceslersliire, deMash,
il aurait vu que ce fait est fort contesté '.
Quel que soit l'auteur de cet ancien opuscule, c'était un zélé
royaliste qui, dans l'excès de sa fidélité, compare Charles II au roi
David, en prodiguant au Lord Protecteur les épithètes « d'archi-
rebelle, d'usurpateur sanguinaire, » et enfin, pour couronner
ses sarcasmes, de « chef des mufti. » Le droit divin des rois est
pour lui un dogme et une réalité ; les parlementaires, les indé-
pendants, les soldats de Cromwell, ne sont pour lui que la lie de
l'Angleterre.
Les longues années qui nous séparent de ces hommes nous les
' a L'histoire de la fuite du roi, après la bataille de Worcester, se trouve racontée
dans un livre intitulé : Boscobel. La prerait- re partie contient le récit de cet événe-
ment jusqu'au moment oii il quitte les .: Dames-Blanches «{White Ladies) et « Bosco-
bfll; » la seconde, ses aventures dans l'ouest de l'Angleterre L'auteur est inconnu,
mais ce n'est certainement pas M. Blount Un grand nombre de personnes ont
supposé que Boscobel éla\t écrit par Thomas Blount, esq , né à Bordesley, dans le
Worcestershire, fils de Jliles Blount. d'Orleton, dans le Ilerefordshire, cinquième
Wsde Roger Biount, de ilonkland, dans le même comté, qni mourut en 1679, âgé
de soixante et un ans ; il épousa Anne, fille d'Edmond Church,esq., de Maldon,dans
l'Essex. C'était un antiquaire très -laborieux, qui fit d'importantes collections pour
Fhistoire du Herefordshire. Dans un manuscrit que j'ai vu, il déclare n'èlre pas
l'aoteur de Boscobel, et dit qu'il vit ce livre, pour la première fois, chez lord Oxford,
à Bramplon-Bryam, comme le prouve la lettre suivante. »
Ici, Aash cite une lettre qu'il reçut du petit- fils de Blount. On y lit ce qui suit ;
« Mon grand-père s'appelait Thomas Blount; il mourut à Orletou. J'ose dire
qn'il n'est pas l'auteur de Boscobel, car, dans une de ses lettres à mon père, j'ai re-
cueilli la phrase suivante: « Etant l'antre jour en visite chez lord Oxford, je trouvai un
« petit livre intitulé : Boscobel. Mylord parut trés-surpris en me voyant le lire avec
c. ardeur, disant qu'on me considérait comme en étant l'auteur. Je ne sais comment
a il se fait que le monde a la bonté de me l'attribuer. Mais, quelque mérite qu'il
« puisse avoir 'car je n'ai pas eu le temps de l'examiner), je rougirais de m'appro-
« prier la renommée d'autrui ; et si celle opinion est répandue parmi ceux de mes
« amis qui vous entourent, je vous prie de la démentir, car je ne connais même pas
' l'auteur de cet ouvrage. « (Supplément de la i"'« édition du Worcestershire, de
>ash, 1799, p. 90.)
92 REVUE BRITANNIQUE.
font apparaître sous un jour bien différent. Nous avons quelques
égards pour le sim]^/e Cromvvell, « avec son linge sale, une ou
deux taches de sang sur son petit rabat qui n'était pas beaucoup
plus large que son col, » suivant la description de sir Philip
Warwick ; la vertu n'existant pas seulement pour nous sous la
pourpre royale et la couronne d'or, nous voyons dans le Lord
Protecteur autre chose qu'un roi de théâtre, avec des gardes du
corps, le clinquant et le costume de la scène *.
Nous ne saurions approfondir ici la question des différents gou-
vernements du Puritain et du Cavalier; mais jugeons les systè-
mes par leurs fruits : — sous Cromwell, l'Angleterre se repose au
sein de la paix, bien que gouvernée, pour ainsi dire, par un
sceptre de fer. L'Irlandejouit des bienfaits inconnus du repos; les
flottes naviguent triomphalement de mer en mer ; le nom anglais
est redouté de tous les despotes ; la nation ho"nore Dieu dans ses
foyers, et s'efforce, dans ses actions, de suivre la droite ligne
du devoir, selon les idées les plus éclairées du temps. Voyez,
quelques années après, cette même Angleterre pillée par des
bâtards anobhs; la cour devenue un harem, moins la décence
des mœurs orientales ; le trésor épuisé ; les vaisseaux pourris-
sant dans les chantiers, et la nation, comme un chien fouetté,
caressant un souverain étranger. C'est ainsi que nous comparons
Cromwell aux Stuarts, la république parlementaire à la mo-
narchie.
Toutefois, si nous descendons aux détails, nous trouverons
beaucoup à reprendre chez le Puritain, et beaucoup à aimer et
à admirer chez le Cavalier. Les dévots Puritains furent de nobles
soldats dont la paye n'était pas en monnaie de ce monde. Ils
furent grands et glorieux ces hommes pour lesquels la vie fut,
non pas une farce jouée sur un misérable tréteau, avec des
toiles barbouillées de couleurs et le jour factice des quinquets,
mais une mystérieuse et éternelle tragédie. Malheureusement,
avec leur idéal de moralité, ils commirent de tristes erreurs
lorsqu'ils crurent pouvoir rendre les hommes vertueux par la
1 L'auteur anglais dil ici assez clairement ses opinions pour qu'il soit à peu pri's
inutile de faire remarquer au lecteur que cet article est extrait d'une Revue radicale,
llie Weslminsier Review. On doit lui savoir gré de son impartialité relative.
[ ISole du Rédacteur.)
BOSCOBEL. 93
force, et bannir le crime par des édits. Un pareil système en-
gendre l'hypocrisie avec bien d'autres vices. Il y eut des hypo-
crites chez les Puritains, et la restauration profita de la réaction
qu'ils provoquèrent.
Oui, la vie est une tragédie, mais une tragédie de Shakspeare
où la gaieté réclame un rôle, — rôle secondaire, si l'on veut, mais
réel. Or, les Puritains n'accordaient aucune liberté a ces facultés
de l'homme qui, convenablement développées, ont une si grande
part aux jouissances de la vie. Ils couvraient toutes choses d'un
voile noir. Avec eux, nul sourire radieux qui réchauffe le cœur;
les chants qui réjouissent le laboureur fatigué du travail de la
journée étaient frappés d'anathèrae, si bien que ces hommes,
— c'était assez pour arracher des larmes aux anges mêmes, selon
l'expression du poète*,— regardaient presque comme un crime
le baiser d'une mère sur les lèvres de son enfant.
Qu'on n'aille pas, cependant, confondre dans notre censure
des hommes tels que Cromwell et John Milton. Ce fut Cromwell
qui conserva à l'Angleterre les cartons de Raphaël et le « Triom-
phe » d'Andréa Montegna ; il aimait la musique, encourageait
même les théâtres, et attirait les poètes à sa cour. Bien que pu-
ritain de nom, l'auteur du Paradis perdu fut aussi l'auteur de
Cornus et de ï Allegro; ses ouvrages seuls nous auraient appris
combien il aimait les compositions dramatiques, si nous n'avions
le noble tribut qu'il paya à la mémoire du cygne de l'Avon :
l<e monament de Shakspeare.
Quel hesûin mon Shakspeare a-t-il d'un monumenl
Par les travaux d'un siècle érigé lentement?
Celui des Pharaons, la pyramide altière,
N'est pas moins inutile à sa noble poussière.
Ton génie, heureux fils des Muses d'Albion,
Ne s'est-il pas chargé d'éterniser ton nom?
En vain notre art s'épuise en incessantes veilles.
Il ne peut égaler tes faciles merveilles.
Le poëte et le peuple, admirant tous les deux.
Se taisent devant toi, marbre respectueux :
Voilà ton monument... Que de rois sur le trône
Changeraient avec toi de tombe et de couronne * !
* Shakspeare.
* Nous empruntons celte traduction au Mémorial de Shakspeare, publié par
\\ naiidry. (Note du Rédacteur.)
94 REVUE BRITANNIQUE.
Mais revenons à l'auteur de BoscobeJ. Avant d'aller plus
loin, rendons-lui justice en reconnaissant son extrême exac-
titude sur toutes les questions de fait. Les historiens en gé-
néral liront avec fruit ces mots qu'il adresse au lecteur dans sa
préface :
« Je suis si peu coupable du crime honteux d'avancer des
faits inexacts, que je puis dire en toute confiance que mon ou-
vrage ne renferme pas une seule ligne qui ne soit authentique.
Tel est le zèle que j'ai mis à m'assurer delà vérité, que j'ai soi-
gneusement recueilli la plus grande pariie des détails de la bou-
che même de ceux qui ont joué un rôle dans cette suite de mi-
racles. J'ai rendu à chacun, aussi bien que mes recherches l'ont
permis, la part de mérite qui lui revient, soit pour sa valeur et
sa fidélité, soit pour toute autre qualité qui ait rapport au service
de Sa Majesté... Et, bien que le tout ensemble puisse manquer
d'élégance, et que le style soit défectueux..., l'ouvrage est cer-
tainement véridique, ce qui est le mérite principal de sembla-
bles travaux. »
La fuite de Charles II est peut-être de tous les épisodes de
l'histoire d'Angleterre le plus romanesque. Son salut inespéré,
ses souffrances, ses déguisements, tout contribue à entourer ce
prince d'une poétique auréole, et aussi à entretenir l'intérêt de
son histoire. Le jeune héros de 1651 était un personnage bien
différent de celui que nous connaissons généralement sous le
nom de Charles IL II était alors à la fleur de l'âge; ses traits
étaient irréguliers et basanés, mais nobles ; ses yeux, expressifs ;
ses manières, attrayantes et exemptes de cette affectation d'élé-
gance qu'il rapporta plus tard de l'étranger; sa galanterie, déjà
un peu sensuelle, et son esprit fécond en reparties disposaient
le beau sexe en sa faveur ; tandis que la bonté et la franchise
de son caractère, qui le rendaient si agréable aux Cavaliers les
plus libres, ne déplaisaient pas aux plus austères. A cette épo-
que, il possédait aussi une certaine fermeté et ce désintéresse-
ment chevaleresque qui disparut complètement pendant son
séjour dans les cours du continent. D(3 plus, il excellait dans les
exercices du corps ; c'était l'un des plus adroits joueurs de paume
de l'Angleterre, et il maniait aussi habilement une épéc, — qua-
lités qui sont toujours appréciées des Anglais. Il apparaissait
BOSCOBEL. 95
comme le vengeur d'un père assassiné, et, aux yeux de quelques
hommes, sa cause seule faisait de lui un héros. Il semblait enfin
avoir hérité de la bravoure et de la valeur de son aïeul Henri IV,
ainsi que des meilleures qualités de son père. Les épreuves et
les souffrances, comme il arrive souvent, firent ressortir les bons
côtés de son caractère et laissèrent dans l'ombre les mauvais.
Une sorte de popularité lui a même survécu. Les écoliers fêtent
encore le « jour de la pomme de chêne*. » Des villages se dis-
putent l'honneur d'avoir été le théâtre des aventures du royal
fugitif. Walter Scott a fait de cette histoire la base de son Wood-
stock; bref, il n'est guère de roman historique qui ne fasse
continuellement allusion aux vieux châteaux et aux mystérieux
réduits où l'on suppose, à tort ou à raison, que Charles II trouva
un asile. Il serait facile, même aujourd'hui, de suivre sa route
à l'aide des seules traditions qu'on recueillerait dans les di-
vers endroits oii il s'arrêta. Le lecteur nous saura donc gré d'es-
quisser ses principales aventures.
Au commencement du mois d'août 1651, Charles II passa
d'Ecosse en Angleterre. Il semble avoir pensé que les Anglais
oublieraient bientôt à sa vue l'oppression que son père avait fait
peser sur eux, et les rigueurs de la Chambre étoilée. Ses mani-
festes furent publiés : il offrait une amnistie à tous les rebelles
qui se soumettraient, à l'exception de quelques meneurs, et pro-
mettait de plus « une paix durable fondée sur la religion et sur
la justice. » Il n'est pas difficile de rédiger des manifestes; mais
le malheur de Charles fut qu'on ne regarda pas ceux-ci comme
sincères, bien qu'émanant d'un roi. Cependant les Cavaliers
accoururent sous f étendard royal. L'armée écossaise, inférieure
en nombre à celle de Cromwell, compensa sa faiblesse numéri-
que par la discipline. Le vol de fruits fut puni de mort. On ne
nous dit pas quels châtiments étaient réservés aux fautes plus
graves^. '
La première rencontre de quelque importance eut lieu à War-
* Oak-apple day. Pendant son voyage, Charles dut rester plusieurs heures caché
dans un chêne. Voir plus loin.
* Prisoner's letler from Ches(ei\ dans 1 édition il'Oxiord des Slate papers de lord
Clarendon. Le but de cette mesure était sans doiile de prédisposer, autant que pos-
.sible. les Anglais en faveur du roi
96 REVUE BRITANNIQUE.
rington, où Lambert et Harrison avaient concentré sept mille
hommes environ. Le pont de la rivière était en partie coupé;
mais Charles, en personne, conduisant ses troupes sur des plan-
ches placées à la hâte d'une rive à l'autre, ouvrit vaillamment la
marche. Harrison et Lambert battirent en retraite, par suite des
ordres de Cromwell. Le 22, l'armée royaliste atteignit Worcester,
ckilas el in bello el in pace semper fidelis^ dont les murs étaient
en ruines, mais dont le maire était très-royaliste. La garnison
ennemie avait pris la fuite, et Charles, abandonnant son inten-
tion de s'avancer jusqu'à Londres, par suite de l'état de fatigue
oii se trouvait son armée, ordonna que les murailles fussent im-
médiatement réparées ^ Pendant les deux ou trois jours sui-
vants , le roi s'occupa de cérémonies royales , et ses soldats
écossais passèrent le temps à se disputer avec un éminent ec-
clésiastique de la ville, M. Crosby, qui, dans son ultra-roya-
lisme, avait élevé le prince à la dignité de chef de l'Eglise.
Pendant ce temps, le comte de Derby était défait dans le Lan-
cashire, par Lilburn, et il dut se réfugier dans la « maison de
Boscobel » {Boscobel'Himse), sur les limites du Shropshire et du
Staffordshire. Puis, après s'être remis de ses blessures, il alla
rejoindre le roi à Worcester. Le 26, Charles passa ses forces en
revue sur le Pitchcroft, vaste prairie au bord de la Severn ; le
même jour, à Londres, le lord-maire brûlait publiquement, par
les mains de l'exécuteur ordinaire des hautes oeuvres, le mani-
feste de Charles, et le remplaçait par un autre, oii CharlesStuart
était salué des noms sinistres de rebelle et à'ennemi public.
Cromwell lui-même s'avançait à grands pas. Les milices des
comtés se rallièrent sous ses étendards, et, le 28, il se trou-
' L'un des ordres originaux est encore en la possession de M. Page, de Saiwarpe,
près de Droitwilcii. On y lil ce qui suit :
8 Charles R.,
« Nous vous ordonnons par les présentes de choisir dans votre arrondissement
trente hommes vigoureux, et de les envoyer aux travaux des fortilications de cette
ville, qu'il est nécessaire de commencer demain matin (lundi, à cinq heures), ce à
quoi ni vous ni eux ne devez manquer, pour ne pas encourir notre déplaisir.
« Donné en notre cour de Worcester, le '24 aoùtlGôl.
<( Aux cunsla/Aps el soua-conslables de Salwarpe.
« Ne pas oublier d'apporter des pelles, des bêches et des pioches. »
Le post-scriptum prouve la précipitation avec laquelle l'ordre fut donné.
BOSCOBEL. 97
vait avec trente mille hommes devant ^Yo^cestel^ prenant posi-
tion à Perry-Wood et à Red-Hill, émiiiences qui dominaient la
ville à l'est, et presque en face du fort Royal. Le même jour,
Lambert avait forcé le passage de la Severn, à Upton, un peu
au-dessous de Worcester, ses soldats « traversant à califourchon
le parapet » du pont presque détruit, et soutenant, dans la tour
de l'église dUpton, les attaques deMassey,qui, blessé, battit en
retraite sur la Trent, par le pont de Powick, jusqu'à Worcester.
L'issue des affaires semblait en ce moment désespérée pour les
royalistes. Mais les Anglais, royalistes ou puritains, ne se dé-
couragent pas facilement. Aussi, la nuit suivante, Charles, se
voyant peu à peu enveloppé de troupes comme d'un réseau, ré-
solut de tenter une attaque nocturne. Douze ou quinze cents
hommes, sous les ordres du général Middleton, portant leurs
chemises par-dessus leur armure, pour se reconnaître dans l'obs-
curité, attaquèrent le quartier général de Cromwell, à Red-Hill.
Heureusement un puritain de la ville, un tailleur nommé Guise,
avait dévoilé le projet, et les royalistes furent défaits avec perte.
Le pauvre Guise porta le lendemain la peine de sa dénonciation.
1\ sauva la vie de ses amis, mais perdit la sienne . Les républicains,
néanmoins, n'oublièrent pas ses services : le Parlement vota
bientôt à sa veuve 200 liv. st. en argent, et une rente viagère de
200 liv. st. Pendant les trois ou quatre jours suivants, Cromwell
envoya des renforts considérables à Powick, sur la Teme, qui,
avec la Severn, séparait à l'ouest ses troupes de la cité, et était
maintenant gardée par le royaliste Montgomery. Le 3 septembre,
Charles était sur la tour de la cathédrale, surveillant les mouve-
ments de Tarmée ennemie. Le lord général avait détaché mille
hommes qui devaient traverser la Severn, au moyen de pon-
tons, près d'un endroit appelé Bunskill, un peu au-dessus de sa
jonction avec la Teme, dans le but de déborder Montgomery,
dont l'armée était simultanément attaquée au pont de Powick.
Charles accourut sur le théâtre de l'action ; mais, à l'instant où
s'effectuait le mouvement du côté occidental, le fort Royal, à
l'est de la ville, fut assailli. Charles revint au quartier général,
laissant au major Pitscottie, avec trois cents highlanders, le soin
de repousser les mille hommes de Bunskill. Le combat devint
bientôt général. Cromwell commandait son armée en personne.
8^ SÉIUE. — TOME V, 7
98 REVUE BRITANNIQUE.
Ce fut en vain que Pitscottie et ses trois cents braves se dévouè-
rent. Aussitôt que Cromwell eut passé la Teme, il y jeta, près de
sa jonction avec la Severn, un pont sur lequel passa l'aile droite
de Fleetwood, tandis que la gauche marcha au pont de Powick,
pour appuyer l'attaque contre Montgoinery. Le passage du pont
fut vivement disputé. Voyant que des renforts arrivaient, et que
Montgomery serait coupé à l'arrière-garde, les soldats de Cromwell
se jetèrent résolument dans la rivière. Montgomery, dont les
munitions étaient épuisées , fut obhgé de battre en retraite,
faisant cependant une halte vaillante à chaque haie et à chaque
fossé, jusqu'à ce que, forcé de traverser le pont de la Severn,
il fut repoussé dans la ville de Worcester ^
Telles furent les péripéties de la bataille, à l'ouest de la ville.
Aussitôt que le Lord Protecteur se vit sûr de la victoire, il retra-
versa à la hâte le pont qu'il avait jeté sur la Severn, près de
Red-Hill , et redoubla l'attaque contre le fort Royal. Charles
sortit de ses retranchements, à la tète de ses highlanders et de
l'élite de son infanterie, soutenue par ses cavaliers anglais. La
lutte fut acharnée. Les Puritains cédèrent, abandonnant leurs
canons ; mais ils ne cédèrent que pour s'élancer plus vivement,
comme la vague se retire pour revenir plus impétueuse. Les sol-
dats de Cromwell se battirent avec toute la fureur du désespoir.
Quand ils n'eurent plus de munitions ils luttèrent encore avec
la crosse de leurs mousquets. C'était alors pour Lesley le moment
de charger avec sa cavalerie, mais il hésita. Enfin, les royalistes
ouvrirent leurs rangs. Cromwell s'empara de l'artillerie du fort
Royal, et la fit jouer sur les fuyards. Ceux-ci coururent en désor-
dre, par Sidbury, jusqu'à la ville. Un fourgon de munitions fut
renversé devant la porte ; le roi , obligé de descendre de cheval, en-
tra dans Worcester à pied, suivi de près '^. Les soldats de Charles
i Lettre de Robert Stapylton, datée « De nos quartiers du côté est de la Severn,
près delà rivière, dix heures du soir, 5 septembre 1651. »
- Telle est la version donnée dans BoscoOel, qui dit ensuite que a dans Friar's-
Street, Sa Majesté ùta son armure et prit un autre cheval. » Dans l'exemplaire de
l'ancienne édition de 1GG2, dont nous avons déjà parlé,, on trouve tracées, près des
mots : a Donné au roi par M. Uagnal, » et en écriture du di.x-scptierae siècle, les
lignes suivantes, qui. par un hasard singulier, sont confirmées par Nash ; ce der-
nier, néanmoins, donne une version un peu différente de l'histoire du fourgon aux
munitions : « Le roi eut certainement été pris par la cavalerie de Cromwell, qui
BOSCOBEL. 99
commencèrent alors à jeter bas leurs armes. En vain Charles,
étant remonté en selle, se promenait de long en large dans les
rues, son chapeau à la main, les priant de ne pas l'abandonner,
mais de combattre comme des hommes de cœur : ses prières fu-
rent inutiles. Ce fut alors que, voyant toute espérance perdue et
tout courage anéanti, il s'écria : « J'aimerais mieux vous voir
m'ôter la vie , que de me la laisser pour être témoin des tristes con-
séquences de cette fatale journée. » Déjà l'armée de Cromwell
faisait irruption de tous les côtés. La brigade du général Dalzell,
enfermée dans l'église de Saint-John, à l'ouest de la ville, aban-
donna ses armes. Lord Rothes et sir William Hamilton défendi-
rent vaillamment le Castle-Hill, jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu
des conditions acceptables de capitulation. Quelques-uns des
Cavaliers anglais firent une résistance désespérée dans l'hôtel
de ville, oii ils furent tous taillés en pièces ou faits prisonniers.
Lord Cleveland, le major Carlis et quelques autres rassemblèrent
une poignée d'hommes et chargèrent l'ennemi, « jonchant les
rues de cadavres de chevaux et d'hommes ^ » et couvrant ainsi
la retraite du roi. A six heures du soir, Charles avait fui par la
porte Saint-Martin ; revenu au pont de Barbon, à une très-faible
distance de la ville, il essaya de rallier ses soldats, mais ce fut
inutilement. Derrière lui se trouvait Worcester, avec ses mai-
sons pillées et ses habitants tués, pour avoir servi sa cause.
étnit sur ses talons, si ruu des habitants n'avait fait mettre devant la porte de Sid-
bury une lourde charge de foin qui en boucha l'entrée, de manière que les che-
vaux ne pussent pénétrer. Le roi, qui devançait ses ennemis de quelques pas
seulement, mil pied à terre et entra daus la ville en rampant sous le foin. Aussitôt
qu'il fut dans les murs, on s'écria qu'il fallait remettre le roi à cheval ; alors,
M. William Bagnal, gentilhomme royaliste qui vivait à Sidhury, amena son cheval
tout sellé, sur lequel Sa Majesté s'enfuit par la porte Saint-Martin, et ainsi jusqu'à
Boscohel. Un fils de ce M. William Bagnal épousa la tille ainée du docteur Thomas,
alors doyen de Worcester, dont il fui ensuite nommé evêque. Et c'est d'après ses
papiers qu'est transcrite l'anecdote que nous venons de raconter. » Collections pour
ha cité de Worcester, faites par M- Ilabiugdon, dans l'appendice du Worcestershire
de Nash. 2'°^ édition, 1799, t. II, p. 100. Voir aussi p. 525 et 524, où Nash dé-
clare que Bagnal ne revit jamais son cheval ni sa selle, et ne reçut aucune com-
pensation. Nous avons donné la version de l'auteur de Boscohel, parce qu'elle est
confirmée par Dates dans son « Histoire des commencements et des progrés des
troubles récents en Angleterre. » {Account ofthe rise and progress ofthe late trou-
bles in Knglmul.)
* Prisoiier's lelter froin Chester.
100 REVUE BRITANNIQUE.
Obligé de chercher son salut dans la fuite, il pouvait bien s'é-
crier : « J'aimerais mieux vous voir m'ôter la vie, que de mêla
laisser pour être témoin des tristes conséquences de cette fatale
journée. » Elles furent tristes, en effet; les pauvres Ecossais,
trahis par leur accent, errèrent affamés dans la campagne, où les
paysans les achevèrent par un sentiment de pitié. Ainsi finit la
bataille de Worcester, « qui fut pendant quatre ou cinq heures
le combat le plus opiniâtre que j'aie jamais vu, » ainsi quelécrit
Crom well * .
L'expédition de Charles ne pouvait avoir qu'un résultat, et ce
résultat fut le plus prompt et le meilleur. Lesley et Dalzell eus-
sent-ils combattu ce jour-là comme ils auraient dû le faire, l'issue
serait restée la même, avec des suites encore plus fâcheuses
quelques jours plus tard. Car il était impossible qu'un adolescent
comme Charles, avec une poignée d'hommes et à court de mu-
nitions, pût résister à un vétéran tel que Cromwell, à la tête de
l'Angleterre. Nous devons être juste, cependant : la bravoure et
le dévouement des soldats de Charles inspireront toujours le res-
pect et jetteront du lustre sur une cause malheureuse.
Aujourd'hui même, on voit à Worcester la plupart des en-
droits qui rappellent les accidents de la bataille. Là où la mêlée
fut le plus chaude, court le chemin de fer. Perry-AVood existe,
ainsi que les retranchements, et le paysan vous montre, comme
l'égal de tous les chênes royaux, un arbre où, dit-on, le diable
apparut à Crom well. Sidbury et la porte Saint-Martin ont disparu,
et de grands tilleuls croissent sur le site du fort Royal. Mais la
Commanderie est toujours debout, et Ton peut voir les chambres
où se reposa le roi et où mourut le duc d'Hamilton. Le vieux
pont de Powick, tortueux et étroit, domine encore de ses cu-
lées et de ses arches massives les eaux de la Teme et du Lang-
hern ; ce pont était remarquablement bien placé pour la défense.
On conserve à l'hôtel de ville un canon de bronze donné à Charles
par le comte de Berg ; fait qui détruit l'assertion émise dans la
Lettre du prisonnier de Chester, que les royahstes n'avaient pour
artillerie que seize pièces en cuir.
On trouve dans les annales de la corporation un singulier ar-
1 Loi 1res et discours d'Olivier Crûmwell, par ïlioinas Carlyle, l. II, 2""' t'dil.,
Idlrc 12.-.
BOSCOBEL. 101
ticle de dépense, au sujet des pauvres soldats écossais : Payé
pour poix et résine pour assainir l'hôtel de ville, après le départ
des Ecossais 2 s/t, *.
Pendant cette soirée de septembre, tout fut tumulte et confu-
sion sur la route de Kidderminster. Le roi ne savait de quel côté
diriger ses pas. On proposa Londres, mais lord Wilmot seul fut
de cet avis. On songea ensuite à l'Ecosse, et les fugitifs, se sé-
parant du corps principal, s'avancèrent vers le nord. La nuit les
surprit, et, à Kimer-Heath, près de Kidderminster, ils s'égarèrent.
Dans cette crise, lord Derby se souvint de Boscobel-House. Ils
continuèrent donc leur route périlleuse. Il fallait traverser Stour-
bridge, oii campaient des détachements ennemis. Ils marchè-
rent avec précaution dans les rues désertes, s'arrêtantdans une
maison isolée, au bord de la route, pour se rafraîchir, et, à la
pointe du jour, ils se trouvèrent aux « Dames-Blanches » [White
Ladies), château de la famille Giffard. Le cheval du roi fut re-
misé, pour plus de précaution, dans le vestibule du château. Il
n'y avait pas de temps à perdre. M. Giffard envoya chercher Ri-
chard et William Penderel, qui tenaient sa propriété à ferme, et
leur confia Charles. Il fallut mettre de côté le ruban bleu, les in-
signes en diamants de l'ordre de Saint-Georges, de la Jarre-
tière, etc., etc. La longue chevelure noire du jeune monarque fut
coupée à la manière des paysans ; son visage et ses mains furent
barbouillés de suie. Il dut échanger ses vêtements contre une
chemise en grosse toile, un costume de campagnard, en drap vert
tout crasseux, et un pourpoint de cuir. Tandis qu'on est occupé
à le déguiser, on annonce que l'ennemi est dans le voisinage.
Le roi sort par une porte dérobée, court se cacher dans Spring-
Coppice, et pénètre dans la partie la plus touffue du bois. —
' On (lirait qu'il entre dans le caractère des Anglais, et spécialement dans celui
de la bourgeoisie, de rester fidèles à leurs favoris, dans la bonne comme dans la
mauvaise fortune, et Worcester a toujours gardé de ratïection aux Stuarts, en dépit
de leur ingratitude. La coutume de suspendre des branches de chêne, le 29 mai, au-
dessus de la porte des maisons, s'est perpétuée jusqu'à ce jour. Une croyance, très-
répandue parmi le peuple, veut qu'une statue, placée au-dessus de l'entrée de
Guidhall, et représentant une tête d'homme avec les oreilles clouées en arrière, soit
le portrait de Cromwell au pilori, tandis que les deux Charles siègent trauquille-
ment au-dessous, revêtus de leur manteau royal. M. Noake, dans les Notes and
queries for Worcestershire, donne à ce sujet un fragment d'une vieille chanson
qu'on chante encore dans les basses classes.
102 REVUE BRITANPÎIQUE.
Le jour a paru et Id pluie tombe à torrents sur le royal fugitif,
qui s'asseoit grelottant au pied d'un arbre. Tous ses amis, à
l'exception de Wilmot, qui reste dans le voisinage sous la pro-
tection de John Penderel, l'ont quitté, n'osant même plus con-
naître le lieu de sa retraite, de peur d'être contraints, par quel-
que circonstance, à en trahir le secret. Ils essayent de rejoindre
la cavalerie de Lesley, qui, aussi inutile dans la retraite que dans
la mêlée, est bientôt taillée en pièces. Lord Derby et beaucoup
d'autres sont faits prisonniers. Le duc de Buckingham, lord
Leviston et un petit nombre de leurs partisans parviennent à
s'échapper. Richard Penderel se procure une couverture pour le
roi, et sa belle-sœur, « la bonne femme Yates, apporte un bol de
lait, du beurre et des œufs, » déclarant, avec le dévouement
sincère des femmes royalistes, « qu'elle aimerait mieux mou-
rir que de le dénoncer ^ »
Sur la brune, Charles et son guide sortirent furtivement du
bois avec l'intention de se diriger vers le pays de Galles. Dans la
maison de Penderel, Charles se déguisa de nouveau et prit le
hom de Will Jones ; puis ils partirent pour Madeley, situé sur
les bords de la Severn, Sur leur route, survint un incident que
nous laissons raconter par l'auteur de Boscobel.
« Avant que Sa Majesté n'arrivât à Madeley, elle fit une fâ-
cheuse rencontre au moulin d'Evelin {Evelin-mill), situé envi-
ron à deux milles de là. Le meunier, il paraît, était un honnête
homme, mais Sa Majesté et Richard Penderel ne le savaient pas,
et il avait à ce moment chez lui des personnages importants de
l'armée du roi, qui s'étaient réfugiés dans le moulin après leur
fuite de Worcester ; de telle sorte que le brave meunier était
sur ses gardes. Richard Penderel ayant malheureusement laissé
se fermer bruyamment une porte par laquelle ils avaient passé,
le me\inier sortit et demanda hardiment : « Qui va là ? » Richard,
croyant que le meunier les poursuivait, quitta en toute hâte le
chemin ordinaire, et conduisit Sa Majesté à travers un petit
ruisseau qu'ils durent passer à gué, ce qui contribua beaucoup
à blesser les pieds du roi. Celui-ci remarqua plaisamment dans
la suite qu'il avait couru grand risque de perdre son guide,
' Voir M. Noake, Noies andqueries for Worcestershire, p. 52ri.
1
BOSCOBEL. 103
mais que le frôlement des hauts-de-chausses en peau de Richard
avait été le meilleur indice sur lequel Sa Majesté pût diriger ses
pas dausTobscurité. » (P. 225-226.)
On arrive sans accident vers minuit à Madcley, demeure de
M. Wolfe, et le roi, fatigué, passe la nuit et toute la journée
suivante dans un grenier à foin, pour être plus en sûreté que
dans la maison. — Il fallait renoncer à se rendre dans le pays
de Galles, l'ennemi ayant établi sur la Severn des postes qu'il
était impossible d'éviter. Un peu avant la nuit, Charles et son
guide battirent en retraite jusqu'à Boscobel, après que les mains
et le visage du roi eurent été brunis avec des feuilles de noyer.
Pour éviter leur ami le meunier, ils furent obligés de traverser
le cours d'eau qui aUmentait le moulin. Charles y entra le
premier, car il savait nager, et il fît passer son guide. Vers cinq
heures du matin, ils atteignirent le bois de Boscobel, où le roi
trouva le major Carlis qui avait commandé les enfants perdus
de la bataille, et qui, suivant l'expression bizarre de l'auteur de
Boscobel, « n'avait pas vu naître, mais au moins avait vu mourir
le dernier homme à Worcester. » Le roi et le major grimpèrent
dans un chêne touffu ou, dans le langage des paysans d'aujour-
d'hui, dans un dorrel-trie. A travers ses branches épaisses et ses
feuilles jaunies par les brises d'automne, ils apercevaient les
habits rouges de leurs ennemis passant au-dessous d'eux et fu-
retant dans tous les coins du bois. La nuit vint bientôt les déli-
vrer ; puis, comme dit la légende : « Lorsque tous les sentiers
furent obscurs et que les Tètes Rondes marchaient dans le
lointain, fredonnant un chant lugubre *, » ils revinrent à Bos-
cobel-House, où demeurait William Penderel, et où sa bonne
femme Joan servit au roi des poulets pour son souper. En
soupant, on tient conseil au sujet des vivres pour le jour sui-
vant , et le major Carlis propose une expédition contre une
bergerie des environs, expédition qui s'effectue avec succès le
lendemain matin : le major tue un mouton avec son poignard,
et William Penderel le rapporte en triomphe. Cet exploit nous
rappelle quelques-unes des scènes dont Charles-Edouard dut
• When ail the paths were dira,
And far Lelord the Rouudhead rode,
And humm'd a surly hymn.
104 REVUE BRITANNIQUE.
être témoin dans la grotte de Corado *. Le jour suivant était un
dimanche, et le roi semble l'avoir passé à cuire des côtelettes et
à faire des dévotions.
Revenons maintenant à lord Wilmot. Le lecteur se rappelle
que nous l'avons laissé dans les environs . 11 avait trouvé asile à Mo-
seley-Hall, résidence de M. Whitgreaves, à huit milles seulement
de Boscobel, et de là était allé à Bentley-Hall, sur l'invitation
du colonel Lane. Il communiqua avec le roi par l'intermé-
diaire de John Penderel, et il fut décidé que Charles, ce diman-
che soir, le rejoindrait ; il fit ses adieux à CarHs qui, plus tard,
s'enfuit en France, et le roi, monté sur le cheval à meule de
Huraphrey Penderel, se dirigea vers Moseley-Hall, avec les cinq
frères pour escorte. Le roi se plaignait du peu de vivacité de
son cheval; le meunier lui répondit : « Ah 1 sire, pouvez-vous
blâmer la lenteur de sa marche, lorsqu'il porte sur son dos le
poids de trois royaumes ? » Egayés par cette plaisanterie, Charles
et ses guides arrivèrent sains et saufs à Moseley, par une nuit
sombre et pluvieuse. Et ici nous prenons congé des Penderel.
Que ce ne soit pas sans admirer la fidélité à toute épreuve de
ces frères, que ni les menaces ni les promesses ne purent jamais
engager à trahir leur roi. C'est le dévouement et l'attachement
sincère de tels hommes qui prêtent au récit de la fuite de
Charles son intérêt réel, en prouvant qu'il y a de bons senti-
ments dans la nature humaine, et qu'on peut rencontrer chez
les plus humbles des cœurs nobles et dévoués. Honneur à ces
cœurs loyaux delà classe populaire, comme aux nobles fils des
preux! — On apporte des rafraîchissements à Charles, qui en
a grand besoin. H reprend courage, fait un retour sur le passé,
et s'écrie : « Me voilà prêt à me remettre en route, et, s'il plaît
à Dieu de me placer encore une fois à la tête de huit ou dix
mille hommes unis par le même sentiment, j'espère bien chasser
ces coquins de mon royaume ! »
C'est ici que nous voyons pour la première fois un jésuite,
le père Holdeston, qu'on retrouvera au lit de mort de Charles,
pour lui administrer les derniers sacrements. La journée de
lundi se lève sur le roi fatigué, qui essaye de prendre quelque
1 \ohVIIis(oirede Charles- Edouard, par M. Amédcc l'idiol, l. II, \). 2G4.
BOSCOBEL. 105
repos dans l'une des petites chambres secrètes où il est caché.
Il a quitte Boscobel à temps, car aujourd'hui deux détachements
de rennomi ont fouillé la maison dans tous les coins, enlevé toutes
les provisions du pauvre AVilliam Penderel et menacé sa vie.
Lord Wilmot se rend à Bentley-Hall, afin d'y faire des prépa-
ratifs pour la réception du roi. Le lendemain, Moseley-Hall
même est entouré de soldats ; mais, grâce à l'adresse de M. AVhit-
greaves, les soupçons sont écartés. A White-Ladies, M. Giffard
n'est pas aussi heureux, et sa maison est fouillée de fond en
comble. On détruit jusqu'au lambrissage pour trouver le fugitif.
Mardi, une foule de faux bruits circulent ; mais il s'en répand
un vrai, qui s'adresse à la cupidité! — c'est qu'on promet mille
livres sterling à qui prendra Charles Stuart. Ce soir-là, le roi,
accompagné du colonel Lane, arrivait a Bentley-Hall.
l\ fut convenu à Bentley que le roi passerait pour un servi-
teur de la fille du colonel Lane, munie d'un sauf-conduit de
l'ennemi, et qu'il tâcherait de gagner un port de mer. Aussi,
mercredi matin, nous trouvons Charles transformé de WillJones
le bûcheron en WillJackson, domestique, vêtu d'une livrée en
drap gris. Le prince ne joua pas bien son nouveau rôle; car,
en aidant Jane Lane à se mettre en selle, il se trompa de main,
ce qui fit rire de bon cœur à ses dépens la vieille Mrs. Lane. La
petite bande se mit en route cependant, composée de Jane Lane,
avec AVill Jackson à cheval devant elle, d'un de ses parents,
M. Lascelles, et de M. et Mrs. Petre, qui se rendaient à leur
maison de campagne du Buckinghamshire. Hs n'étaient pas
loin, lorsque le cheval de Jane Lane perdit un fer, que le roi fut
obligé de faire remettre. Charles se rendit à la forge la plus voi-
sine, et lia bientôt conversation avec le maréchal ferrant, qui
se lamentait sur ce que ce « coquin de Charles Stuart fût en-
core en liberté. » « Vous avez raison, répliqua le roi, si ce co-
quin était pris, il mériterait plus qu'un autre d'être pendu,
pour avoir introduit les Ecossais en Angleterre. » Le cheval
est referré, et l'on arrive sans encombre jusqu'à Wootton, à six
ou sept milles de Stratford-sur-Avon. Ici eut lieu la rencontre
d'un détachement de cavalerie, au milieu duquel le roi vou-
lait passer; mais M. Petre s'y refusa. Jane Lane, qui semble
avoir eu autant de courage que de tact, fait de vaines remon-
106 REVUE BRITANNIQUE.
trances , et « l'on s'engage dans un chemin moins direct, »
suivant l'auteur de Boscobel, ou, comme dit le roi, « nous
fîmes volte-face et entrâmes à Stratford par un autre chemin *. »
On voit par là combien la tradition populaire est quelquefois
exacte. Les paysans des environs disent encore que Charles vint
à Wootton et qu'il se dirigea vers un lieu appelé Bearley-Cross ;
bien qu'on ait donné à une route moderne le nom de King's-
lane (sentier du Roi), une partie seulement a droit à cette dé-
signation. On peut encore suivre la trace du vieux sentier que
Charles parcourut pendant cette journée de septembre , quoi-
que en certains endroits il soit entièrement couvert de brous-
sailles. Ce sentier passait là où est maintenant Bearley-Cross,
au sommet de la colline, et de là revenait à Wootton-Road.
Nous l'avons suivi nous-même, il y a quelques jours. Le che-
min était çà et là couvert de primevères qui brillaient sous le
soleil de mars ; les chatons des noisetiers se balançaient en
gerbes dorées, tandis que leurs touffes roses étincelaient comme
des rubis. L'orme unique de Wootton-Road, sous lequel le roi
dut passer cette journée, n'a été abattu que depuis quelques
années, car des documents authentiques nous apprennent qu'il
était encore debout du temps de Shakspeare et qu'il servait de
limite. Mais le paysan se dédommage en vous montrant le chêne
qui abrita le roi pendant un orage. A Stratford, M. et Mrs. Petre,
ignorant encore que Will Jackson n'était autre que Charles II,
continuèrent leur route jusqu'au Buckinghamshire. Qui pourrait
dire quelles étaient les pensées de Charles pendant ce trajet? Il
voyait de loin les Edge-Hills, où son père combattit pour la
première fois les parlementaires ; près de lui coulait l'Avon, qui
prend sa source dans le champ fatal où son père lutta pour la
dernière fois contre les mêmes adversaires. Dans la ville, il
passa assez près de New-Place, où sa mère, Henriette de France,
tint autrefois sa cour, et où avait demeuré une plus grande
illustration : William Shakspeare. Charles continua sa route
vers Long-Marston ou Marson, comme l'écrit le roi et comme les
paysans le prononcent encore ainsi aujourd'hui. C'est le même
Dancing- Marston dont parle Shakspeare dans des vers bien
' Récit (le la fuite de vSa Majesté, de la ville de Worcesler ; dédié à M. Tepys
par le roi lui-même, p. 16i.
BOSCOBEL. 107
connus. Ici, Jane Lane remise son cheval dans la maison de
M. Tombs ; et c'est bien ici, et non ailleurs, que, suivant une
tradition célèbre, le roi essaya de monter la rôtissoire*. Nous
allons laisser l'auteur de Boscobel raconter l'épisode '^ :
« Ce soirlà, suivant le projet arrêté d'avance, Mrs. Lane et sa
société s'établirent à Long-Marston, à environ trois milles ouest
de Stratford, dans la maison de M. Tombs, dont elle connaissait
intimement la famille. Will Jackson, pour continuer son rôle,
se tenait dans la cuisine, et la servante, occupée à préparer le
souper pour les amis de son maître, le pria de monter la rôtis-
soire, Will Jackson essaya de faire ce quon lui commandait ,
mais il s'y prit mal ; aussi la servante lui dit d'un ton cour-
roucé : « D'oii sortez-vous donc, que vous ne savez pas monter
« une broche ?» — Will Jackson fit une réponse des plus satis-
faisantes : « Je suis, dit-il, le fils d'un pauvre fermier du colonel
« Lane, dans le Stafîordshire ; nous mangeons rarement de la
« viande rôtie, et nous ne nous servons pas de broche. »> Cette
excuse apaisa un peu la colère de la servante ^. »
La vieille maison est encore debout et appartient à la même
famille, qui maintenant écrit son nom un peu différemment: —
Tomes. Même de nos jours, les habitants du village appellent
cette maison « le "Vieux roi Charles. » On dit : « Un tel demeure
' On se sert, en Angleterre, de rôtissoires à mécanique, qui se remontent^ comme
une lampe Garcel» à l'aide d'une clef. (Note du Traducteur.)
■ L'histoire du roi Charles tournant la broche est populaire dans plusieurs vil-
lages, mais il est juste que l'honneur en revienne à l'endroit oîi le fait a eu lieu.
Un collaborateur du Gentlemmis Magazine (n» 65) cite Boscobel -House comme
le théâtre de l'événement, et, dans le voisinage de Bentley-Hall, la tradition con-
firme hautement cette assertion, tandis que Trent-House maintient aussi vivement
spn droit au même honneur. Mais il n'y a pas de raison pour mettre en doute la vé-
racité de l'auteur de Boscobel, qui est d'ailleurs confirmée par la tradition directe
de la famille Tombs. La vérité, ainsi que nous l'avons déjà dit, est que nulle histoire
n'est aussi populaire dans la classe du peuple que celle de la fuite de Charles, et les
habitants de plusieurs villages oii il n'a jamais pu aller montrent au visiteur, dans
leur enthousia'sme et dans leur amour pour le roi, des endroits où ils prétendent
qu'il s'est reposé. Ainsi, à Knightwick, dans le Worceslershire, on dit que le roi
Charles se cacha dans le Talbot-Inn, déguisé en décrotteur ; l'erreur vient pro-
bablement de ce que le colonel Lane possédait une propriété dans les environs. De
même à Philips-Korlon, dans le Somersetshirc, on montre une maison où Charles
se réfugia. Cette méprise provient de la confusion qu'engendre la similitude des
noms Philips et Norton, qui existent séparément et qui se rencontrent dans l'histoire
du roi.
2 Boscobel, S-ue partie, p. 265.
Î08 REVUE BRITANNIQUE,
au Vieux roi Charles » [ftoand so lives al OUI kbuj Charles). La. vieille
broche est encore accrochée près du foyer, et, d'après sa con-
struction, il est facile de prévoir qu'un plus adroit que Charles
serait bien embarrassé pour la monter. Les villageois racontent
l'histoire à leur façon ; cette version est encore plus romanes-
que que la simple narration de Boscobel; la voici : — Le roi,
serré de près par les soldats qui étaient à sa recherche , s'é-
lança dans la maison et ne s'arrêta qu'à la cuisine, où il exposa
sa situation périlleuse à la servante, qui le mit immédiatement à
tourner la broche. Les soldats se précipitèrent sur ses traces;
le roi, saisi d'effroi, se retourna ; mais la cuisinière, avec une
merveilleuse présence d'esprit, le frappa de son écumoire en
s'écriant : « Allons, continuez votre besogne, au lieu d'avoir le
nez en l'air. » La manœuvre réussit, et les soldats allèrent pour-
suivre ailleurs leurs recherches. Valeat quanlùm valere debeat.
Cette habitation est à la fois curieuse et bizarre, avec ses esca-
liers en chêne et ses cachettes. Située un peu à l'écart du village,
entourée d'arbres et de pâturages verdoyants, elle mérite assu-
rément un meilleur sort que d'être employée comme grange
d'une ferme adjacente. La famille de M. Tombs, bien qu'igno-
rant dans le moment quel était cet homme qui soignait le rôti
dans leur cuisine, semble avoir souffert de l'hospitalité qu'elle
lui donna pendant une nuit. Fischer Tomes, esquire, proprié-
taire actuel de la maison, a encore en sa possession un mandat
décerné par Edward Greville, de Milcote, et adressé aux con-
stables et sous-constables de Marston, leur commandant d'a-
mener devant lui John Tombs, pour répondre des faits qui
pourraient lui être imputés. Il fut obligé, en conséquence, de
quitter le pays pour quelque temps, et une partie de la propriété
fut donnée à son frère utérin, Francis Blower, qui s'était rallié
au Parlement. La tradition de la famille dit qu'après la restaura-
tion ils reçurent comme récompense le droit de chasse et de
pêche, depuis Long-Marston jusqu'à Crab's-Cross, près de Red-
ditch, dans le Worcestershire, bien qu'il semble que cette con-
cession ne fut jamais consignée dans les registres du roi, —
Charles estimant sa vie à sa juste valeur, dans cette occasion
comme dans beaucoup d'autres, par les récompenses qu'il oc-
troya à ceux qui la sauvèrent.
BOSCOBEL. 109
De Long-Marslon , le roi et ses compagnons allèrent par Cam-
den et les Cotswold-Hills jusqu'à Cirenccster, où ils passèrent la
nuit, et delà à Abbotsleigh, résidence des Nortons, en prenant
par Bristol.
On peut voir dans un ouvrage de Colston, intitulé Life and
times of Choiics II, une description très-minutieuse de Charles
et de Jane Lane traversant les rues de Bristol et rencontrant le
corps dlreton qu'on venait de débarquer d'Irlande. Malheureu-
sement pour l'exactitude du fait, Charles passa par Bristol
le 12 septembre, et Ireton ne mourut que le 26 novembre.
Pour plus de sécurité, Charles feignit d'être malade à Abbots-
leigh. Le sommelier, néanmoins, qui avait autrefois fait partie
de la maison du roi, reconnut son ancien maître. Lord >Vilmot,
qui avait laissé Charles dans le Warwickshire, arriva le 12 dans
le voisinage; mais, pour surcroît de précaution, il ne se mon-
tra pas à Abbotsleigh, de peur qu'on ne découvrît ainsi la re-
traite du roi. Toute espérance de s'embarquer à Bristol étant
perdue, grâce à la vigilance de l'ennemi, il fut décidé que
Charles se rendrait à Trent-House, habitation du colonel Wynd-
ham. Le récit de son séjour se trouve encore dans un pam-
phlet intitulé Claustrum regale reseratnm, quon attribue à la
femme ou à la sœur du colonel Wyndham ; mais, quel qu'en
soit l'auteur, ce pamphlet surpasse le récit de Boscobel en roya-
lisme virulent. Nous n'en citerons que le début :
Nous nous proposons de raconter le voyage de Sa Majesté, depuis
Abbots leigh, dans le Somersetshire, jusqu'à la maison du colonel
Francis Wyndham, à Trent, dans le même comté ; le séjour qu'il y fît ;
ses tentatives, bien que frustrées, de passer en France ; son retour à
Tient et son départ définitif, en exécution de son heureuse transpor-
iation. C'est une histoire où les lumières de la Providence sont si écla-
tantes, qu'elles suffisent pour confondre tous les athées du monde, et
pour forcer toutes les personnes dont les facultés ne sont pas trop pro-
fondément perverties, à reconnaître l'œil vigilant de Dieu, observant
toutes les actions des hommes ici-bas, et faisant servir les plus mé-
chants à ses justes et glorieux desseins. Quelle que soit l'ancienne fa-
ble de l'anneau de Gygès^ par lequel ce roi païen pouvait se rendre
invisible ; quelle que soit la fiction que les poètes ont imaginée au .sujet
des dieux qui transportaient dans les nues leurs favoris privilégiés, et
tiraient sur eux ces rideaux aériens, qui les cachaient de telle sorte
110 REVUE BRITANNIQUE.
qu'ils ne pouvaient être ni entendus^ ni vus de personne, tandis qu'ils
voyaient et entendaient les autres^ —tout cela se trouve ici pleinement
vérifié; car le Tout-Puissant couvrit si bien le roi de Taile de sa pro-
tection, et obscurcit tellement l'esprit de ses cruels ennemis, que Fœil
perçant de la malveillance était aveuglé, et que la main la plus barbare
et la plus sanguinaire ne pouvait violer sa personne sacrée ; Dieu
frappa ses ennemis de cécité, comme autrefois les Sodomites
On accuse sir Archibald Alison d'écrire l'histoire pour prouver
que la Providence est du côté des tories ; mais il paraîtrait que
Mrs. Wyndham était tout simplement admise dans les Conseils
du Très-Haut.
Le 16 septembre, Charles, accompagné delà fidèle Jane Lane
et de M. Lascelles, partit pour Trent, mais, ce jour-là, ils n'allè-
rent pas plus loin. Lord Wilmot avait pris le devant jusqu'à
Trent, pour prévenir le colonel Wyndham, qui partit le lende-
main à la rencontre du roi, après avoir confié le secret à sa
femme, à sa nièce, Juliana Coningsby, et à quelques-uns de ses
domestiques. Charles demeura enfermé, à Trent, dans une cham-
bre secrète qui dominait tout le village. Il entendit l'un des sol-
dats de Cromwell se vanter d'avoir tué le roi de ses propres
mains ; il pouvait aussi voir les feux de joie que le peuple avait
allumés dans son allégresse, et entendre sonner en son honneur
le glas funèbre dans le clocher de l'église. Le colonel Wyndham
partit pour Lyme, où, par l'entremise de son ami, le capitaine
EUesden, il convint avec Limbry, patron d'un cabotier, de
transporter quelques royalistes de Charmouth en France ; tandis
que le domestique du colonel, Peters, louait un appartement
dans une auberge de Charmouth pour des nouveaux mariés ve-
nant du Devonshire. Dès le 23 septembre, tous les arrangements
sont faits ; Jane Lane prend congé du roi, pensant qu'il est
maintenant en sûreté ; et, avec la conscience d'avoir fidèlement
joué son rôle, elle retourne, accompagnée de M. Lascelles, dans
le Staffordshire. Peut-être ses attraits n'égalent-ils pas ceux
d'Alice Lee dans Woodslock ou ceux de Flora Macdonald dans
le tableau do Paul Delaroche, mais une grâce calme et sans af-
fectation donne à toute sa personne un charme irrésistible. Le
lecteur apprendra avec plaisir que Charles lui accorda comme
récompense, ainsi qu'aux Pendcrcl et à quekiues autres, des
BOSCOBEL. 111
pensions assez fortes. Hélas 1 il ne paraît pas qu'elles aient été
très-régulièrement payées *.
Cependant le roi fugitif prend en croupe Juliana Coningsby
et se rend à Charmouth, avec le colonel pour guide. Ellesden
les rejoignit dans une maison isolée au milieu des montagnes,
et, à la brune, ils continuèrent leur trajet jusqu'à Charmouth.
L"heure lixée pour leur embarquement avait sonné; mais point
de bateau. La marée commençait déjà à baisser. On envoya
Peters à Ellesden, qui ne put donner aucune explication. Alar-
més, le roi et le colonel gagnèrent Bridport, alors rempli de
matelots et de soldats. — Charles fit son chemin à travers la
foule assemblée à la porte des tavernes, plaisantant avec les sol-
dats ; bientôt le palefrenier s'écria : « Je suis sûr de vous avoir
déjà vu. M Le roi lui fit adroitement dire qu'il avait demeuré au-
trefois h Exeter, oiî l'on conclut qu'ils s'étaient sans doute ren-
contrés. Lord Wilmot rejoignit Charles vers trois heures, et il fut
décidé qu'on partirait immédiatement. A peine étaient-ils sortis
de Bridport, que l'alarme fut donnée. Le vieux palefrenier répu-
blicain de Charmouth avait remarqué que les chevaux étaient
restés sellés et bridés toute la nuit dans lécurie ; il avait vu
aussi des allées et venues réitérées dans la direction du rivage.
Hammet, le forgeron, dit au sujet du cheval de lord Wilmot qu'il
avait referré :
« Ce cheval n'a que trois fers ; ils ont été mis dans trois
comtés différents, et l'un d'eux dans le Worcestershire. »
Le palefrenier entra en communication avec l'ecclésiastique
puritain, qui semble avoir eu quelque chose du Cavalier; car,
en entrant dans l'auberge, il salua l'hôtesse par ces mots :
« Eh bien ! Marguerite, vous voilà fille d'honneur?
— Que voulez-vous dire, monsieur le pasteur? répondit-elle.
— Charles Stuart a couché ici hier soir, et vous a embrassée
^ La cassolette en or, donnée par le roi à Mrs. Jane Lane, durant leur voyage de
Bentley à Bristol, après la bataille de Worcester, et un magnifique portrait en mi-
niature du colonel Lane furent exposés par miss Yonge à la session de l'iustilut
archéolotçique qui eut lieu à Shrewsbury en octobre 1855. [Notps and qurrii-s for
Worceslersitirc, p. 526.) La montre en or que Charles donna à Jane Lane, et qu'il
la pria de léguer, comme bijou de famille, à la dernière descendante de la maison
de Lane, éiait récemment encore à Charlecote-llouse, près de Slratford sur-Avon,
d'où elle fut volée et ensuite fondue chez un receleur, à Birmingham.
112 REVUE BRITANNIQUE.
au moment de partir; vous ne pouvez donc manquer d'être
un jour fille d'honneur. »
La femme commença par l'injurier, mais ajouta bientôt avec
la vanité habituelle à son sexe :
« Si je pensais que ce fût le roi, comme vous le dites, je res-
pecterais davantage mes lèvres jusqu'à la fin de mes jours ; et
sur ce, monsieur le pasteur, veuillez sortir de ma maison, sans
quoi je vous fais mettre dehors. »
L'ecclésiastique, qui ne goûtait pas la rebuffade de la bonne
femme, alla chez le magistrat le plus proche lui demander avis
sur ce sujet; mais celui-ci traita la chose aussi légèrement
que l'hôtesse*. On consulta ensuite le capitaine Macy, qui vit
l'affaire d'un œil tout différent, équipa sur-le-champ un piquet
de cavalerie et s'élança à toute bride vers Bridport, à la pour-
suite du roi. A Bridport, il apprit qu'il était reparti pour Dor-
chester. Il galopa alors sur la route de Londres ; mais les fu-
gitifs, ignorant leur danger, venaient de prendre un sentier étroit
conduisant à Broadwindsor, de sorte que Macy les dépassa et s'a-
vança jusqu'à Dorchester. A Broadwindsor, le colonel connais-
sait l'hôte, mais la nuit se passa encore dans les fausses alertes
et dans la confusion. Quelques soldats vinrent avec des billets
de logement ; à minuit, une de leurs femmes fut prise du mal
d'enfant, et les soldats et les officiers de santé se chamaillèrent
pour savoir à la charge de qui seraient les frais de l'accouche-
ment. Le lendemain matin, ayant perdu tout espoir de s'embar-
quer de la côte du Dorsetshire, le roi revint à Trent-House, et il
fut résolu qu'on essayerait de mettre à la mer dans un des ports
du comté de Sussex. Et ici, pendant que le roi est en sûreté,
nous allons raconter à nos lecteurs pourquoi la tentative précé-
dente avait échoué. Limbry, le patron du vaisseau, avait caché
ses projets de départ à sa femme qui, à la dernière minute, lors-
qu'il vint chercher son coffre de bord, lui demanda, avec raison,
pourquoi il s'embarquait sans cargaison. Le patron répondit que
le capitaine EUcsden lui procurerait plus de profit que toutes les
cargaisons du monde. Sa femme arrivait justement de la foire
de Lyme, où elle avait vu la récompense de 1,000 liv. st. pio-
1 Lcllie de il. William Ellcsik-n.
BOSCOBEL. 113
mise à celui qui arrêterait le roi, et aussi les menaces et punitions
pour ceux qui donneraient asile et protection aux membres du
parti royaliste. Elle supplia Limbry de ne pas partir, et voyant
ses remontrances inutiles, aidée de ses deux filles, elle l'enferma
dans une chambre , s'écriant que ni elle ni ses enfants ne se
souciaient d'être pendus pour n'importe quel landlord. Plus le
mari insistait, plus la violence de la femme augmentait; enfin,
elle le menaça de tout rapporter au capitaine Macy : cette me-
nace réduisit Limbry au silence. Lorsque la marée fut basse,
elle lui rendit sa liberté ; et, au moment oii le colonel et son do-
mestique, Peters, revenaient de leur vaine course à l'auberge,
ils virent près de là un homme épié par deux ou trois femmes.
— C'était l'infortuné marin, suivi par sa femme et par ses filles.
L'éveil avait été donné, et les républicains étaient sur les
traces de Charles. Les comtés du voisinage furent explorés en
tous sens et les lieux suspects examinés avec soin. On fit une
perquisition à Pilisdon-Hall, résidence de l'oncle du colonel
Wyndham, sir J. Wyndham. Dans leur zèle, les puritains soup-
çonnèrent une jeune fille de la famille d'être Charles déguisé.
On devait ensuite fouiller Trent-House : un tailleur du village
en informa à temps le colonel, qui, pour dérouter ses ennemis,
se rendit avec lord Wilmot à l'église de l'endroit. Cette ruse eut
l'effet désiré, — rien ne pouvant, alors comme aujourd'hui,
mieux écarter les soupçons, que des pratiques extérieures de
dévotion. Les sectaires furent satisfaits et Trent-House fut res-
pecté. Le 6 octobre, Charles repartit , monté en croupe avec
Juliana Coningsby, sous la conduite du colonel Philips, de Mon-
tacute-House, pour la demeure de Mrs. Hyde, veuve du frère
aîné du premier juge (Hele-House, près d'Amesbury), afin d'ê-
tre plus près de la côte de Sussex. Le colonel Wyndham ne les
accompagna pas, de peur de les compromettre. En chemin, ils
s'arrêtèrent - à George-Inn , à Mère, petite ville du Wiltshire,
où l'hôte, après dîner, demanda à Charles « s'il était ami des
Césars. — Oui, répondit le roi. — Eh bien ! je bois à la santé du
roi Charles, » s'écria-t-il. Le même soir on arriva à Hele-House,
où l'excès de zèle et d'enthousiasme de la bonne Mrs. Hyde fail-
lit trahir le rang du fugitif. « Elle voulait, dit l'auteur de Bosco-
bel, servir deux mauviettes au roi, tandis que les autres con-
8' SÉRIE. — TO.ME V. 8
1J4 REVUE ÇP-ITANNIQUE.
vives n'en avaient qu'une, » et c'est à peine si on put l'empêcher
de lui porter une rasade. Il fut convepu le lendepaain que
Charles, pour la forme, prendrait congé de la famille, mais qu'il
reviendrait secrètement le soir. Pendant les cinq jours suivants,
il demeura donc caché à Hele-House, servi par la veuve. On an-
nonça enfin que lord Wilmot, par l'intermédiaire du colonel
Gunter, était parvenu à louer un petit cabotier. Le 13 octobre,
Charles, accompagné du chanoine Henchman, au moyen du-
quel il avait pu communiquer avec ses amis, et rejoint en route
par le colonel Gunter, Wilmot et Philips, gagna Hambledon,
dans le Hampshire, résidence de M. Symons, qui épousa la
sœur du colonel Gunter. La visite était si inattendue que M. Sy-
mons était absent et ne revint qu'à Theure du souper. Tout
dabord, il est peu satisfait de l'extérieur de Charles, dont les
cheveux portait encore la trace des ciseaux de WiUiam Pende-
rel. Convaincu, néanmoins, de Tidentité de son hôte, il re-
grette seulement que sa bière ne soit pa^ meilleure, fait ap-
porter un bouteille d'eau-de-vie, et, buvant à la santé de
M. Jackson, nom que Charles conserve encore, l'appelle en
riant « frère Tête-Ronde. » — Le lendemain, le roi et ses amis
portent pour Brighthelmstone. Il se passe à l'auberge une sin-
gulière scène : Charles est reconnu par l'hôtelier, qui, à l'in-
stant où il est seul avec le roi, saisit sa main pour la baiser et
s'écrie : « Dieu vous bénisse partout où yoys jrez ! Jp pe doute
pas que je ne devienne lord avant de mourir, et ina femme lady . »
— Charles, pour soustraire ce royaliste ambitieux à toute in-
fluence conjugale, retient près de lui le capitaine Tattersal, le
maître du vaisseau. Le lendemain matin, Charles et Wilmot
s'embarquèrent à Shorcham ; ce même jour, hélas! le vaillant
lord Derby portait, à Bolton, sa tête à l'échafaud.
Ainsi finit l'histoire de la fuite de Charles ; elle a eu pour
théâtre de vieux châteaux, dont plusieurs ont disparu et dopt
quelques-uns sont encore debout, avec leurs murailles grises
minées par le temps, leurs toits couverts d'une couche de mousse
dorée, tout remplis de cachettes où, tour à tour, les cavaliers et
les puritains se sont réfugiés. C'est une histoire que le paysan,
dans mainte pailio de lAnglelerre, raconte encore en son lan-
gage primitif ; c'est une histoire qui honore l'humsiuité et qui
BOSCOBEL. 115
nous arracherait des larmes, si elle avait pour héros un homme
meilleur. Cette nature humaine si calomniée fut, après tout,
nous aimons à le constater, sincère et dévouée ; car, bien que
plus de vingt personnes eussent connaissance du secret, aucune
ne le révéla. Nul ne manqua à sa parole, quoiqu'on n'eût épar-
gné ni les menaces, ni les récompenses. Le paysan et le grand
seigneur furent également fidèles ; la cabane et le château furent
également ouverts au fugitif sans asile. Il n'y a même qu'un
trait, — un seul, — qui se rapproche de la servilité, c'est celui
du pauvre Suiith, laubergiste.
Il eût été heureux, peut-être, pour la mémoire de Charles,
qu'il fût pris. Sa jeunesse et sa bravoure auraient formé un
tableau bien différent de celui que l'histoire en trace mainte-
nant. On se serait rappelé comment il conduisit son avant-
garde sur les arches brisées du pont de Warrington ; comment
aussi, faisant une sortie du fort Royal, il rencontra face à face
Cromwell lui-même et ses vétérans, et, pendant quelque temps,
les repoussa ; comment, quand la fortune lui devint contraire,
il rallia une dernière fois ses troupes, et, lorsque toute espé-
rance fut perdue, comment il essaya de les ramener à la charge.
Mais le reste de la vie de Charles nous montre seulement que
parfois rien ne s'oublie dans ce monde aussi vite que les bien-
faits , — que l'expérience ne rend pas toujours les hommes
meilleurs ou plus sages, tout au contraire, — que le souvenir
de la persécution ne rend pas nécessairement les hommes génér
reux envers ceux qui souffrent, mais les met souvent à même de
les tourmenter davantage ; — que les preuves de fidélité et de
courage qu'on a reçues ne servent, chez quelques-uns, qu'à
leur inspirer le doute de toute vertu chez les femmes et de tout
honneur chez les hommes. Au lieu de la valeur chevaleresque
de Charles, nous nous rappelons seulement qu'il a laissé insulter
le drapeau anglais ; au lieu de sa patience au milieu des souf-
frances, nous ne voyons qu'un prince qui, aux manières les plus
attrayantes, unissait la morale la plus dépravée, — tint une cour
de ministres complaisants, fut la dupe de ses maîtresses et l'es-
clave de ses favoris .
E. F. [Westminster Review.)
I/histoire des Stuarts reste populaire en Angleterre, comme on le
voit par l'article précédent^ fondé sur la réimpression d'un volume
presque oublié, et qui est édité avec un vrai luxe de typographie.
Miss Agnès Strickland vient de publier ce mois-ci le tome VII de
ses Reines d'Ecosse, qui termine la vie de Marie Stuart. Cette nouvelle
histoire est la plus complète de toutes celles qui racontent depuis
bientôt trois siècles les malheurs de la belle reine d'Ecosse. Miss Strick-
land a trouvé plusieurs documents qui lui paraissent établir au-dessus
de toute contestation que Marie fut innocente du meurtre de Darnley,
et la victime des machinations de ses ennemis, car jamais reine n'ex-
cita à la fois une pareille adoration et de pareilles haines. Miss Strick-
land est parvenue à ajouter de nouvelles émotions à la scène finale de
cette tragédie royale, inouïe dans l'histoire jusqu'à celle des destinées
de Marie-Antoinette. Elle nous apprend qu'on conserve dans sa propre
famille un do ces souvenirs que la martyre de Fotheringay distribua
entre ses fidèles serviteurs, au moment de monter sur Téchafaud ;
c'est une coupe en noix de coco sculpté, la même avec laquelle Marie
but pour la dernière fois, et qu'elle recommanda de donner à sa filleule
Mary Strickland, de Sizergh-Castle, une des aïeules de la noble histo-
rienne.
Miss Strickland nous apprend aussi qu'on a récemment trouvé dans
les ruines du château de Fotheringay une bague curieuse, avec le
monogramme d'Henri D. et Marie S,, qui fut probablement perdue
par la reine, au pied même de l'échafaud, et balayée avec la sciure
de bois imbibée de son sang.
Nous parlerons plus en détail de tout ce qu'il y a de nouveau dans
les trois volumes consacrés par miss Strickland à Marie Stuart.
TOPOGRAPHIE PinORESQUE. - HISTOIRE NATURELLE.
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES.
Depuis sept grands mois je vivais loin de la mer; mars était
revenu ; les coups de vent de Téquinoxe approchaient ; le froid
régnait encore dans toute sa rigueur, avec ses inséparables com-
pagnes, la neige et la grêle. Et pourtant, semblables aux si-
rènes, les îles Sorlingues m'attiraient vers leurs séduisants et
dangereux rivages.
« Pourquoi les Sorlingues à cette époque de l'année? me di-
saient mes amis, à qui mon projet semblait l'indice incontesta-
ble d'un commencement de folie. Trouverez-vous là de quoi vi-
vre? Ces îles sont-elles habitées? Y parle-t-on anglais? Ce pays
est-il civilisé? De nombreux navires y vont chercher un abri,
d'accord ; mais qui s'y rend par plaisir? » La justesse de cette
dernière objection me fut, plus tard, pleinement démontrée,
lorsqu'une jeune marchande , en reconnaissance d'un léger
achat, me demanda d'un air de compassion touchante : « si quel-
que vent contraire m'avait jeté sur ces bords peu fréquentés. »
Elle ne comprenait pas qu'un habitant de Londres, jouissant de
la plénitude et du libre exercice de ses facultés mentales, eût
fait, de son plein gré, un pareil voyage.
Mais que veut-on ? les Sorlingues étaient devenues pour moi
une idée fixe ; rien ne pouvait m'en détacher.
Chacun veut en sagesse ériger sa folie !
lis REVUE BRITANNIQUE.
Et, par le fait, ma folie avait ses raisons. L'abord des Sorlingues
est difficile à cause des bas-fonds au milieu desquelles débris
de nombreux navires restent ensevelis ; mais cet obstacle, me
disais-je, éloigne les visiteurs de ces lieux, d'autant plus favora-
bles aux recherches zoologiques. De plus, devancer l'équinoxe,
c'est diminuer de moitié les mauvaises chances de la traversée ;
c'est le moyen de mettre à profit les marées les plus basses pour
explorer plus aisément les roches et la plage, alors entièrement
découvertes, que les coups de vent auront peuplées de trésors
tout nouveaux. Et de ce raisonnement je me faisais une cuirasse
contre les sarcasmes incessants qui, de toutes parts, pleuvaient
sur moi.
Les vents contraires et ce que les matelots appellent « un
sale temps » [a dirty wealher) me firent perdre, à Pensance, huit
grands jours, que je passai dans une auberge de marins com-
plètement pourvue de tous ses attributs, c'est-à-dire dénuée de
tout ce qui aurait pu la rendre tolérable. Les armoires de ma
chambre étaient bourrées d'oiseaux et de poissons empaillés ;
d'innombrables coquillages encombraient ma cheminée ; les murs
étaient tapissés de gravures grossièrement coloriées représentant
le Départ du marin, où je pouvais compter les larmes de répouse
désolée et de sa chère progéniture ; le Retour du marin, qui m'i-
nitiait aux joies conjugales I Mais le plus bel ornement était,
satis contredit, la représentation du gros brick Triton entrant à
pleines voiles dans un port imperceptible de Marseille, et flanqué
de l'image du défunt mari de l'hôtesse, maître, après Dieu, du-
dit brick Triton. Ma chambre était, il est vrai, la chambre d'hon-
neur d'une maison dont tout l'ameublement était rachitique.
Les ais des chaises rendaient des sons aigres pour peu qu'on les
pressât ; les pelles et les pincettes s'échappaient à chaque instant
de leurs crochets ébranlés ; la tringle du lit s'abaissa humble-
ment à mes pieds quand j'essayai, pour la première fois, de ti-
rer le rideau. Portes, fenôtres, couvercle de théière, hen lie
fermait; et, ce qu'on aura peine à croire, je remarquai, au mo-
ral, des désordres analogues. L'instinbt avide de la mâîlrësSe du
lieu, harpie entre deux âges, rtlère d'Une bande d'autres jeunes
harpies, avait été rendu plus rapacc encore par le veuvage qui,
comme on sait, surexcite le naturel de la femme. Aussi, lorsque
I
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES.
lÛ
je hasardai timidemeht quelques objections sur les prix exagé-
rés du tarif, je n'obtins d'autre réponse qu'un silence absolu,
accompagne d'un regard de mépris, double témoignage de la
mince opinion qu'inspirait une victime livrée pieds et poings
liés au génie fiscal de la logeuse mercenaire.
Enfin, un matin, rAriadne, servant, sous la conduite du capi-
taine Tregarlhen, au transport des lettres et à Tunique commu-
nication régulière entre l'Angleterre et les Sorlingues, sortit du
port de Pensance ; sept heures après, elle arrivait à sa destina-
tion.
C'était le jeudi 26 mars 1857. Un siècle plus tôt, le 25 mai
1752, Borlase, l'admirable antiquaire, dont les Observations sur
l'état ancien et actuel des Sorlingues se trouvaient parmi mes
livres, n'avait, grâce au vent et au brouillard, accompli la même
traversée qu'en trente-six heures. « Nous eûmes, dit-il, le temps
d'admirer l'aspect extraordinaire de la terre (si Ton peut donner
ce nom à des roches) qui de chaque côté borde le Crown's Sound.
Les flancs de ces petites îles, verts jusqu'à la surface de l'eau,
sont entourés de rochers de formes fantastiques s'élançantçà et
là comme des châteaux enchantés. »
Notre voyage, pour être plus court que celui de Borlase, ne
fut pourtant pas sans inconvénients. Outre les sensations insé-
parables du mal de mer, nous ne trouvâmes sur l'Ariadue aucune
ressource cuhnaire. L'estomac fatigué, nous eûmes encore à
battre en retraite devant la pluie qui nous força de rentrer dans
nos cabines, où nos couvertures et nos manteaux purent à peine
nous défendre contre un froid pénétrant. Je m'avouai alors in-
térieurement qu'il était plus sage de se livrer à l'étude de la
zoologie dans de bons appartements bien clos, où MM. Loyd, de
Portland-Road, Bohn, dEssex-Street, et Damon, deWeymouth,
nous fournissent, sous le nom d'aquarium, des océans en mi-
niature, que de céder à cette sotte passion de s'embarquer et de
courir au loin pour se faire soi-même son pourvoyeur ichtyolo-
gique.
Mais bientôt, aux cris de joyeuse arrivée qui se firent enten-
' En Angleterre, on trouve dans chaque chambre d'hôtel ou d'auberge un tarif
indiquant les prix des objets de consommation. [Note de la Rédaclion.)
120 REVUE BRITANNIQUE.
dre, d'un pas mal assuré je montai sur le pont, où la vive clarté
du soleil me déroula une scène qui me paya largement de mes
récentes misères. Nous nous trouvions dans la passe de Sainte-
Marie ; les îles nous entouraient bien plus étendues et plus belles
que je ne m'étais figuré. Mon cœur bondit comme un léopard
s'élançant sur sa proie.
Après m'être assuré d'un logis convenable et avoir apaisé
mon appétit, je m'empressai de faire l'inspection de la baie. Le
promontoire sur lequel on a construit Star-Castle m'offrait une
magnifique promenade planant presque à perte de vue sur les
dunes couvertes de bruyères que dorait un soleil étincelant.
Je me rappelai aussitôt Linnée abordant en Angleterre et se je-
tant à genoux pour remercier Dieu d'une si belle création. De
temps à autre, un lapin traversait rapidement la route, ou quel-
que timide chevreuil s'élançait d'un bouquet d'arbrisseaux. Un
regard jeté sur les nombreux récifs et les criques formées par les
dentelures d'un petit archipel rocheux, à l'abri des baigneurs et
des gens désœuvrés, me promettait une ample moisson à chaque
renouvellement de la brise.
Il est assez difficile de déterminer le nombre de ces îles, car
on ne peut donner ce nom à cent ou cent vingt îlots, dont Sainte-
Marie, le plus grand, n'a pas plus de neuf milles (près de dix-
sept kilomètres) de circonférence. Quoi qu'il en soit, le recen-
sement décennal de 1851 a fixé leur étendue à 3560 acres (en-
viron 1441 hectares), et leur population à 2600 âmes, réparties
en 511 feux, les femmes dominant dans la proportion de
1439 à 1161. La supériorité hygiénique des Sorlingues est incon-
testable, puisque la mortalité n'atteint qu'à 16 sur 1000, tandis
qu'elle est évaluée à 23 pour 1000 dans toutes les autres loca-
lités de l'Angleterre. On y rencontre peu de terres arables, bien
que les hauteurs portent çà et là des signes de fertilité, Holy-
Vale surtout, qui doit peut-être son nom à ses charmants om-
brages. Les chemins sont, comme dans le Devonshire et le
Cornwall, bordés de pierres que les fougères et les fleurs sau-
vages devaient bientôt décorer d'une parure printanière, et dont
les sommets se montraient déjà couronnés de bruyères touffues,
déjà aussi, les fouilles de rérythronc ou dcnt-de-chien, de la
chélidoine et d'une multitude de plantes de crevasses dont
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 121
j'ignore les noms, y avaient revêtu leurs joyeuses couleurs mê-
lées au vert, au gris et au jaune doré des lichens.
Le groupe pittoresque des Sorlingues forme plusieurs dé-
troits ou passes, dans lesquels les navires même d'un fort ton-
nage trouvent un ancrage assuré. Du haut de quelques-uns des
points culminants, on aperçoit à ses pieds l'eau verte des baies,
les langues de sable blanc, les récifs écumants, et au loin les
falaises pourprées des côtes d'Angleterre. Le cri plaintif des
mouettes et le murmure continuel des eaux troublent seuls le
silence de ces scènes majestueuses.
On croit généralement que les roches des Sorlingues ne sont
que la continuation du granit de Land's-End, et cette opinion se
fonde sur l'analogie des matières obtenues sur les deux côtes,
au moyen du draguage. Quoi qu'il en soit, les masses de ces ro-
ches usées par le frottement des eaux présentent à l'œil une
multitude de formes variées ; ici des piliers aux larges rebords ; là
des simulacres de fortifications comme à Giant-Castle, dont les
lignes supérieures, cachées sous les pâles touffes vertes du byssus-
lichen, surplombent des colonnes rectangulaires, jetant leur
ombre jusqu'aux récifs à fleur d'eau, sur lesquels les vagues
onduleuses viennent se briser pour se répandre ensuite aux
alentours en tourbillons blanchis. Sur la foi de Borlase, je me
disposais à admirer les temples et les bassins sacrés de l'antique
religion des druides. Et, en effet, dès mon arrivée, je contem-
plai sur le rivage une montagne de pierres dans laquelle mon
esprit prévenu reconnut la symétrie et l'architecture grossière
des premiers âges. Comment ne pas croire que ces bassins creu-
sés dans le roc , d'une forme régulièrement ovale, n'étaient
pas l'ouvrage des hommes? Mais bientôt j'appris que la science
n'ajoutait qu'une foi fort médiocre à ces prétendus vestiges gigan-
tesques d'une grande époque sans date. Selon elle, ces pierres
seraient. tout simplement des pierres et non des temples; ces
bassins, soi-disant creusés par la main des mortels qui y re-
cueillaient l'eau du ciel, ne portent d'autre trace que l'action
destructive des vents et des vagues, l'uniformité des causes pro-
duisant partout l'uniformité des effets. N'éprouve-t-on pas un
sentiment do regret, en voyant un homme aussi érudit que
Borlase vouer à ces monuments une vénération superstitieuse et
i22 kkVuE BftlTAJJNIQUE.
expliquer leurs usages; puisatrivôr Un géolbgiste qui, en qUel^
ques mots, vient détruire pièce à pièce ces imaginaires construc-
tions.
fioflàse se montre plus judicieux quand il demande comment il
s'est fait que ce groupe d'îles ait reçu son nom de celle de Scilly ^
l'une des plus petites et dont la nudité n'a d'attrait que pour les
ôiseailx de mer qui seuls visitent ses sommets; puis il ajoute
qu'uriè observation attentive convaincra que ces rochers et ces
îlots, aujourd'hui séparés, ne formaient autrefois qu'une seule
masse, que l'invasion de la mer ou l'abaissement des terres a
divisée en plusieurs fragments ; Scilly, étant le plus élevé et le
plus apparent, a imposé son nom aux autres.
Que les Grecs aient appelé Cassilérides ces îles que les Latins
désignaient par les mots : Sigdeles, Sillînœ, Silures^; que les Phé-
niciens et les Romains y vinssent chercher de Vétain, nous nous
en rapportons volontiers aux antiquaires et aux géographes à ce
sujet. Mais ce qui, pour nous, est plus certain, c'est qu'au dixième
siècle, lorsque l'extension du commerce et la fréquence des
guerres maritimes en Occident firent sentir à la navigation le be-
soin de s'accroître, la situation des Sorlingues à l'entrée des deux
détroits démontra l'importance de leur possession. On comprit l'a-
Vautàge qiie des mains ennemies pourraient en tirer au détriment
du négoce et de la sécurité de l'Angleterre. Plus tard, ce danger
n'échappa point à la prudence d'Elisabeth attentive à surveiller
l'Espagne, alors la plus puissante des nations maritimes. Star-
Castle fut commencé et terminé en 1593. \Vhitelock nous ap-
prend que, vers la fin des guerres civiles de Charles F^ les cor-
saires des Sorlingues devinrent si redoutables que le Parlement
se vit obligé d'envoyer l'amiral Èlake et sir John Astue pour dé-
logei" les Cavaliers d'un fort qui les rendait maîtres de leur com-
merce. Aujourd'hui, les abords de ce poste, assez peu formida-
bles, sont confiés à cinq invalides chargés d'effrayer les ennemis
de l'Angleterre !
Néanmoins, ces rochers que quelques savants ne craignent
pas d'abaisser au niveau de la Polynésie ont, comme on voit,
1 Le groupe des Sorlingues se nomme en anglais Scilly Islands.
* Evidérainenl l'origine de Scilly.
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 123
leur valeur historique, politique et commerciale. Pour mon
compte, je pliis leur a?silrer que non-seulement oli y connaît la
crinoline, mais qu'on y parle anglais avec un choix d'expressions
recherché. Les habitants, d'une race remarquablement belle,
y ont des mœurs peu différentes de celles de Londres ; leurs ma-
nières sont douces et polies sans bassesse. Ils sont donc Vrai-
ment civilisés, à moins qu'on ne regarde la civilisation comme ex-
clusivement fille du commerce et les boutiqliescomnle là mesure
de son développement. S'il en était des pays policés comme de la
zoologie où la perfection des corps se détermine parla multipli-
cité des organes à fonctions distinctes, le progrès serait aux Sor-
lihgues à l'état d'embryon. On y voit, en effet, le même individu
peser du beurre, auner des mousselines, ouvrir un fromage, ou
offrir aux femmes des chapeaux de paille ou de soie de la forme
la plus nouvelle. On y voit encore des rubans flanqués dé pains
de sucre, entremêlés eux-mêmes de conserves au Vinaigre. Si
quelque pauvre diable se trouve en proie aux horribles douleurs
d'une rage de dents, le directeur de la poste accourt aVëc empres-
isëmént, armé de sa clef de Garengeot.
Ces coutumes me parurent assez indifférentes, à moi qui ne
^'occupais ni d'étoffes ni de chapeaux féminins; mais, évec
înbfa estomac d'Anglais Carnivore, je ne supportai qu'avec peine
TàBsenièe dé toute espèce de viande de boucherie. Le mouton
et le veau ne sont dans ces îles que des produits nominaux; le
bœuf et là volaille n'y viennent d'Angleterre que sur dés de-
mandes partielles et soigneusement spécifiées. Quant au poisson,
il n'y en a que pour le pêcheur solitaire qui, séduit par un tenops
calme et poussé par un esprit d'aventure, saisit sa ligne et se
HVre courageusement aU hasard de l'hameçon.
Je doutai tout d'abord que les habitants de ces îles fortunées,
la plupart constructeurs, armateurs de navires, gens d'honnête
iaisànce, fussent organisés comme les autres carnivores; mais je
ne tardai pas à me convaincre qu'ils étaient tombés dans la fatale
erreur du végétalisme. Deux fois par semaine, une charrette de
légumes venant de l'intérieur, ce qui suppose au plus un mille
et demi de distance, traverse la ville et distribue des provisions,
pourtrois jours, aux bons citadins qui s'accommodent très-biende
cette diète brahminique. Aussi, lorsque j'exprimai à mon hôtesse
124 REVUE BRITANNIQUE.
le désir de dîner tous les jours avec de la chair animale, elle re-
garda cette ambition comme une faiblesse métropolitaine, excu-
sable peut-être mais fort difficile à satisfaire. Et, en effet, je me
vis un jour réduit à l'affreuse alternative ou d'observer le jeûne
ou de faire frire mes actinies, extrémité qui, pour un zoologiste,
n'eût été qu'une forme adoucie du cannibalisme. Un bon ange,
heureusement, me couvrit de ses ailes; M™*^ Tregarthen (notez
qu'elle n'était point veuve comme mon aubergiste de Pensance)
compatit à mes peines ; la digne femme voulut bien me prêter un
morceau de bœuf conservé dans du sel, suivant l'antique usage
desScillyens qui, ditBorlase, tiraient leurs viandes ainsi prépa-
rées d'Angleterre ou d'Irlande ; s'ils tuaient un bœuf en septem-
bre, ce qui était fort rare, les familles riches en gardaient une
partie pour en faire un dîner de luxe aux fêtes solennelles de
Noël. Que de graves philosophes regardent cet incident comme
frivole; pour moi, j'y fus sensible, bien que je puisse dire, à
mon honneur, qu'il ne détruisit à mes yeux aucun des charmes
des Sorlingues. Je n'y étais pas venu pour faire bonne chère ; je
n'y cherchais que des festins scientifiques, et j'en trouvai de
complets.
Les anémones y sont variées et abondantes ; l'anthéa et le cras-
sicorne s'y rencontrent presque aussi fréquemment que l'ané-
mone commune à Ilfracombe et à Tenby ; les gemmes, les mar-
guerites y sont aussi fort nombreuses ; et pourtant la situation
géographique des côtes semble promettre une nomenclature plus
riche qu'elle ne l'est en effet. On cite plusieurs causes de cette dé-
ception. La première est la nature même du roc. Les plantes ma-
rines n'aiment pas plus le granit que le rocher calcaire. Or, pas
d'herbes marines, pas d'animaux herbivores qui s'y rassemblent,
et, par conséquent, pas de carnivores qui se nourrissent de ces
derniers. Les récifs dénudés seraient bien plus nombreux encore
sans les conditions du climat et de la marée. Situées un peu à
l'ouest du sixième degré de longitude ouest et au cinquième
de latitude nord, les Sorlingues sont, à l'exception des îles du
canal, la partie la plus méridionale du Royaume-Uni ; leur tem-
pérature moyenne est de h^^ en été et de 45" en hiver; les vents
qui y dominent sont le sud-ouest et l'ouest-sud-ouest. Cette tem-
pérature douce et uniforme permet à M. Smith, seigneur de ces
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 125
îles, de cultiver en pleine terre plusieurs plantes exotiques qu'on
ne trouve à kew que dans les serres.
Une autre condition de succès manque au zoologiste marin.
Une foule de coquillages et de mollusques haïssent la lumière et
se rassemblent volontiers dans des recoins humides et obscurs.
Malheureusement, on ne rencontre aux Sorlingues ni cavernes,
ni crevasses, ni ravins ; on n'y voit que quelques saillies sur-
plombantes et fort peu de flaques d'eau. La récolte y serait donc
à peu près nulle si d'autres espèces ne recherchaient la lumière
et la chaleur, les actinies, par exemple, qui se dilatent si joyeu-
sement aux rayons du soleil.
Cette opposition de mœurs semble naturelle chez des indivi-
dus d'espèces différentes; mais ce qui a lieu do surprendre, c'est
qu'on la retrouve dans ceux d'une même famille. Ainsi, nous
voyons une espèce d'anémone se pavaner au grand jour, tandis
qu'une autre se plaît à ramper sous les pierres; le crabe fuir la
lumière et le langoustin nager joyeusement dans une flaque
d'eau resplendissante de clarté ; la moule s'attacher au rocher
que frappe le soleil à son zénith, et un autre bivalve creuser ce
même rocher pour échapper à ses rayons brûlants. Et ces exem-
ples ne sont point rares.
La nature semble prendre plaisir à démentir mille fois le
commode système des généralités adopté par les savants pour la
simplification de leurs œuvres. Selon eux, les émotions mater-
nelles sont en raison directe de la chaleur animale. Aussi font-
ils remarquer que les poissons absolument impropres à seconder
la maturation de leurs descendants se contentent de laisser
tomber leurs œufs sans prendre aucun soin de leur progéniture,
et que les reptiles, incapables de comprendre les joies de la ma-
ternité, se fient à la chaleur fécondante du soleil, etc.; mais que
dès que la chaleur vitale des parents devient suffisante à l'objet
de la nature, toutes les sympathies de l'amour de famille se dé-
veloppent.
Nous voyons pourtant, d'une part, des poissons vertébrés
à sang froid, comme l'épinoche, le syngnathe, construire des
nids et couver leurs œufs; de l'autre, des oiseaux vertébrés
à Rang chaud, comme le coucou et l'autruche, se priver en-
tièrement des jouissances maternelles et laisser à d'autres oi-
126 REVUE BRITANNIQUE.
seaux PU av|x feux du soleil le soin de faire éclore leurs petits.
Abstenons-nous donc de trop généraliser, ne cherchons pas à
pénétrer des mystères dont la nature a voulu jusqu'à présent
nous dérober les causes; demeurons ignorants plutôt que de fa-
tigqçsr de questions indiscrètes sa réserve obstinée, et n'oublions
pas cette sentence du poète : « Les sots s'élancent témérairement
sur un terrain que les vr^is sages se gardent d'explorer. »
Au reste, c'est surtout parmi les poissons qu'on peut le moins
adopter ce système; celui qui voudrait prendre la peine de ras-
sembler les particularités propres aux différentes espèces se ver-
rait bientôt en état décrire un très-curieux chapitre de Ihistoire
naturelle. Ne voyoris-nouspas, en effet, un poisson qui vole, un
poisson qui grimpe {percha scandens), un poisson qui saute,
un poisson qui rumine (la carpe), un poisson qui décharge
i'électripité au point de décomposer l'eau, des poissons qui émj-
grent, des poissons qui couvent, des poissons vivipares, la gre-
nouille se servant de ses nageoires comme de véritables jam-
bes, etc., etc.? Des recherches récentes ont même ajouté à ces
faits reconnus des faits plus surprenants encore, entre autres
celui d'un poisson bisexuel ou qui, du moins, subit des méta-
morphoses semblables à celles des reptiles.
Mais il est temps d arriver au but de mon voyage. Dès ma pre-
mière course sur les roches, bien que le flot ne fût pas favorable,
je me crus transporté dans le palais dArniide. Ici de magnifi-
ques anthéas vertes, aux ravissantes antennes roses, gris argenté
PU brun clair. Là, de nobles crassicornes ; plus loin, enfin, de
nombreuses anémones que je ne détachai qu'avec peine du
granit.
Quand j'eus rempli mes paniers, je me rais à Tetourner les
pierres, et je rencontrai tout dabordune mjmphon (iracile, arai-^
gnée de mer des plus originales. Cette espèce d'insecte n'a pas de
corps proprement dit, le torse nest qu'une simple ligne aussi ef-
filée que les pattes. Prenez un bout de soie long de trois lignes,
garnissez-le de quatre noeuds, à égale distance les uns des au-
tres, voilà le corps ; de chacun des nœuds faites pendre d'autres
bouts beaucoup plus longs de la même soie, voilà les pattes. Sé-
parez en trois filaments l'une des extrémités du corps, voilà la
tète ; enfin, d'un simple lil de laine, roulez une boule de la gros-
UN NATU?UlLISTE ^UX SPRLINGUES. 127
seur (i'upe tète d'épingle, voilà la poche aux aufs, et l anii^^al
est complet. Mais le microscope révèle bien d'autres merveilles;
il nous apprend que la tête est armée de pièces semblables à
cplies du cral^e ; que le tube alimentaire, qi^ lieu d'êt^-prep fermé
(^ans le corps seulement, suit toutes les sinuosités des jambes,
de telle sorte que chacune de ces jambes ou pattes reproduit au
dedans comme au dehors l'exacte stfucturç du corps. Ce canal
alimentaire ainsi ramifté est semé de globules d'un byun jaune,
nommées cellules hépatiques, que l'or) suppose tenir lieu d'un
foie rudimentaire. M. Gosse, dans son charmant Uvre de Tmby,
prend cet intestin pour le système de circulation. « Chacuf) dç
ces longs membres à plusieurs articulations est, dit-il, pefcé
par un vaisseau central dont les parois se contractent à irjter-
Y^lles égaux, par l'efifet d'une pulsation exactement semblable^
celle du cœur, et qui chasse en avant des granules ou corpus-
cules transparents. » M. Gosse se trompe : ce qu'il a vu se mou-
voir n'était autre chose que la nourriture. Quant au sang, si pu
peut lui donner ce nom, il baigne les parois intérieures du corps
et des pattes, autour et en dehors de l'intestin dont Tactiûrj pé-
ristaltique le met en mouvement. Cette nijmphon grucUe fut pour
mpi une véritable trouvaille, car elje v(\Q permit de continuer des
observations commencées à Ilfracombe sur les pycmujçmd^sdQnX,
suivant les autorités les plus récentes, le développement n'est
pas encore bien étudié.
Plus loin, je trouvai une cépole; puis un syngnathe, poisson
bizarre, à corps d'anguille, à tète de lévrier ; puis, plus loin en-
core, une chétive marguerite sur une feuille de plante marine ;
à peine iritroduite dans mou bpcal, elle devint une charmante
eolis alba. Je pris encore deux coris vivants* : beaucoup de gens
connaissent parfaitement la coquille du poris et fort peu l'animal
lui-même. Enfin, je me retirais ployant sous le fardeau de ma
récolte, lorsque, jetant un dernier regar4 sur la mare, j'en tirai
encore une délicieuse doris verte.
Un autre jour, dans mes courses répétées, j'aperçus une plante
portant des colonies entières. De grêles annélides vepies, blan-
1 Nom vulgaire d'une porcelaine fort aliondante, dont on se sert comme monnaie
sur la côte de Guinée, usage qui lui a valu, dans la langue savante, le nom de
cyprwa monela. {Noie de la HéJaction.]
128 REVUE BRITANNIQUE.
ches, rouges, se tortillaient en tous sens sous l'ombre de ses
feuilles humides ; les éponges et les polyzoa y formaient plu-
sieurs groupes; mais ce que j'y découvris de plus précieux fut
une comatule rose et blanche. Qu'on juge de ma joie ! une coma-
tule ! « le roman de la mer! » créature jusqu'à présent inconnue,
ou plutôt imparfaitement révélée par des descriptions obscures,
des dessins inexacts, et provenant, dit-on, du croisement de la
crinoïdeavec l'étoile de mer. Je ne me lassais pas d'admirer à tra-
vers les parois de mon bocal la grâce de ses plumes blanches et
vertes, et je me rappelais ce passage poétique où Edouard Forbes
exprime ses émotions à l'aspect de la crinoïde qui lui inspire
cette vision d'un « monde océanique, à la surface duquel vien-
nent se jouer des myriades de nautiles, tandis que, dans ses
profondeurs, des millions de madrépores s'agitent sur leurs
tiges légères. » Aujourd'hui, ces nautiles ont presque dis-
paru, et si quelques rares traînards de ces charmantes tribus
apparaissent encore, ils semblent ne vouloir se montrer que
pour livrer à notre admiration les merveilleuses formes et la
structure de leurs devanciers. D'autres êtres non moins curieux
les ont, il est vrai, remplacés, mais les mers où ils s'agitaient
sont devenues des terres sur lesquelles l'homme s'efforce en vain
d'égaler la symétrie de leurs formes dans ses monuments à co-
lonnes et ses palais classiques.
Lorsqu'après de nombreuses excursions j'eus acquis d'amples
récoltes, je me hâtai d'examiner mes conquêtes, tant par amour
de la science que pour me rendre compte des richesses zoolo-
giques des SorUngues.
L'œil fixé sur mes verres j'examinai à mon aise des gemmes,
des marguerites, des anthéas, et la charmante venusla, de Gosse,
disquée d'orange. Je retrouvai mon crassicorne dans la splendeur
de toutes ses variétés. L'un, à corps gris, élongeaitses tentacules
blancs, tandis qu'un autre, au corps noir, m'en montrait de
jaunâtres, et qu'un troisième semblait fier des siens, rosés et
barrés de blanc; un quatrième, enfin, étalait son magnifique
écarlate. A côté d'une frêle aclinia yiivea, j'en vis trois d'une es-
pèce qui m'était inconnue. Longues d'environ dix-huit lignes,
elles paraissaient s'efforcer de grandir encore, et ne portaient
qu'une rangée de tentacules non rétractiles, d'un gris foncé taché
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 129
de brun ; leurs corps étaient erapourprés de taches rougeâtres
de diverses étendues, les plus grandes entourées d'un cercle
blanc. Elles ressemblaient beaucoup à l'anémone commune, je
crois, dans la baie de Weymouth, et dont je possède un ma-
gnifique échantillon, blanc transparent, 5 taches rouges se
multipliant vers la base, aux tentacules d'un blanc pur, ornés de
chaque côté d'un brillant ruban vert-pomme passant sur le dis-
que oral jusqu'à une charmante bouche rose. Près de là, je vis
un délicieux polype lampe [lucerjiaria), avec ses petits tenta-
cules noueux et actifs à la recherche de sa proie.
Je ne trouvai dans mes vases que deux représentants des
éolides -.Veolis papillosaeiVeoUs alba; mais j'avais de nombreux
suieisdxi pleurobranchiis, que je confondis d'abord avec la doris ;
grâce aux Mollimiues de Woodword et au Guide de Gosse,
mon erreur dura peu. Ce mollusque, de couleur jaunâtre, trans-
parente, laisse tomber sa branchie comme une plume d'autruche
tombe d'un chapeau de femme. Au lieu de montrer sa cuirasse
à l'extérieur, il la porte sous la peau, comme les tyrans craintifs
se couvraient d'une cotte de mailles sous leur pourpoint. Cet
animal était pour moi une nouveauté. Quand le pêcheur qui
m'accompagnait pour retourner les pierres écarta celle qui cou-
vrait le premier que je vis, j'exprimai sottement mon enthou-
siasme et lui promis un gros pourboire, imprudence dont je ne
tardai pas à me repentir. De ce moment, sa cupidité s'exalta ; il
devint insatiable. Chaque objet entrant dans mon panier fut un
motif des louanges les plus exagérées, les plus monotones, n'ayant
qu'un but, celui de me persuader qu'il venait de me trouver un
sujet brillant, source à ses yeux d'un déluge de générosité de
ma part. « Ohl monsieur, qu'est-ce que cela? Nous n'en avons
pas encore trouvé de pareil, bien sûrl qu'il est beau! il vaut
pour le moins une guinée! » Tel était l'accompagnement de sa
joie quand il me remettait une anémone ou un morceau d'é-
ponge.
Les éponges, surtout, avaient le don d'exciter sa faconde; et
comme je répondais toujours : « Ce n'est qu'une éponge, » ses
rêves d'Eldorado s'évanouissaient et renaissaient tour à tour.
Fatigué de son amour effréné du lucre, le lendemain je pris un
autre homme, et nous trouvâmes plus de pleurobranches que je
8* SÉRIE. — TOME V. 9
130 REVUE BRITANNIQUE.
n'en pus emporter. J'en gardai une douzaine qui me fournirent
d'amples sujets d'observations , l'anatomie de ce mollusque
n'ayant pas été bien étudiée depuis Meckel. Le compte que le
professeur Owen rend de ses organes digestifs me semble pour-
tant de nature à être cité. « L'animal, dit-il, a quatre estomacs
séparés. Le premier, membraneux, reçoit la bile par une grande
ouverture placée à côté de celle qui communique à la seconde
cavité digestive, plus petite et plus musculaire. Les parois laté-
rales du troisième estomac sont disposées en larges lames longi-
tudinales comme chez les ruminants; et, pour rendre l'analogie
plus exacte encore, on trouve dans la seconde cavité une rainure
courant, le long des parois, d'une ouverture à l'autre, et servant
probablement à la rumination. Le dernier estomac est mince et
ses parois sont unies. Un mollusque, doué de ces divers appa-
reils, est déjà assez singulier par lui-même; mais que dira-t-on
quand on saura que ce ruminant ne se nourrit pas de végétaux? »
Près de deux comatules étalant leur délicieux plumage, je vis
frétiller une charmante luidia frcKjilissima, étoile de mer si déli-
cate, si sensible à liujure, que si on la touche du bout du doigt
elle brise en morceaux son corps qu'apparemment elle croit
déshonoré. Forbes nous raconte ses efforts infructueux pour en
conserver une en son entier. Comme elle approchait de lui, il
plongea avec précaution son seau plein d'une eau pure jusqu'au
niveau de la mer pour l'y recevoir sans secousse; mais, soit que
le nouveau liquide fût trop froid pour elle, soit quelle eût été
effrayée à la vue du vase, elle se sépara tout à coup en plusieurs
fragments. Forbes, dans son désespoir, saisit l'un des plus gros
et ramena l'extrémité d'un bras armé de son œil rouge, dont la
paupière épineuse s'ouvrait et se fermait tour à tour comme
pour le narguer par un clignotement de dérision.
J'aperçus aussi quelques polyzoa pour l'observation desquels
il faut recourir au microscope, qui donne à nos yeux une force
que la nature leur refuse. Quoi de plus intéressant que d'épier
les premiers instants de la vie et cette progression graduelle,
commune à tous les êtres animés. Ce n'est pas sans un vif inté-
rêt que j'ai étudié à ce point de vue 1 éolis et la doris qui, malgré
leurs différences dans les sujets adultes, ont un cours de déve-
loppement exactement semblable. On peut voir sur les roches ou
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 131
dans des vases une longue file de pelotons d'œufs qu'on prendrait
pour un délicat chapelet do perles enveloppées dans une mem-
brane transparente. La division du périspcrme n'est nullement
symétrique comme dans les autres œufs. Il se partage en deux,
en trois, et souvent en quatre parties inégales; j'en ai même
compté jusqu'à cinq, dont chacune se développe en un, deux,
ou trois embryons. Cette multiplication d'individus, cette pro-
duction de jumeaux, peut éclaircir la question des naissances
doubles. L'activité croissante des jeunes embryons est très-inté-
ressante à observer. D'abord, leur rotation est à peine percepti-
ble ; puis, leur vigueur s'accroît avec leur vitesse juqu'au moment
où une rapidité extrême annonce qu'ils vont bientôt briser leur
enveloppe; enfin, au moment de l'éclosion, c'est un curieux
spectacle de les voir, par centaines, tourbillonner, s'échapper
dans l'eau et nager çà et là comme des nautiles se jouant sur
l'Océan.
Cette mention des nautiles me rappelle que ces mollusques
ont, dans leur état d'embryon, une grande écaille dont ils ne con-
servent aucune trace dans un âge plus avancé. D'après les prin-
cipes d'Agassiz et de quelques autres qui voudraient faire de
l'embryologie le guide de la classification zoologique, cette écaille
momentanée annoncerait dans les mollusques nus une orga-
nisation plus complète que celle des mollusques à coquilles.
Quoi qu'il en soit, ce fait que l'embryon est pourvu d'une dé-
fense qu'il perd dans la suite mérite une place dans la science;
car il est curieux de penser que la grande écaille du lépas, qui
se change en cuirasse interne chez le lièvre de mer et le pleuro-
branche, disparaît chez la doris et Féolis. Peut-être aussi ne
disparaît-elle pas entièrement, les spiculaires, si abondantes
dans le tégument delà doris, pouvant bien représenter lécaille
dans une condition rudimentaire. Je n'exprime toutefois qu'un
doute à cet égard ; car, bien que ces spiculaires soient aptes à
fortifier le té_gument et à remplir un office de protection, je les
retrouve en d'autres endroits, par exemple aux membranes si-
tuées près du cerveau.
La joie du naturahste à l'aspect d'un être encore inconnu
pourrait se comparer à celle d'un enfant qui obtient un jouet
ardemment désiré. On comprend, en effet, que la découverte
132 REVUE BRITANNIQUE.
d'un animal nouveau devienne pour lui la source d'un légitime
orgueil. Quelle gloire de décrire ce qu'aucun autre n'a décrit
avant nous, et de se croire ainsi presque l'égal des Linnée, des
Cuvier, des Owen ! Mais de quelle réserve, de quelle prudence
ne faut-il pas s'entourer pour n'avoir pas plus tard à reconnaître
qu'au lieu d'avoir ouvert une nouvelle voie, on ne fait que mar-
cher sur les traces de quelque penseur allemand. Je puis me
citer comme un exemple d'une si cruelle déception.
Examinant un jour une touffe d'herbes marines couvertes de
grappes de polyzoa ciliobrachiaia, j'aperçus une foule de petits
corps en mouvement ; je n'avais jamais rien vu de pareil. Je com-
pulsai mes livres sans y rien trouver d'analogue. Chacun de ces
individus reliés ensemble formait une coupe dont le bord était
couvert par un cercle de douze à quatorze tentacules ciliés tom-
bant comme l'extrémité d'une feuille de bruyère. Le canal ali-
mentaire était un long tube convoluté ; au fond de la cavité garnie
de cillas, je trouvai une masse de granules jaunâtres, peut-être
des cellules hépatiques, et je vis parfois la nourriture roulant
comme sur un axe.
Convaincu que cet animal était encore inconnu, je lui com-
posai un nom grec et je me disposais à le produire, lorsque, peu
après, je draguai sur les côtes de Jersey un ^Qiit iiecten, sur la
coquille duquel je vis entre autres parasites mon nouvel ami en
grande activité et beaucoup plus développé que son frère des Sor-
lingues. J'appris alors que c'était la pedkelUna de Stars, ou du
moins un individu si semblable à la pedicellina, que ses spécia-
lités, telles que ses tentacules rétractiles, devaient être regardées
comme insignifiantes et ne suffisaient point à constituer une nou-
velle espèce. Désolé de ce contre-temps, ma bonne fortune me
dédommagea pourtant par la découverte d'un fait non encore
observé, autant que je puis croire. C'est que la |)e(/icd//ma est vivi-
pare autant qu'ovipare et gemmipare. Tandis que j'en examinais
une grappe, je vis un objet cilié sortir de l'orilice, puis un se-
cond, puis un troisième, qui vinrent se placer à côté du premier.
Je pensai, non sans une certaine anxiété, que ce pouvaient être
des embryons ; ils sortirent lentement, et mes soupçons se chan-
gèrent en une joyeuse certitude quand je les vis plonger dans
l'eau. Je perdais, il est vrai, la découverte de ce petit animal,
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 133
mais je venais de conquérir un fait nouveau quant à sa géné-
ration.
Je fus aussi dispensé du soin difficile de le classer et d'aug-
menter ainsi les listes do noms, déjà si encombrées. On ne sau-
rait nier, en etïet, que la méthode actuelle n'est que provisoire
et qu'elle le sera jusqu'à ce qu'on ait adopté des principes plus
rigoureusement philosophiques. J'en trouve une preuve dans
l'embarras des zoolo^^istes à classer la sagitla bipunctata. Dans
quelques-unes de ses particularités de construction, elle res-
semble à un poisson. Siebold, qui la range parmi les mollus-
ques, se trouve en opposition avec Krohn et Hunley, le premier
la regardant comme appartenant aux annélides, et le second lui
trouvant des affinités avec les vers nématoïdes, les annélides,
les crustacés et les arachnides.
Quoi qu'il en soit, et quelque place qu'on lui donne, cet
animal, long d'un quart de pouce, est des plus intéressants, soit
qu'on le voie dans un vase se servant de sa queue pour frapper
l'eau, ou s'élançant pour se fixer aux parois du bocal au moyen
d'un suçoir, soit qu'on l'examine au microscope qui dévoile sa
transparence extraordinaire. On distingue en ce cas deux grands
yeux à sa tête armée de forraidables crochets, ainsi que son corps
étroit coupé par le milieu en deux parties égales et le canal ali-
mentaire droit, terminé par un orifice cilié placé à la partie anté-
rieure du corps. Contrairement à ce qui existe dans le sujet que
je possède, les dessins de MM. Busk et Gosse représentent cette
partie comme beaucoup plus longue que la partie inférieure.
Celle-ci est divisée longitudinalementpar une cloison, et toutes
ses cavités sont remplies de granules se mouvant en rond
comme la nourriture dans l'estomac. Ces granules sont évi-
demment le spermatozoa trouvant issue par deux orifices près
de la queue. Outre la division du corps dont j'ai parlé, mon
sujet pris aux Sorlingues diffère en plusieurs points de l'es-
pèce décrite et dessinée par M. Gosse dans son Tenlnj et son
Guide, et par -M. Busk dans le Microscopical Journal. Ainsi, par
exemple, il est dépourvu de nageoires supérieures, et les na-
geoires postérieures, placées juste au-dessous de l'oviduc, se
confondent avec la queue ; il n'a donc réellement de chaque côté
qu'une nageoire unie à une expansion caudale, d'oi!i suit cette
134 REVUE BRITANNIQUE.
particularité, digne de remarque, que les orifices livrant passage
au spermatozoa s'ouvrent, non dans le tégument du corps, mais
dans la nageoire même. Quant aux épines distribuées sur le
corps et les nageoires, Krohn les regarde comme un procédé
purement épidermique. J'ignore sur quoi il fonde cet avis, que
je partage pleinement, parce que j'ai vu ces prétendues setœ
subir une décomposition rapide, ce qui n'aurait pas eu lieu si
elles eussent été un procédé inorganique.
Mais ce qui excita surtout mon intérêt dans cette curieuse
sagitta fut l'absence entière de tout système vasculaire. Yoici
donc un animal doué d'un système nerveux de quelque impor-
tance, avec des yeux, des fibres musculaires rubanées, et, malgré
ces signes d'une organisation complète, sans aucune trace d'ap-
pareil vasculaire et totalement dépourvu de sang. Je ne compris
pas d'abord une contradiction si évidente ; mais quelques re-
cherches que j'eus à faire sur le rapport entre le sang et la respi-
ration vinrent m'éclairer peu après. Ces recherches ne sont point
encore complètes, mais elles tendent à ce fait, que, dans les
séries animales, il existe un rapport défini entre les systèmes vas-
culaire et respiratoire, la spécialité de l'un étant étroitement
liée à la spécialité de l'autre. A ce point de vue, la sagitta cesse
d'être une anomalie. Sa respiration a lieu par toute la surface
du corps, sans qu'elle ait besoin d'aucun organe particulier,
tel que les branchies ou les poumons, et cette absence d'appa-
reil respiratoire exclut la nécessité d'un appareil vasculaire : pas
de respiration, pas de circulation ; c'estune conséquence forcée.
Et en effet, la sagitta n'a point de sang, à moins que nous
n'étendions le mot sang à tout tluide remplissant les fonctions
d'un fluide nourricier; extension qui non-seulement altérerait
l'exactitude du langage scientifique, mais nous placerait dans
la situation mentale de ce brave Irlandais qui trouvait dans un
lac tout ce qu'il lui fallait pour faire du punch, à l'exception du
whisky, du sucre et du citron. Car, si nous descendons aux
formes les plus simples de l'organisation, nous trouvons pour
fluide nourricier de l'eau, et rien de plus. Le docteur Thomas
Williams, à qui nous sommes grandement redevables pour ses
recherches sur le sang, pense que, dans les séries zoologiques,
le vrai sang ne se fait voir pour la première fois que dans les
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 135
échinodermcs ; il n\i trouvé qu'un fluide chyleux, et niômc, à
quelques degrés au-dessus, ce fluide chyleux continue à se
montrer conjointement avec le sang. Ainsi, par exemple, un ver
a deux fluides : 1" le sang circulant dans un système de vais-
seaux fermés ; 2° le fluide chyleux, oscillant dans la cavité gé-
nérale, en dehors de ces mêmes vaisseaux.
On a vu que, sans enrichir la science de quelque famille in-
connue, le zoologiste peut cependant se flatter de la servir par
l'adjonction de quelques faits utiles. En effet, la nature est iné-
puisable : pour le penseur attentif, l'horizon des connaissances
humaines n'est pas plus fixe que celui du monde pour le voya-
geur toujours en mouvement. A ses yeux, des faits nouveaux se
lient à de nouvelles formes ; l'observation la plus triviale peut
faire naître une longue suite de suggestions lumineuses, comme
une légère étincelle fait éclater tout à coup la mine la plus for-
midable. Aussi le naturaliste ne devrait-il jamais marcher que
le crayon à la main, toujours prêt à recueillir le fait le plus in-
signifiant. Un jour peut-être ce fait, joint à d'autres, deviendra
la pierre angulaire d'un magnifique édifice. Les notions trans-
mises par les bergers chaldéens n'ont donné lieu à l'astro-
nomie qu'après plusieurs siècles écoulés. Non que l'observation
soit, comme bien des gens imaginent, la base réelle des con-
naissances zoologiques, mais elle est, pour les sciences acquises,
un astre conducteur, quand l'expérience qui la contrôle la con-
sacre de son aveu.
On a fait, et l'on fait encore tous les jours de grands pas dans
cette voie. Et cependant nous voyons des hommes recomman-
dablesà tous égards, qui, se fiant trop légèrement à l'observa-
tion, déclarent en anatomie, par exemple, que tel organe exerce
telle fonction, uniquement parce qu'il ressemble à un organe
exerçant réellement cette même fonction. Que de fois pourtant
l'expérience a formellement démenti la conclusion! Je n'en ci-
terai qu'une preuve sans réplique, tirée de la puissance digestive
de l'anémone de mer.
Et d'abord, qu'entendons-nous par ce mot digestion ? Au pre-
mier aspect, la question paraît toute simple ; mais, si l'on s'y
arrête, on la trouvera des plus compliquées.
Distinguons, avant tout, la digestion, fonction spéciale du canal
136 REVUE BRITANNIQUE.
intestinal, de VassimilatioH, propriété commune à tous les êtres
animés. Pour qu'un animal croisse et répare les pertes inces-
samment causées par l'action de la vie, il faut qu'il s'assimile,
en d'autres termes, qu'il divise en lui les substances qui ont de
l'affinité avec les siennes propres, rejetant tout ce qui, étant in-
convertissable, ne peut lui être assimilé. Les organisations les
plus simples trouvent une nourriture assimilable dans l'élément
au milieu duquel elles vivent, et, dans ce cas, le procédé de la
séparation est facile, puisqu'il n'y a ni bouche, ni estomac, ni
glandes sécrétant les fluides dissolvants. Mais les organisations
tout à fait complètes ne trouvent pas dans l'air qu'elles respi-
rent, ou sur la terre qui les porte, la variété de substances né-
cessaire aux exigences de leurs corps. Il faut qu'elles cherchent
ces substances qui, une fois rencontrées, exigent d'importantes
préparations mécaniques et chimiques , pour acquérir la condition
indispensable à leur combinaison dans la composition des tissus.
Un exemple rendra ceci plus clair. L'actinophrys, animal mi-
croscopique, soigneusement étudié par KôUiker, est formé d'une
substance gélatineuse très-contractile, sans la plus légère trace
d'organes, sans même un tégument distinct, séparable de la
masse. Sa surface extérieure se compose de longs fdamentsten-
taculaires qui, comme les branches du polype, se saisissent de
jeunes animalcules et jusqu'à de petits crustacés. Toujours
comme le polype, l'un des filaments n'a pas plus tôt touché une
proie qu'il se contracte ; tous les autres se portent aussitôt vers
la victime, qu'ils enveloppent successivement ; puis, tous aussi,
se contractant comme le premier, amènent la nourriture près
du corps de l'animal. On voit alors le point de contact de ce-
lui-ci devenir concave, se contracter comme avaient fait les fi-
laments, et la nourriture pénétrer dans le corps jusqu'à ce que
les bords de la cavité se rejoignent et se ferment sur elle. Une
fois engloutie, ses parties solubles se dissolvent, et le corps re-
prend sa forme primitive. Cette opération terminée, les parties
insolubles sortent comme le tout était entré, et ainsi est accom-
pli tout le procédé de l'ingestion et de l'éjection.
rsous n'entreprendrons pas de retracer les divers épisodes de
rhistoire compliquée de la digestion chez les animaux des
grandes espèces, épisodes oii la mastication et l'insalivation
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 137
viennent en aide aux actions mécaniques. Tout le monde connaît
plus ou moins ces faits généraux. Remarquons seulement en
passant que le lait, qui contient toutes les substances essen-
tielles à la nourriture du nouveau-né, ne les contient néanmoins
que dans une condition étrangère à la nourriture directe et im-
médiate de l'être qui l'ingurgite. En effet, tant que le lait n'a
pas subi le procédé digestif, c'est-à-dire une suite de décompo-
sitions et de recompositions cbimiques, il n'est pas plus propre à
nourrir les muscles, les os, les nerfs de l'enfant, que ne le sont
la chaux et l'eau, qu'on nous vend traîtreusement sous son nom
dans nos vertueuses cités. De même, la chair de mouton, que
nous regardons avec raison comme une excellente nourriture,
n'est réellement qu'une nourriture virtuelle ; il faut qu'elle su-
bisse une curieuse suite de métamorphoses avant d'être convertie
en sang. Et même alors tout n'est pas fini : c'est une erreur pro-
fonde que de regarder la formation du sang comme la dernière
conversion de la nourriture avant son assimilation. Les physio-
logistes y terminent, il est vrai, l'histoire de la digestion, comme
les conteurs d'histoires terminent au mariage les péripéties plus
ou moins compliquées de la vie de leurs héros, indiquant parla
que, suivant eux, leur tâche est accomphe. Mais de même que le
mariage est le premier acte d'un nouveau drame, souvent fertile
en événements, de même la transformation du sang n'est que le
commencement d'une nouvelle série de changements des plus
importants. On peut, je crois, démontrer que le sang lui-même
n'est pas plus immédiatement ni directement assimilable que la
chair de mouton, sa première origine. A son passage le long des
parois des vaisseaux, il subit des variations spécifiques qui le
disposent à l'assimilation, et sans l'accomplissement desquelles
il ne serait point assimilable. Le sang, en tant que sang, ne
nourrit pas les tissus ; il se dépose seulement sur eux, comme
toute autre substance étrangère dont il faut qu'ils se débarras-
sent par l'absorption dans les veines. En fait, il est uniquement,
comme Bergman n et Luckart le disent avec vérité, un dépôt de
substances assimilables et sécrétoires, et son but, dans l'éco-
nomie, est celui d'un appareil régulateur, nécessité par les fluc-
tuations qui se produisent dans l'action de se procurer de la
nourriture.
138 REVUE BRITANNIQUE.
La nourriture devant être rendue soluble avant que Tassimi-
lation puisse avoir lieu, la solubilité est évidemment une ques-
tion de premier ordre. Un grand nombre de substances solubles
ont à subir des changements chimiques de décomposition, avant
de devenir partie inhérente d'un corps doué de vie. Si Ton in-
jecte dans les veines de l'albumen ou du sucre, ils ne s'assimi-
leront pas ; ils seront rejetés sans altération dans les excrétions;
mais s'ils sont injectés dans le canal ahmentaire qui les em-
portera à travers le laboratoire du foie, ils seront alors entière-
ment assimilés.
Ainsi, la solubilité et la transformation sont les deux effets
digestifs pour la production desquels deux agences. Tune mé-
canique, l'autre chimique, sont essentiellement nécessaires.
C'est de ces deux points que rayonnent au loin toutes les ques-
tions ; c'est vers ces deux points que toutes convergent. Mais ce
qui impressionne fortement l'esprit, c'est l'extension de l'agence
chimique, puisqu'un sixième de tout le poids du corps est,
dans l'espace de vingt-quatre heures, répandu dans le canal ali-
mentaire, sous la forme de diverses sécrétions. En un seul
jour, le sang sécrète et répand dans ce canal beaucoup plus
de fluide que n'en perd toute la masse de fluide circulant dans
les vaisseaux sanguins, quelque période que l'on veuille prendre.
Ce qui précède, surtout en ce qui touche l'agence chimique,
rend assez clair Te but de la digestion. On pourrait donc dire
abstractivement qu'elle est la préparation de la nourriture, de
manière à la rendre propre à l'assimilation. Mais, si l'on descend
des hauteurs de l'abstraction pour se rapprocher des questions
concrètes, on verra que cette définition renferme encore plu-
sieurs procédés, tels que l'action de saisir, la mastication de la
nourriture, son absorption, sa circulation, son aération dans le
sang, et enfin sa transsudation à travers les parois des vaisseaux
capillaires, tous procédés dont aucun ne peut être que très-im-
proprement appelé digestif; car la mastication est la fonction
spéciale des mâchoires; la circulation, celle des vaisseaux ; la
respiration, celle des poumons, tandis que la digestion propre-
ment dite est celle du canal alimentaire. Définissons donc le
terme digestion d'une manière exacte, et disons que la digestion
est l'acte digestif qui a lieu dans le canal alimentaire, au moyen
UN NATURALISTE AUX SORUNGUES. 139
de sécrétions aptes à modifier chimiquement la nourriture etàla
préparer pour l'assimilation.
Ces faits bien expliqués, bien convenus, je reviens aux ané-
mones de mer.
Les actinies digèrent-elles? Telle est la question que je m'étais
posée, et dont la naïve expression pourrait faire sourire quelque
zoologiste superticiel, car tout le monde sait que ce genre de
mollusques se nourrit volontiers de lépas, et même de bœuf
bouilli. J'ai cependant douté qu'il digérât réellement, et je
m'étais promis de vérifier le fait, car l'expérience peut seule
attester la vérité.
« Il est clair, dit le docteur Carpenter, le dernier écrivain sur
ce sujet, qu'un fluide dissolvant est sécrété des parois de la ca-
vité gastrique ; car les parties tendres de la nourriture qui y est
injectée se dissolvent graduellement sans le secours d'aucune
trituration mécanique. » Le fait semble évident au premier
aspect; malheureusement, l'expérience a démontré le contraire;
elle a prouvé : 1" qu'aucun fluide dissolvant n'est sécrété ; 2° que
la nourriture ne se dissout point, mais que les sucs seuls en
sont exprimés.
Ma première épreuve avait pour but de m'assurer de la
présence ou de l'absence d'une sécrétion ; voici comment
j'opérai :
Un petit morceau de poisson frais, attaché à un fil et entouré
dune bande étroite de papier tournesol, fut jeté à un anthœa
cerciis, qui l'engloutit avec avidité. Je donnai à un crassicorne
un autre mince filet, placé longitudinalement sur un papier
semblable. Si quelque sécrétion acide se produisait, ce papier
devait rougir ; dans le cas contraire, la couleur bleue ne subi-
rait aucune altération. Le lendemain matin, j'examinai les dé-
jections et n'aperçus aucune trace visible de réaction acide.
L'expérience ayant été répétée plusieurs fois dans des condi-
tions diff'érentes, et toujours avec les mêmes résultats, je fus
conduit à conclure que le procédé digestif des actinies ne com-
porte aucun fluide acide.
Mais un doute subsistait encore. Les sécrétions dissolvantes
sont ou acides, ou alcalines. Les mêmes expériences devaient
donc être reproduites avec un réactif alcalin. J'obtins des ré-
140 REVUE BRITANNIQUE.
sultats pareils, et me trouvai ainsi parfaitement d'accord avec
M. Hollard*.
Les actinies n'effectuent donc pas la préparation de leur nour-
riture par des moyens chimiques, et il serait par conséquent
inexact, dans le sens strict du mot, de dire qu'elles digèrent.
Mais j'étais curieux de savoir jusqu'à quel point elles emploient
les moyens mécaniques. A l'exemple de Réaumur, qui fit avaler
à un chien une boule d'argent, remplie de viande et forée à
jour, j'ouvris aux deux bouts et perçai de six entailles plusieurs
tuyaux de plume, de six lignes de longueur, offrant ainsi d'am-
ples moyens à tout fluide dissolvant d'exercer son action sur le
roasi-ft^d/" introduit dans les plumes. Le lendemain, je ne trou-
vai pas une différence sensible entre la viande injectée et d'au-
tres morceaux semblables, plongés dans l'eau pendant le même
espace de temps. Je remarquai au contenu de l'une des plumes,
quelque peu sorti à chaque extrémité, une macération que je
pris dabord pour un effet digestif; mais le microscope me fit
voir les muscles, les fibres et les stries parfaitement intacts. La
macération était donc évidemment d'une nature purement mé-
canique. La viande présentait un aspect semblable après son
éjection par les actinies ; elle était pulpeuse, incolore, mais les
muscles n'étaient nullement offensés. Après ces résultats, ma
conclusion ne pouvait être douteuse.
On peut, dans l'échelle des séries animales, établir ainsi la
complication progressive de la digestion :
Partant de la simple cellule qui, par un simple procédé à'en-
dosmose, tire sa nourriture du plasma qui l'entoure, on arrive
d abord à Yaclynophris ou amœba, qui, sans bouche, et repliant
sa propre substance sur l'aliment, se nourrit comme elle peut ;
puis aux infusoires, qui ont une bouche, mais sont totalement
privés d'estomac ; puis au polype, dom une partie du tégument
est repliée à l'intérieur et lui sert de bouche et d'estomac, sans
différer anatomiquement du tégument extérieur, ni physiologi-
' Il est remarquable, et je m'en suis' souvent assuré, que les papiers réactifs
plongés dans l'intestin, et dans la cavité inférieure, soit au moment de la diges-
tion, soit chez l'animal à jeun, ne donnent aucun indice d'ueidilé ni d'alcalinité. —
Eludes zoolorjiquea sur le fjenrc aotima {Revvc et mantusin de zoologie , n" 4.
18.Vi).
UN NATURALISTE AUX SORLINGUES. 141
quement, dans son action, de celle de la substance gélatineuse
de Vamœba. De là, nous sommes conduits aux annélides, doués
d'un véritable intestin situé dans k cavité commune, et pourvus
d'un appareil, ou même de la simple apparence d'un appareil
sécrétant, fort léger. En remontant ainsi pas à pas la construc-
tion animale, nous arrivons enfin aux mammifères, dans les-
quels nous trouvons un appareil digestif merveilleusement
compliqué. A la complexité croisiante des organes, s'unit tou-
jours la complexité croissante de la nourriture que les animaux
digèrent, depuis les gaz simples jusqu'aux matières les plus
substantielles.
[Letvees's, Blackwood Magazine.)
Ce n'est plus seulement dans les jardins zoologiques que Ton trouve
ces petits océans, près desquels le bocal à poisson rouge n'est plus qu'un
jouet d'enfant, mais c'est aussi dans les salons, où ils popularisent l'é-
tude de richthyologie. Après V aquarium, un amateur a inventé aussi un
vivarium à papillons et à insectes. On parle aussi d'un hryarium, — jar-
dinière de cristal pour les mousses, dont l'inventeur, M. H. Higgins,
faisait dernièrement la description devant le bureau de la Société Lin-
néenne de Londres. M. Higgins s'en est servi lui-même utilement et
agréablement pour étendre son étude des mousses, dont il a une ma-
gnifique collection.
Dans une des séances de cette même Société Linnéenne, M. Sclater a
lu un mémoire par lequel il préconise un nouveau système de classi-
fication enbistoire naturelle. Entre autres faits sur lesquels il appuie
sa théorie, il prétend que le globe nourrit sept mille cinq cents espèces
d'oiseaux et attribue à chaque espèce deux mille lieues carrées de la
surface terrestre.
Un M. Gobley vient d'analyser les éléments dont se compose la sub-
stance des colimaçons, dans le but de découvrir le principe auquel on
suppose la vertu de guérir la phthisie pulmonaire. Il en est arrivé à
nier que ce principe existât dans le corps de l'animal ni dans sa co-
quille, le carbonate de chaux étant, selon lui, sans action sur le tuber-
cule de l'organe respiratoire.
ROMANS-
QU'EN FERA-T-IL?
CHAPITRE XV 1.
Quand Dieu le veut, tous les vents amènent la pluie.
( Ancien proverbe. )
M. Rugge ne s'était pas résigné à perdre Sophie et une
somme de cent livres sterling, avant de se donner beaucoup de
peine, — et de peine inutile, — pour rattraper l'une ou l'autre.
Il avait été voir Jasper Losely, lorsque ce gentleman habitait le
quartier Saint-James ; mais à peine avait-il fait allusion à la
restitution des cent livres sterling, que Jasper Losely, ouvrant la
porte et la fenêtre, lui olfrit l'alternative immédiate. M. Rugge,
ayant choisi le mode de sortie le plus habituel, exhala sa juste
indignation dans une lettre émanée de l'étude de son procureur,
et par laquelle on menaçait Jasper de le poursuivre pour con-
spiration frauduleuse. Il avait aussi fait plus d'une visite à
Mrs. Grane : celle-ci l'avait un peu calmé en reconnaissant qu'on
avait très-mal agi avec lui, et qu'on devait au moins lui rendre
son argent. Elle promit enfin de faire de son mieux pour engager
M. Losely à « se conduire en homme d'honneur. » Quant à
Sophie elle-même, 3Irs. Crâne parut éprouver une profonde in-
différence. En effet, la haine qu'elle avait certainement conçue
1 Voir le numéro d août.
144 REVUE BRITANNIQUE.
pour cette enfant dans le temps qu'elle était confiée à ses soins
s'était fort amortie par suite de la conduite dénaturée de Losely
à son égard. Il lui importait sans doute peu que Sophie fût entre
les mains de Rugge ou entre celles de Waife ; il lui suffisait de
savoir que, dans F un ou l'autre cas, la fille d'une femme dont
le souvenir soulevait ses ressentiments les plus violents était ra-
baissée à un degré si inférieur au sien dans l'échelle sociale.
Peut-être, des deux protecteurs éventuels de Sophie, — Rugge
et Waife, — Mrs. Crâne eût-elle été la seule à préférer Waife.
Il était à un degré encore plus bas que le directeur ambulant ;
et, quoiqu'elle eût si cruellement compromis le pauvre estropié
aux yeux de M. Hartopp, elle n'avait pas précisément de ven-
geance à assouvir contre lui. Au contraire, si elle le voyait avec
mépris, c'était un mépris qui n'était pas exempt de pitié. Il fal-
lait faire au maire les communications qu'elle lui avait faites,
ou ce digne magistrat ne se serait pas dessaisi, — au moins pas
avant le retour de Waife, — du dépôt que celui-ci lui avait con-
fié. C'était, d'ailleurs, un service à rendre au vieillard, que de
lui épargner à la fois une scène déchirante avec Jasper, et l'op-
probre public qui eût été la conséquence de toute résistance de
sa part à l'autorité de Jasper, ou d'une altercation quelconque
entre eux deux. Et comme l'objet principal de Mrs. Crâne était
alors de s'assurer la soumission de Jasper, en lui faisant voir
qu'elle pouvait lui être utile, les Waife, les Sophie, les maires
et les directeurs de spectacle n'étaient pour elle que les pions
qu'un joueur fait manœuvrer sur l'échiquier, et qu'il sacrifie se-
lon l'intérêt dominant de la partie.
Rugge arriva un beau jour, tout essoufflé et dans une grande
agitation, annoncer à Mrs. Crâne qu'on avait vu Waife à Lon-
dres. Son clown (le clown de Rugge) l'avait vu, non loin de la
Tour ; mais Waife avait disparu avant que le clown, perché sur
l'impériale d'un omnibus, eût le temps de descendre.
« Et lors môme qu'il aurait attrapé M. Waife, fit observer
Mrs. Crâne, qu'en serait-il résulté? Vous n'avez aucun droit sur
M. Waife.
— Mais le Phénomène doit être avec cet odieux ravisseur,
répondit Rugge. Quoi qu'il en soit, madame, j'ai mis à l'œuvre
un ministre de la justice, — c'est-à-dire un agent de la police
qu'en fera-t-il? 145
secrète; et ce que j'ai maintenant à vous demander est simple-
ment ceci : dans le cas où il serait nécesaire que M. Losely com-
parût avec moi devant le sénat, — je veux dire, madame, devant
un tribunal de police métropolitaine, — afin d'établir mon droit
légal à la possession de mon Phénomène, — que j'ai acheté et
payé, — voudrez-vous engager cet homme audacieux à ne pas
présenter encore une fois à mes lèvres la coupe empoisonnée?
— Je ne sais même pas oii est M. Losely... Il est possible
qu'il ne soit pas à Londres.
— Madame, je l'ai aperçu hier au soir au Théâtre de la Prin-
cesse. J'étais dans la galerie à un shilling ; et lui, madame, lui
qui me doit cent livres, — il était dans une loge réservée !
— Ah ! vous en êtes sûr ? Il était seul ?
— Il était avec une dame, — une dame ayant un châle de
cachemire. Je connais ces châles-là. C'est mon père qui m'a
appris dès ma tendre enfance à les connaître ; mon père était
un ornement du commerce anglais, madame, — un négociant
— sur gages. Oui, poursuivit Rugge, avec un sourire foudroyant,
cet homme dans une loge réservée, — loge qui coûte deux livres
deux shillings au Théâtre de la Princesse, — et avec les dépouilles
de l'Inde à ses côtés, braqua son lorgnon et me vit, moi, — dans
la galerie à un shilling I et sa conscience ne lui dit pas ; Ne de-
vrions-nous pas changer de place, si je payais à ce gentleman
les cent livres que je lui dois ? De telles choses peuvent-elles
être, et venir nous surpendre comme un nuage d'été, sans que
nous ayons le droit de nous en^.., je vous le demande, ma-
dame, — de nous en étonner?
— Ah 1 avec une dame, dites-vous? » s'écria Arabella Crâne,
Et son courroux, qui, pendant que le directeur dramatique
parlait, avait grondé sourdement, comme l'orage, éclata :
« Cette dame connaîtra l'homme qui vend sa fille pour lui faire
courir les foires 1 Sachez seulement où elle est, et revenez me voir
avant de faire un pas de plus. — Ah! avec une dame! Allez
trouver votre agent de la police secrète, ou plutôt envoyez-le-
moi. Nous découvrirons d'abord l'adresse de M. Losely. Je me
charge de tous les frais. Comptez sur mou zèle, monsieur
Rugge. »
> Citalion de Shakspeare.
8* SÉRIE. — TOME V. 10
146 REVUE BRITANNIQUE.
M. Rugge s'en alla, très-réconforté. Il n'y avait pas longtemps
qu'il était parti, lorsque Jasper Losely lui-même fit son appari-
tion. Le traître entra en affectant clans ses manières plus d'as-
surance encore quà l'ordinaire, comme sil se fût attendu à une
réprimande et préparé à la braver ; mais Mrs. Crâne n'eut garde
de lui reprocher son absence prolongée, ou de se montrer sur-
prise de son retour. Avec une vraie duplicité féminine, elle le re-
çut comme si rien n'était arrivé. Jasper, ainsi encouragé, fit des
excuses et alla de lui-même au-devant des explications : évidem-
ment il avait besoin de Mrs. Crâne.
a Le fait est, ma chère amie, dit-il, en se laissant tomber
dans un fauteuil, que le lendemain du jour oiî je vous vis la
dernière fois, je passai à la grande poste pour voir s'il n'y avait
pas de lettres pour moi... Vous souriez..., vous ne me croyez
pas? Parole d'honneur... Les voici... »
Et il tira de la poche de côté de son habit un portefeuille neuf,
— un élégant portefeuille — en odorant cuir de Russie, orne-
ments en relief, fermoir en or, garniture en soie, — porte-crayon
à pierre fine, — canif en malachite, — un arsenal de petits us-
tensiles rangés chacun dans sa case, — un portefeuille, en un
mot, tel quun homme ne songerait jamais à s'en donner un,
non, Sardanapale lui-même. Vous n'en recevez jamais de pa-
reils, heureux célibataires, que comme tributs et souvenirs des
belles qui vous adorent ! Mrs. Crâne jeta sur ce portefeuille un
regard féroce : c'était la première fois qu'elle le voyait. Elle
se mordit les lèvres de dépit. De ce charmant portefeuille, qui
eût encombré la poche d'un de nos dandys à la taille svelte, mais
qui dessinait à peine une légère saillie sur la large poitrine de
Jasper Losely, — de ce portefeuille, disons-nous, le monstre tira
deux lettres, écrites sur du papier de France, et portant un tim-
bre de poste étranger. Il les replaça vivement, ne laissant à
Mrs. Crâne que le temps de jeter un coup d'œil sur l'adresse, et
il poursuivit .
« Figurez-vous que cet homme si fier de son or, ce Grand
Turc d infidèle, qui n'a pas voulu me croire, a été en France :
oui, il a été à ***, où il a pris des renseignements, qui avaient
évidemment rapport à Sophie. Mais la femme qui aurait dû le
convertir entièrement prit sa volée, et elle ne le vit pas. Que le
qu'en fera-t-il? 147
diable remporte! il aurait fallu que je fusse là. Il n'est pas dou-
teux pour moi que, quant à présent, le païen persiste dans son
aveuglement. Parti pour l'Italie, me dit-on; — se moquant de
moi, violant les lois de la nature, et courant le monde, avec ses
mains solitaires dans ses poches sans fond, — commele Juif er-
rant ! Mais, pour me dédommager un peu de cette mauvaise
veine, je trouve à la poste une autre lettre, plus agréable que
celle qui m'apporte cette nouvelle. Une dame riche, d'un cer-
tain âge, n'ayant pas d'enfants, et voulant adopter une petite
fdle intéressante, prendra Sophie : si je veux lui céder Sophie,
la chose en vaudra la peine pour moi. Il est avantageux, sous
une foule de rapports, de bien caser son enfant, dans une mai-
son riche : cela établit des droits qui, naturellement, se tradui-
sent de temps à autre en bons sur le banquier; et je ne saurais
considérer ces gracieusetés comme une insulte, — moi, le père !
Mais la première condition, c'est de rattraper Sophie : c'est pour
cela que je viens réclamer votre secours ; — vous êtes si habile !
ô la meilleure des créatures! Que pourrais-je faire sans vous?
Comme vous le dites, toutes les fois que j'ai besoin d'une amie,
c'est à vous que je viens, Bella ! »
Mrs. Crâne regarda fixement Jasper. On ne saurait croire com-
bien les femmes lisent plus facilement dans la pensée des hom-
mes, que les hommes dans celle des femmes.
o Vous savez où est l'enfant, dit-elle lentement.
— Je suppose qu'elle est avec le vieux ; et j'ai vu le vieux, —
je lai vu hier.
— Continuez. Vous l'avez vu, — oij ?
— Près du pont de Londres.
— Que pouviez-vous avoir à faire de ce côté-là? Ah ! je de-
vine, — l'embarcadère du chemin de fer — de Douvres. Vous al-
liez à l'étranger.
— Moi? pas du tout : — vous êtes horriblement soupçon-
neuse, Bella. La vérité est que j'étais allé au chemin de fer pour
m'informer de quelques bagages ou paquets qu'un de mes amis
y avait fait laisser... Voyons, ne m'interrompez pas. Au pied du
pont, j'aperçois tout à coup le vieux, mais changé, — cassé, —
un œil de moins. Vous m'aviez dit que je ne le reconnaîtrais
pas; je l'ai reconnu pourtant : je n'aurais jamais reconnu ses
148 REVUE BRITANNIQUE.
traits ; je l'ai reconnu à la forme de son épaule, à un certain
mouvement des bras, — à je ne sais quoi encore qui fait qu'on
reconnaît un homme, que l'on a connu dès son enfance, sans
voir son visage. 0 Bella ! je vous assure que je me suis senti aussi
ému — aussi ému que le plus grand imbécile qui ait jamais. . . »
Jasper n'acheva pas sa comparaison, mais il s'arrêta un mo-
ment, la respiration légèrement oppressée, puis il commença
une autre phrase :
« Il vendait quelque chose dans un panier, — des allumettes,
des sous-pieds de botte, le diable sait quoi ! lui! un homme de
talent, aussi ! J'aurais volontiers laissé tomber dans ce maudit
panier tout l'argent que j'avais sur moi.
— Pourquoi ne l'avez-vous pas fait ?
— Comment l'aurais-je fait? il m'aurait reconnu. Il y aurait
eu une scène, — un esclandre, — la foule autour de nous. Je
n'avais pas d'idée que cela me bouleverserait ainsi. Et le voir
vendre des allumettes, encore 1 — Il est heureux que nous ne
nous soyons pas rencontrés à Gatesborough . Je ne pense pas que
j'eusse voulu, même pour ces cent livres, me trouver face à face
avec lui. Non! comme il m'a dit, quand nous nous sommes sé-
parés : « Le monde est assez grand pour nous deux... » Donnez-
moi une goutte d'eau-de-vie... Merci, Bella 1
— Vous ne lui avez pas parlé, — il ne vous a pas vu ; mais
vous vouliez ravoir l'enfant, — vous croyiez avoir la certitude
qu'elle était avec lui : vous l'avez suivi, sans doute?
— Je m'en suis bien gardé, — il aurait fallu commencer par
faire le pied de grue pendant des heures. Voyez-vous un homme
comme moi en sentinelle auprès du pont de Londres ! J'aurais
été trop en vue ; il m'aurait bientôt remarqué, quoique j'eusse
soin de me tenir du côté de son mauvais œil. J'ai fait mieux
que cela; j'ai chargé un petit drôle déguenillé de le suivre, et
voici son adresse. Maintenant, voulez-vous me ravoir Sophie
sans que j'aie aucun embarras, sans que j'aie à paraître? J'ai-
merais mieux charger un régiment de grosse cavalerie, que d'a-
voir une prise avec ce vieillard.
— Et pourtant vous voulez lui voler cette enfant, — son
unique consolation !
— Consolation ! s'écria Losely avec impatience. L'enfant ne
qu'en fera-t-il? 149
peut être qu'une charge pour lui, — il est à désirer qu'il en soit
débarrassé. C'est pour cette enfant qu'il vend des allumettes ! Ce
serait le plus grand service à lui rendre que de l'empêcher d'être
grugé, écrasé par cette enfant : sans elle, il trouverait le moyen
de se tirer d'affaire; comment donc! il est encore plus habile
que moi ! Tenez, tenez, donnez-lui cet argent, mais ne dites pas
que cela vient de moi, »
Il poussa, sans compter, plusieurs souverains, — au moins
douze ou quinze, — dans la main de Mrs. Crâne; et tel est le
charme puissant du moindre acte de bonté, même de la part des
cœurs les plus corrompus, que cet éclair passager d'humanité
dans cette ténébreuse nature de Jasper Losely eut pour effet de
calmer tout à coup les sentiments d'irritation, de courroux, de
vengeance, avec lesquels Mrs. Crâne regardait, l'instant d'avant,
cet être perfide ; et elle le contempla avec une sorte d'étonne-
ment mélancolique. Quoi ! il ne comprenait pas qu'il allait en-
lever à ce vieillard une consolation que l'or ne pouvait pas
payer ; — il montrait un endurcissement si coupable à l'égard de
sa propre fille ; — et pourtant elle tenait là, dans sa main, la
preuve irrécusable qu'il y avait encore, dans cette âme cupide
et cynique, un reste de sensibilité, d'attendrissement, de pitié 1 A
cette pensée, tout ce qu'il y avait de plus tendre dans sa propre
nature s'émut en faveur de Jasper, — la douceur, l'indulgence
l'emportèrent. Mais, dans ces évolutions rapides du cœur fémi-
nin, le sentiment même qui touchait à l'amour ramena la ja-
lousie qui touchait à la haine. Comment Jasper avait-il tant d'ar-
gent en sa possession, — plus qu'il n'en avait reçu, il y avait
déjà quelque temps, cet insatiable dissipateur, pour la tâche
qu'il avait accomplie? Et ce portefeuille 1
a Vous êtes devenu bien riche. Jasper? »
Il eut l'air un peu confus, mais il répondit presque aussitôt,
en se versant un second verre d'eau-de-vie :
« Oui, — la roulette, — la chance. Voyons, occupez-vous de
cette affaire, comme une bonne créature que vous êtes. Ayez
l'enfant aujourd'hui même, si c'est possible. Je repasserai dans
la soirée.
— Vous l'emmèneriez donc tout de suite à l'étranger, auprès
de cette brave dame qui veut l'adopter ? S'il en est ainsi, nous
150 REVUE BRITANNIQUE.
ne nous reverrons plus, jïmagine ; et je vous aide à oublier que
j'existe encore.
— A l'étranger ! — toujours la même marotte ! Eh bien, vous
êtes complètement dans Terreur : au fait, la dame en question
est à Londres. C'est pour retirer ses effets que je suis allé au
chemin de fer.— Ah! ne soyez pas jalouse, — c'est une per-
sonne d'un âge mûr.
— Jalouse, mon cher Jasper! vous oubliez... — je suis comme
votre mère. — Ainsi, une de ces lettres vous annonçait l'arrivée
prochaine de cette dame ; vous étiez en correspondance avec
cette dame... d'un âge mûr?
— Pas précisément en correspondance; mais, en quittant la
France, j'ai laissé à quelques amis mon adresse, poste restante.
Cette dame, qui me voulait du bien (toutes les dames, vieilles ou
jeunes, qui m'ont connu, me veulent toujours du bien), cette
dame savait que j'avais des espérances du côté de l'enfant. De
sorte qu'il y a quelques jours, lorsque j'étais si bas percé, je lui
écrivis un mot pour lui dire que l'affaire de Sophie n'avait pas
réussi, et que, sans une amie pleine de bonté (c'est vous), je
serais exposé à me trouver sur le pavé. Elle me répondit qu'elle
serait à Londres en même temps que sa lettre; et elle me donna
une adresse ici, où j'aurais de ses nouvelles : — c'est une brave
vieille dame qui ne connaît pas du tout Londres. J'ai été fort
occupé pour elle; il a fallu lui trouver une maison, lui recom-
mander des fournisseurs, — et tout ce qui s'ensuit. Elle aime
le luxe, et ses moyens lui permettent de se passer cette fantaisie.
La maison est assez agréable; mais nos paisibles soirées ici me
rendent presque indifférent à tout le reste. A présent, mettez
votre chapeau, et que je vous voie partir.
— A une condition, mon cher Jasper; — c'est que vous de-
meurerez ici jusqu'à mon retour. »
Jasper lit la grimace ; mais, comme l'heure du dîner appro-
chait, et qu'il était toujours en appétit, il finit par promettre
d'employer le temps de l'absence de Mrs. Crâne à faire honneur
à un repas que la nouvelle cuisinière de cette dame (il le savait
par expérience) préparerait avec un certain art, quoique à la
hâte. Mrs. Crâne le quitta donc pour commander son dîner et
mettre son châle ainsi que sou chapeau. Mais, arrivée à sa cham-
qu'en fera-t-il? 151
bre, elle sonna Brigitte Greggs; et, dès que cette femme de con-
fiance fut montée, elle lui dit :
« Il y a, dans la poche de côté de l'habit de M. Losely, un
PORTEFEUILLE : ce portefeuille contient des lettres qu'il faut que
je voie. Je vais faire semblant de sortir; — vous laisserez la
porte de la rue enlr'ouverte, atin que je puisse rentrer sans être
remarquée. Servez le dîner le plus tôt possible; et, quand M. Lo-
sely, selon son habitude, ôtera son habit pour endosser sa robe
de chambre, trouvez le moyen d'enlever ce portefeuille sans
qu'il s'en aperçoive. Yous me l'apporterez ici, — dans cette
chambre : il ne vous sera pas moins facile de le remettre ensuite
à sa place. Je ne le garderai qu'un moment. »
Brigitte lit un signe de tète ; elle avait compris. Jasper, debout
à la fenêtre, vit Mrs. Crâne sortir en se hâtant. Use jeta alors sur
le canapé et commença à s'assoupir : cet assoupissement ne tarda
pas à devenir un véritable sommeil. Brigitte, entrant pour mettre
le couvert, le trouva en cet état. Elle s'approcha sur la pointe
du pied, sentit le parfum qu'exhalait le précieux portefeuille, et
aperçut ses coins dorés qui sortaient de la poche de Ihabit.
Elle hésita, — elle tremblait, — elle avait une crainte mortelle
de ce farouche dormeur : mais le sommeil diminue la terreur
qu'éprouvent les voleurs ou qu'inspirent les héros. Elle a enlevé
le portefeuille, — elle s'est enfuie avec son butin, — elle est
dans la chambre de Mrs. Crâne, moins de cinq minutes après
que cette dame est rentrée sans bruit chez elle.
Arabella Crâne fait une inspection rapide de l'intérieur du
portefeuille, — et tressaille en voyant, sur la doublure, ces mots
élégamment brodés en fil d'or : Souviens-toi de ta Gabrielle.
Du reste, pas d'autres lettres que les deux dont Jasper avait dai-
gné lui laisser entrevoir l'adresse. Elle parcourut ces lettres de
ses yeux étincelants ; et, lorsqu'après les avoir remises à leur
place,-elle rendit le portefeuille à Brigitte qui était là, retenant
sa respiration et écoutant, dans la crainte que Jasper ne s'éveil-
lât, son visage était livide..., elle frissonnait. Restée seule, elle
appuya son front sur sa main, ses lèvres s'agitant comme si elle
se parlait à elle-même. Puis elle redescendit sans bruit, gagna
de nouveau la rue, et se dirigea rapidement vers sa destination.
Brigitte ne fut pas à temps pour remettre le portefeuille dans
152 REVUE BRITANNIQUE.
la poche de Jasper; car, lorsqu'elle rentra, Jasper se tournait et
étendait ses membres comme une personne qui n'est plus en-
dormie, et qui n'est pas encore bien éveillée. Mais elle laissa
adroitement tomber le portefeuille sur le tapis, devant le canapé :
Jasper, en s'éveillant tout à fait, croirait qu'il avait glissé de sa
poche dans les mouvements naturels du sommeil.
En effet, lorsqu'il se leva, — le dîner étant servi, — il ramassa
le portefeuille sans soupçon. Mais il était heureux que Brigitte
n'eût pas attendu l'occasion que lui avait suggérée sa maîtresse;
car Jasper, en passant sa robe de chambre, remarqua que son
habit avait besoin d'être brossé, et, lorsqu'il le remit à la domes-
tique dans ce but, il eut soin d'en ôter le portefeuille qu'il plaça
dans quelque autre réceptacle de son vêtement.
Mrs. Crâne revint en moins de deux heures, et avec un air de
désappointement qui prépara aussitôt Jasper à apprendre que
les oiseaux qu'il s'agissait de mettre en cage étaient envolés.
« Ils sont partis cette après-midi, dit-elle, en jetant sur la
table les souverains de Jasper, comme s'ils eussent brûlé ses
doigts. Mais laissez faire; je me charge de les trouver. »
Jasper exprima sa mauvaise humeur par une série d'inter-
jections malsonnantes, mais dépourvues de sens ; puis , ne
voyant, pour le moment, aucun autre moyen d'utiliser l'adresse
et le bon vouloir de Mrs. Crâne, il dîna, finit son flacon d'eau-de-
vie et lui souhaita le bonsoir, en promettant de revenir, mais
sans lui faire connaître sa propre adresse. Aussitôt qu'il fut
parti, Mrs. Crâne sonna de nouveau Brigitte.
« Vous m'avez dit, la semaine passée, que votre beau-frère
Simpson voulait aller en Amérique, où on lui offrait du travail,
mais qu'il n'avait pas le moyen de payer les frais du voyage. Je
vous ai promis de l'aider, si cela pouvait vous rendre service.
— Vous êtes un ange, mademoiselle! s'écria Brigitte en faisant
une profonde révérence, — si profonde qu'on eût dit qu'elle se
se mettait à genoux ; et puissiez-vous être récompensée dans le
paradis où il n'y a ni traîtres ni scélérats 1
• — C'est bien, c'est bien! dit Mrs. Crâne, reculant peut-être de-
vant cette bénédiction de la reconnaissance. Vous m'avez été fl-
dole comme personne ne l'a jamais été ; mais il ne faut pas
considérer le service dont il s'agit comme une récompense. Ce
qu'en fera-t-il? 153
sera un service réciproque, si votre beau-frère veut, de son côté,
me faire une faveur. Il emmène avec lui sa fille, qui n'est qu'une
enfant. Je désire, Brigitte, qu'ils soient inscrits sur la liste des
passagers du paquebot sous les noms de William et Sophie Waife :
il va sans dire qu'une fois débarqués ils pourront reprendre leurs
propres noms. Voici le prix du passage et quelque chose en sus.
— Oh ! pas de remercîments. J'ai les moyens de faire cette dé-
pense. Allez trouver votre beau-frère demain matin, toute affaire
cessante; et souvenez-vous qu'il faut qu'il parte par le prochain
paquebot qui quitte Liverpool jeudi.
CHAPITRE XVI.
Ces pauvres cannibales du gousset, comme la société les persécute! Un domestique
donnerait congé à ses maîtres si on le dérangeait pendant ses repas. Mais le can-
nibale du gousset est la plus accommodante des créatures ; il ne donne jamais
congé, et — il ne le reçoit pas souvent quand on le lui donne.
Quelle que fijt la source d'oii provînt l'argent dont Jasper
Losely avait si généreusement distrait les souverains destinés à
consoler Waife de la perte de Sophie, cette source était tarie,
ou devenue tout à fait insuffisante pour ses besoins. L'élasticité
était, en effet, une heureuse propriété des besoins de M. Losely.
Ils s'accommodaient avec une précision mathématique à l'état
de ses finances, — c'est-à-dire qu'ils exigeaient toujours exac-
tement cinq fois le montant des ressources mises à sa disposition.
Depuis un shilling jusqu'à un million, vous n'aviez qu'à mul-
tiplier par cinq le total de ses moyens pour arriver au chiffre
de ses besoins. . . Jasper passa chez Poole, qui se rétablissait len-
tement, mais sans pouvoir encore quitter la chambre, et qu'il
trouva dans une disposition d'esprit plus mélancohque qu'à
l'ordinaire : l'oncle Sam avait déclaré brutalement que s'il était
responsable des péchés de son filleul, il n'était pas responsable
de ses dettes, et qu'il croyait que ce que Dolly Poole avait de
mieux à faire, c'était d'aller passer quelque temps en prison, et
de se libérer ainsi envers ses créanciers. A cette nouvelle, Jasper
commença à se plaindre delà rigueur de son propre sort :
" Et dire que cela arrive justement au moment oix l'une des
154 REVUE BRITANNIQUE.
plus belles femmes de Paris est venue ici exprès pour me voir, —
une dame qui a voiture, Dolly ! Je vous aurais présenté si vous
aviez été en état de sortir. On ne peut pas toujours lui emprun-
ter,— c'est dommage. Il y a bien encore la mère Crâne, — celle-là
vendrait pour moi la robe quelle a sur le dos; mais elle me
gourmande et, en vérité, elle me fait peur. D'ailleurs, elle me
tend des pièges pour m'humilier , — elle m'a fait travailler comme
si j'étais un commis 1 (Ce n'est pas que je veuille, pour cela, rien
dire qui soit blessant pour vous, Dolly. Si vous êtes commis, ou
quelque chose comme cela, vous n'en êtes pas moins, au fond,
un gentleman.) — Eh bien donc, ce qû"il y a de clair, c'est que
nous voilà tous les deux à sec, et que mon opinion est qu'il ne
nous reste plus qu'à tenter quelque coup de tête.
— Je ne m'oppose point aux coups de tête, mais je n'en vois
pas à tenter ; et le coup de tête de l'oncle Sam, qui voudrait m'en-
voyer à la prison de la Flotte *, ne me va pas du tout.
— Prison de la Flotte! quelle baliverne! — Non, vous n'avez
jamais été en Russie, n'est-ce pas? Pourquoi n'irions-nous pas
tous deux? Mon amie de Paris, M™^ Caumartin, devait aller en
Italie; mais ses plans sont changés, et elle ne rêve plus mainte-
nant que Saint-Pétersbourg. Elle attendra quelques jours, pour
vous donner le temps de vous rétablir. Nous partirons tous en-
semble, et nous nous amuserons! Les Russes raffolent du whist :
nous nous introduirons dans les meilleurs cercles, et nous vi-
vrons comme des princes. »
Là-dessus, Jasper Losely se lança dans un tel éloge des char-
mes de l'existence russe, que Dolly Poole ferma ses yeux fatigués
et se figura descendre la Neva en traîneau, couvert de fourrures,
— avec une comtesse qui l'attendait à dîner, et des comtes par
douzaines, prêts à parier des sommes fabuleuses contre Jasper
Losely.
Après avoir transporté son ami dans cette région fantastique.
Jasper, redescendant de ces hauteurs aériennes dans le monde
prosaïque, termina son discours par cette observation, d'une
déplorable réalité, qu'il n'était pas possible daller à Saint-Pé-
tersbourg, et, une fois là, de s'introduire dans les meilleurs cer-
cles, sans avoir quelque petit capital disponible.
1 Prison pour délies.
qu'en fera-t-il? 155
« Je vais vous dire ce que nous ferons, ajouta-t-il. M"^ Cau-
martin vit en grande dame. Persuadez au vieui Lathani, votre
patron, de lui escompter un billet de cinq cents livres sterling,
qu'elle souscrira à trois mois de date, et, l'affaire faite, nous
aurons tous levé le pied en un clin d'oeil. »
Doliy Poole secoua la tète :
« Le vieux Latliam, dit-il, est trop retors pour cela ! — Une
étrangère I — Il exigerait une caution.
— C'est moi qui serai la caution. »
Dolly Poole secoua la télé une seconde fois d'une manière
encore plus significative.
« Mais, reprit Jasper, ne dites-vous pas qu'il escompte le pa-
pier, — qu'il fait fortune à ce commerce-là?
— C'est vrai ; mais il ne ferait pas fortune à escompter du
papier comme celui que vous proposez, — soit dit sans vous
offenser.
— Oh ! entre amis on peut tout dire. — Vous lui avez pré-
senté des billets qu'il a escomptés?
— Oui, — du bon papier,
— Du papier portant de bonnes signatures est du bon papier.
Pour apposer de bonnes signatures, il suffit de connaître l'écri-
ture des gens. »
Dolly Poole tressaillit et devint blême. C'était un fripon, —
tricheur aux cartes, escroc sur le turf; — mais un faux ! c'était
un crime encore nouveau pour lui. La seule idée lui en donna
un nouvel accès de fièvre. Et, tandis que Jasper aggravait son
mal en cherchant à raisonner avec ses appréhensions, heureuse-
ment pour Dolly, l'oncle Sam entra. L'oncle Sam, vieux négo-
ciant expérimenté, n'eut pas plutôt jeté les yeux sur le brillant
Jasper qu'il éprouva pour ce personnage une répugnance in-
stinctive, la répugnance qu'éprouverait une oie à la vue d'un
renard en conversation familière avec sa progéniture. Il en sa-
vait déjà assez sur le genre de vie et la société choisie de son filleul
pour avoir la certitude que Dolly Poole avait contracté des habi-
tudes qui n'étaient rien moins que commerciales, et fréquentait
des gens qui n'étaient rien moins que sûrs. Il pensa que la seule
chance de le sauver était d'agir sur son esprit pendant que le
corps était encore malade, de manière qu'il pût, en revenant à
156 REVUE BRITANNIQUE.
la santé, rompre avec toutes ses anciennes connaissances. En
voyant Jasper dans son costume de dandy, avec des muscles de
boxeur, Toncle Sam crut voir l'incarnation de tous les péchés
auxquels un parrain prend rengagement de faire renoncer un
filleul. Aussi se rendit-il si désagréable, que Jasper, fort dégoûté,
se hâta de se retirer ; et l'oncle Sam, en aidant la garde à plonger
DoUy dans son lit, eut la brutalité de signifier à son neveu, en
termes très-clairs, que, s'il rencontrait encore cet individu chez
lui, il pouvait s'attendre à ne jamais revoir la couleur de l'argent
de son oncle Sam. Comme DoUy commençait à pleurnicher, le
brave oncle s'attendrit, lui mit la main sur l'épaule et lui dit :
« Mais, dès que vous serez sur pied, je vous emmène à la
campagne, où vous serez hors de tout danger de mal faire, et
oij je vous garderai jusqu'à ce que je vous aie trouvé une femme
qui aura soin de vous. »
A cette agréable perspective, DoUy se mit à pleurnicher de
plus belle. Mais Toncle Sam avait pris son parti, et, pour plus
de sûreté, avant de rentrer au café de Gloucester, où il logeait,
il donna l'ordre positif à l'hôtesse de son neveu, qui respectait
en lui Ihommequi pourrait payer un jour ce que lui devait Dolly
Poole, il lui donna l'ordre, disons-nous, de ne laisser entrer,
sous quelque prétexte que ce fût, aucune des mauvaises connais-
sances de son neveu, et particulièrement l'individu qu'il avait
rencontré là. Puis il ajouta :
« Il y va de la vie de mon neveu, et, qui plus est, du montant
de votre mémoire. »
En conséquence, lorsque Jasper Losely revint, le même soir,
pour voir Dolly Poole, l'hôtesse l'informa des ordres qu'elle avait
reçus, et, insensible à ses cajoleries comme à ses remontrances,
elle lui ferma la porte au nez. Mais un chroniqueur français nous
apprend que, lors du siège de Paris par Henri IV, bien qu'il ne
fût pas possible de faire entrer un pain dans la ville, les billets
doux n'en circulaient pas moins entre la ville et le camp, avec
la même facilité que s'il n'y avait pas eu de siège. Est-ce que
Mercure, d'ailleurs, n'est pas le dieu de l'argent, aussi bien que
des amours? Poussé par M""^ Caumartin, qui avait ses raisons
pour échanger, le plus tôt possible, le séjour de Londres contre
celui de Saint-Pétersbourg, Jasper entretenait une correspon-
qu'en fera-t-il? 157
dance intime et active avec Dolly Poole, par rintermédiaire de
la garde qui, heureusement, n'était pas à l'épreuve de la séduc-
tion de quelques shillings. Poole persista à repousser l'infâme
proposition de son ami; mais, dans le cours de cette correspon-
dance, il laissa entrevoir, d'une manière assez incohérente, — car
sa tète commençait à s'égarer un peu,' — la possibilité d'une ma-
nœuvre non moins criminelle, — idée dont s'empara aussitôt
Jasper, aidé peut-être par l'esprit encore plus développé de
M™^ Caumartin, et dont il eut bientôt calculé les chances de
succès et combiné les moyens d'exécution. Parmi les billets qu'il
escomptait, le vieux M. Latham avait du papier de clients hon-
teux qui , par des raisons personnelles , désiraient que leurs
transactions avec lui demeurassent tout à fait secrètes : ces bil-
lets-là, il les gardait en portefeuille, dans sa caisse particulière.
Dolly Poole savait qu'il en avait, entre autres, un de mille livres
sterling, souscrit par un jeune lord, possesseur d'immenses pro-
priétés, mais grevées de telles substitutions, qu'il ne pouvait ni
vendre, ni hypothéquer, et que, par conséquent, il avait souvent
besoin de quelques centaines de livres pour ses menus plaisirs.
Ce seigneur portait un grand nom ; sa fortune était universelle-
ment connue, sa réputation sans tache. 11 n'était personne qui
ne se fût empressé d'accepter sa signature comme argent comp-
tant. Si Poole pouvait seulement se procurer ce billet ! Il n'avait,
croyait-il, que quelques semaines à courir. Jasper ou Mrs. Cau-
martin pourraient le faire escompter par le propre banquier de
lord *** lui-même , ou (si l'on craignait que ce ne fût trop hasar-
deux) par tout escompteur de profession ; et tous trois auraient
décampé avant qu'on eût pu concevoir le moindre soupçon. Mais,
pour ouvrir cette caisse du vieux Latham, il faudrait une fausse
clef. Poole suggéra l'expédient de prendre l'empreinte de la ser-
rure avec de la cire. Jasper lui fournit un moyen plus expéditif,
— un outil en fer de forme étrange, qui avait l'air dun instru-
ment de torture. Tout ce qu'il fallait maintenant, c'était que
Poole fût suffisamment remis pour reprendre son service chez
M. Latham, et qu'il se fût débarrassé de l'oncle Sam en lui pro-
mettant d'aller le rejoindre à la campagne dès qu'il aurait con-
sciencieusement mis à jour quelques travaux nécessairement ar-
riérés. Pendant cet échange de correspondance. Jasper Losely
158 REVUE BRITANNIQUE.
évita Mrs. Crâne; c'était chez M"^ Caumartin qu'il prenait ses
repas et passait ses heures de loisir. Là, il n'avait besoin ni de
robe de chambre ni de pantoufles pour se sentir chez lui . M™^ Cau-
martin avait réellement pris une maison de belle apparence dans
une rue des quartiers fashionables. Elle avait personnellement
cet air que les Français appellent distingué : — habillée dans la
perfection, de la tète aux pieds ; soignée et irréprochable comme
une épigramme. Sa tête avait la forme de celle du cohra capello
pur sang : — front bas et uni, s'élargissant vers le haut; men-
ton en pointe, mais mâchoire forte , dents merveilleusement
blanches, petites, à pointes aussi acérées que celles du poisson
qu'on appelle « diable de mer; » yeux semblables à des émeraudes
foncées, dont les pupilles, — lorsqu'elle était en colère ou qu'elle
réfléchissait, — remontaient vers les tempes, émettant un rayon
vert lumineux, qui traversait l'espace comme la lueur qui s"é-
chappe dune lanterne sourde; teint superlativement féminin,
— non pas pâle, mais d'un blanc mat, comme si elle eût vécu
d'amandes et d'arsenic ; des mains fines et comme privées de
sang, avec des doigts tellement effilés en pointe, qu'on eût
dit qu'ils se terminaient par des aiguillons; les manières d'une
personne qui avait parcouru tous les rangs de la société, depuis
les plus élevés jusqu'aux plus bas, et qui, partout, avait dupé les
plus fins. Si tel eût été son plaisir, un prince royal aurait cru que
sa jeunesse s'était écoulée dans un palais de porphyre! Si tel
eût été son plaisir, un vieux troupier aurait juré qu'elle avait
été vivandière! M""^ Caumartin pouvait avoir près de quarante
ans. Elle paraissait plus jeune ; mais eût-elle eu cent vingt ans,
qu'elle n'aurait pas pu être plus corrompue. Heureuse Sophie !
si c'était pour préserver sa jeunesse d'êlre jamais caressée dans
d'élégants boudoirs par ces mains si blanches, que le vieil es-
tropié lavait arrachée à la malveillance moins cruelle d'Arabella
Crâne! Mille fois mieux valait encore pour elle le théâtre forain
de Ilugge; — mille fois mieux les sentiers dérobés, les noms
supposés et les exercices savants de Sir Isaac 1
Mais nous devons, même à Jasper Losely, cette justice dédire
ici que, dans le dessoin qu'il avait récemment formé de faire
passer Sophie des mains de Waifo dans celles de M""^ Cau-
martin, il n'avait pas d'idée aussi odieusement criminelle que
qu'en fera-t-il? 159
celles que lui prêtait la jalouse Arabella, d'après le caractère de
la Parisienne. Son but réel (quel qu'il fût) en essayant, en ce
moment, de reprendre possession de l'enfant, était innocent au-
près des moindres soupçons de Mrs. Crâne. Mais, après tout,
s'il eût reconquis Sophie et que le but qu'il se proposait eût
été manqué (comme il l'aurait probablement été), que serait-
elle devenue? Perdue pour Waife, peut-être pour toujours, —
jetée sur une terre étrangère, — et sous une pareille tutelle!
Grave question, dont il était peu vraisemblable que Jasper Lo-
sely se préoccupât beaucoup, — lui qui montrait si peu de pré-
voyance quant à la question principale, celle de savoir ce qu'il
deviendrait lui-même tôt ou tard !
Cependant Mrs. Crâne veillait. L'agent de la police secrète que
lui avait envoyé Rugge ne put lui procurer les renseignements
dont Rugge avait besoin et dont elle n'avait plus besoin ; mais
elle donna à cet agent quelques informations sur M"'*" Caumar-
tin. Un jour, vers le soir, elle fut surprise de recevoir la visite de
l'oncle Sam. Il venait ostensiblement pour la remercier des bon-
tés quelle avait eues pour son filleul et neveu, et pour la prier
de ne pas lui en vouloir s'il avait été un peu rude pour M. Lo-
sely, qui était, d'après ce que lui avait dit Dolly, un de ses amis.
o Voyez-vous, madame, lui dit-il, mon neveu Dolly est un
jeune homme faible et qui se laisse facilement entraîner : mais,
heureusement pour lui, il n'a pas d'argent, et il a une constitu-
tion délicate. Il est donc possible qu'il se repente, tandis qu'il en
est temps encore ; et si je pouvais lui trouver une femme qui sau-
rait le gouverner, il ne manque pas, en somme, de moyens et il
peut encore devenir un homme pratique. Je lui ai dit et répété
qu'il devrait aller en prison, mais cétait seulement pour lui faire
peur; — le fait est que je veux qu'il aille à la campagne, oii il
sera en sûreté, et qu'il n'a pas lair de s'en soucier. Je suis donc
obligé de lui dire : « Ma maisonnette, de la bière de ménage et
du mouton de Soulhdown, mon cher Dolly, ou bien une pri-
son de Londres et la ration des débiteurs. --> Il faut bien laisser
le choix à un jeune homme, ma chère dame. »
Mrs. Crâne ayant fait observer qu'il était impossible de parler
plus sensément, loncle Sara devint encore plus eommunicalif.
« Je croyais enfin le tenir, jusqu'au jour où j'ai rencontré
160 REVUE BRITANNIQUE.
M. Losely dans sa chambre. Mais, depuis ce temps-là, je ne sais
comment cela se fait, ce garçon a toujours eu quelque chose
dans l'esprit, — quelque chose qui ne me revient pas du tout;
on dirait qu'il a la tête... là, — un peu dérangée. Je soupçonne
la vieille garde de faire passer des lettres. Je Ten ai accusée et elle
m'a offert aussitôt de jurer sur la Bible, — et elle sentait le gin, —
deux circonstances qui, prises ensemble, sont fort suspectes.
— Mais, dit Mrs Crâne, que ces confidences commençaient à
intéresser vivement, en supposant que M. Losely et M. Poole cor-
respondent entre eux, qu'en conclure?
— C'est précisément ce que je voudrais savoir, madame. Ex-
cusez-moi ; je n'ai pas l'intention de médire de M, Losely, —
c'est un fashionable, et voilà tout, je le crois. Mais je n'en suis
pas moins persuadé qu'il a mis dans la tête de mon neveu quel-
que chose qui l'a dérangée. Le voilà qui est maintenant debout
et habillé, lorsqu'il devrait être dans son lit, jurant qu'il ira de-
main chez le vieux Latham, et qu'il a sur la conscience un long
arriéré de travail ! C'est la première fois que je l'entends parler
de sa conscience, — cela est suspect ! Et il n'a plus peur lorsque
je lui parle d'aller en prison pour payer ses dettes ; — et il semble
très-désireux de me voir parti de Londres ; — et lorsque j'ai
prononcé devant lui le nom de M. Losely (adroitement, ma chère
dame, — seulement pour voir l'effet que cela produirait), il est
devenu blanc comme ce papier; puis il s'est mis à prendre des
airs d'importance et à dire que M. Losely serait un grand per-
sonnage, et que lui aussi serait un grand personnage, et qu'il
n'avait pas besoin de mon argent, — qu'il pouvait avoir autant
d'argent qu'il en voulait ! Tout cela m'a l'air très-suspect, ma chère
dame. Ah! s'écria l'oncle Sam en joignant les mains, je crains
qu'il ne médite quelque chose de pire que tout ce qu'il a fait
jusqu'ici et que son cerveau ne puisse y résister. Il a beaucoup
de respect pour vous, madame, et vous avez de l'amitié pour
M. Losely. Or, supposez maintenant que M. Losely ait eu l'idée
de ce que ces beaux messieurs du sport appellent un bon tour;
supposez que le lils de ma sœur, ayant l'esprit dérangé, fasse
quelque chose de criminel. Je vous en conjure, mistress Crâne,
allez voir M. Losely et dites-lui que Dolly Poole n'est pas sur, —
pas sûr du tout!
qu'en fera-t-il? 161
— Il vaut beaucoup mieux que j'aille trouver votre neveu, dit
Mrs. Crâne; et c'est ce que je vais faire immédiatement, avec
votre permission. Il faut que je le voie seule. Oi!i vous retrou-
verai-je?
— Au café Gloucester. Ah ! ma chère dame, comment puis-je
assez vous remercier? Ce garçon ne vous est rien ; mais à moi, il
est le fils de ma sœur, — le coquin 1 »
CHAPITRE XVII.
Dices laboranles in uno
Penelopen vitreamque Circen*.
Horace.
Mrs. Crâne trouva Dolly Poole dans son petit salon, orné de
gravures représentant des danseuses d'opéra, des boxeurs, des
chevaux de course et le chien Billy. Dolly Poole était en grande
toilette. Ses joues, ordinairement si pâles, étaient fort colorées.
Il était évidemment dans un état de grande exaltation ; il fît un
salut très-profond à Mrs. Crâne, l'appela Madame la comtesse,
lui demanda s'il y avait longtemps qu'elle n'avait été sur le con-
tinent et si elle connaissait M'"'^ Caumartin ; si la noblesse de
Saint-Pétersbourg aimait la joie, ou si elle était collet-monté et
se donnait des airs ; — toutes ces questions faites coup sur coup,
et sans attendre les réponses. Il n'était pas douteux qu'il y avait
du trouble dans ses idées.
Mrs. Crâne lui posa brusquement la main sur l'épaule :
« Vous allez tout droit à la potence, lui dit-elle vivement. A
genoux 1 et dites-moi tout : je garderai votre secret et je vous sau-
verai. Mentez, — et vous êtes perdu 1 »
Dolly Poole fondit en larmes et se jeta machinalement à ge-
noux, comme on le lui commandait.
Au bout de dix minutes, Mrs. Crâne savait tout ce qu'elle vou-
lait savoir : elle s'empara des lettres de Losely, et, laissant Poole
la tête plus rassise et le cœur plus léger, elle se hâta d'aller retrou-
ver l'oncle Sam au café Gloucester.
^ Tu chanteras la patiente Pénélope, la trompeuse Circé, et leur amour inquiet
pour le même héros. (Odes, I, 15.)
8^ SÉRIE. — TOME V. H
162 REVUE BRITANNIQUE.
o Emmenez votre neveu ce soir même, lui dit-elle, et ne le
perdez pas de vue d'ici à six mois. Souvenez-vous de ceci : ce ne
sera jamais un homme de bien ; mais vous pouvez l'empêcher
d'aller sur les pontons. Faites comme je vous dis ; croyez-moi. »
Avant que l'oncle Sam eût pu lui répondre, elle avait dis-
paru.
Elle se rendit, en le quittant, au domicile particulier de l'a-
gent de la police secrète avec qui elle était déjà abouchée, —
cette fois, moins pour donner des renseignements que pour en
recevoir. Une demi-heure ne s'était pas écoulée depuis cette
entrevue, qu'Arabella Crâne était dans la rue qu'habitait M'"^ Cau-
martin. Les lampes étaient allumées; la rue, tranquille même
pendant le jour, était alors presque déserte. Toutes les fenêtres
de l'élégante maison de M™^ Caumartin étaient fermées par
des volets et des rideaux, excepté à l'étage du salon. Des fe-
nêtres de cet étage les lumières de l'intérieur se répandaient
sur un balcon garni de plantes. — Une de ces fenêtres était
entrouverte. De temps en temps, Mrs. Crâne, du poste d'obser-
vation qu'elle avait pris, pouvait entrevoir une forme humaine
passant derrière les rideaux de mousseline, ou entendre les éclats
de quelque rire bruyant. Dans son costume gris foncé, recouvert
d'un manteau encore plus foncé, elle se tenait immobile, les
yeux fixés sur ces fenêtres. Les rares piétons qui passaient au-
près d'elle se retournaient involontairement pour regarder la
ligure d'une personne aussi immobile, puis la maison sur la-
quelle cette figure semblait être attachée ; et il n'était pas un de
ces curieux qui ne hasardât quelque conjecture sur le mal que
pouvaient présager à cette maison ces yeux noirs et farouches qui
la surveillaient avec une expression si menaçante. Elle resta
ainsi, — s'éloignant quelquefois de son poste, comme une sen-
tinelle de sa guérite, faisant quelques pas à droite ou à gauche,
revenant au même point et reprenant son immobilité, — elle
resta ainsi, disons-nous, des heures entières. La soirée s'écoula,
— la nuit lui succéda et s'avança lentement elle-même vers le
moment où l'aube allait la remplacer : Arabella Crâne était tou-
jours au même endroit, les yeux toujours fixés sur cette maison.
Enfin, la porte s ouvrit sans bruit, • — un homme de haute taille
sortit d'un pas léger, fredonnant l'air d'une chanson française.
qu'en fera-t-il? Î63
Comme il arrivait droit sur Arabella Crâne, celle-ci, dégageant
tout à coup de dessous son manteau son long bras et sa main
maigre, l'arrêta. Il tressaillit et la reconnut :
« Vous ici! sécria-t-il ; — vous! à pareille heure! — vous!
— Oui, moi, Jasper Losely, ici, — pour vous donner un avis.
Demain les agents de la police seront dans cette maison mau-
dite. Demain, cette femme, — non pas pour ses crimes les plus
odieux, — ceux-là échappent à la loi, — mais pour ses moin-
dres crimes, qiii orit u^otivé les poursuites de la loi, — cette
femme sera en prison... >'on ! vous ne retournerez pas chez elle
pour l'avertir, comme je vous avertis. (Jasper s'était débarrassé
de son étreinte et avait fait quelques pas vers la maison.) Si vous
le faites, partagez son sort : je vous abandonne.
— Que voulez-vous dire? dit Jasper s'arrêtant et se rappro-
chant lentement d'elle. Expliquez-vous plus clairement. Si cette
pauvre M""^ Caumc^^tin s'est fourrée dans quelque mauvaise af-
faire, ce qui ne me paraît guère vraisemblable, en quoi cela me
concerne-t-il ?
— Cette femme, que vous appelez Caumartin, s'est sauvée de
Paris pour échapper à la justice française. On est sur ses traces ;
|e gouvernement français a demandé soq extradition. . . Ah ! vous
souriez, — cela ne vous concerne pas?
— Certainement non.
— Mais des fournisseurs anglais pnt aiissi porté plainte contre
elle ; et s'il est prouvé que vous la connaissiez sous son vrai
nom, — linfàme Gabrielle Desmarets; — s'il est prouvé que
vous avez passé les billets de banque français qu'elle a volés;
— si vous vous êtes rendu son complice, en lui faisant obtenir
des marchandises sous sqn faux nopo ; si vous, enricl^i par ses
vols, vous l'aidez ici 4 commettre de nouvelles escroqueries, —
vous pourrez être à l'abri de la justice française, mais serez- vous
à l'abri de la justice anglaise? Il est possible que vous soyez in-
nocent. Jasper Losely ; s'il en est ainsi, vous n'avez rien k
craindre. Mais il est possible aussi que vous soyez coupable :
dans ce cas. cachez-vous, ou suivez-moi! »
Jasper réfléchit. Son premier mouvement fut d'avoir impli-
citement confiance en ?Jrs. Crâne et de profiter, .>aus perdre un
momen)., des conseils que lui donnait une intelligence si supé-
164 REVUE BRITANNIQUE,
rieure à la sienne. Mais, se rappelant tout à coup que Dolly Poole
s'était chargé d'avoir le lendemain le billet de mille livres ster-
ling, et que, s'il fallait absolument prendre la fuite, il y avaiten-
core une chance de ne pas s'enfuir les mains vides, — son audace
naturelle et la cupidité le décidèrent à risquer au moins un re-
tard de quelques heures. Après tout, Mrs. Crâne n'exagérait-elle
pas? Son conseil n'était-il pas celui d'une femme jalouse?
« Dites-moi, je vous prie, reprit-il en marchant à ses côtés et
fixant sur elle des yeux perçants, — comment avez-vous appris
tous ces détails?
— Par un agent de la police secrète, employé pour tâcher de
retrouver Sophie. En causant avec lui, le nom de Jasper Losely,
comme protecteur légal de l'enfant, fut nécessairement men-
tionné : ce nom était déjà associé à celui de la soi-disant Cau-
martin. Ainsi, c'est l'enfant que vous vouhez livrer à cette mi-
sérable femme qui vous évite indirectement la honte de partager
son sort.
— Allons donc ! dit Jasper avec entêtement, quoique les paroles
de Mrs. Crâne produisissent une certaine impression sur lui. Je
ne vois pas, en y réfléchissant, qu'on puisse rien prouver contre
moi. Je ne suis pas tenu de savoir pourquoi une dame change
de nom, ni d'oii lui vient son argent. Quant aux crédits que lui
ont fait des fournisseurs, cela ne vaut pas la peine d'en parler:
la plus grande partie de ce qu'elle a est payée, — ce qui n'est pas
payé est plus que garanti par la valeur de son mobilier. Bah ! on
ne m'effraye pas si facilement. — Je ne vous en suis pas moins
obligé. A présent, retournez chez vous : il est horriblement tard.
Bonsoir, ou plutôt, bon matin.
— Jasper, écoutez-moi bien 1 Si vous revoyez cette femme,—
si vous faites la moindre démaT-che pour la sauver ou la défen-
dre, — je le saurai, et vous perdrez en moi votre dernière amie,
— votre dernière espérance, — votre dernière planche de salut
sur un abîme ! »
Ces paroles furent prononcées avec une telle solennité, qu'elles
allèrent au cœur de cet être insouciant et endurci.
a Je n'ai nulle envie de la défendre ni de la sauver, dit-il avec
une égoïste sincérité ; et, après ce que vous avez dit, j'aimerais
autant entrer dans un brûlot que de remettre les pieds dans cette
qu'en fera-t-il? 165
maison-là. Mais laissez-moi quelques heures pour réfléchir à ce
que je dois faire.
— Oui, réfléchissez. — Je vous attends demain. »
Jasper se dirigea, par les rues qu'éclairait déjà le crépuscule,
vers un nouveau logement qu'il avait loué non loin de chez la
Caumartin. Mrs. Crâne resserra son manteau autour deson corps
maigre, et, prenant une direction opposée, elle chemina par des
rues encore plus solitaires, jusqu'à ce qu'elle fût] arrivée à sa
porte, où l'accueillit avec joie la fidèle Brigitte.
CHAPITRE XVIII.
L'espérance fait miroiter son prisme aux yeu.x de M. Riigge. Il est désabusé par
un homme de loi, et s'abandonne à sa douleur. Mais M. Rugge, à son tour, ti ompc
l'homme de loi, quoique sans le savoir; et l'homme de loi trompe son client^ ce
qui met six shillings huit pence dans sa poche i.
Le lendemain matin, Mrs. Crâne était à peine habillée, lorsque
M. Rugge frappa à sa porte. L'agent de la police secrète avait
annoncé, la veille, à ce dernier que AYiUiam et Sophie AVaife
étaient partis pour l'Amérique. Hors de lui, le malheureux di-
recteur courut au bureau des paquebots, oiion lui laissa inspecter
les registres qui lui confirmèrent l'odieuse nouvelle. Comme si
la Fortune eût voulu se jouer de lui, il trouva, en rentrant, un
billet poli de M. Gotobed, le célèbre avoué, qui le priait de passer
à son étude, au sujet d'une jeune actrice, nommée Sophie Waife,
et qui lui donnait à entendre que « cette visite pourrait être
avantageuse pour lui. » Rêvant pour un moment que c'était
peut-être M. Losely qui, éprouvant un remords de conscience,
avait voulu lui restituer ses centlivresslerlingpar l'intermédiaire
de son homme de loi, il se rendit incontinent à l'étude de M. Go-
tobed,-et fut introduit aussitôt dans le cabinet de l'illustre pra-
ticien.
a Je vous demande pardon, monsieur, dit M. Gotobed avec
une politesse solennelle, mais j'ai su accidentellement, il y a un
jour ou deux, par mon maître clerc, qui lui-même l'avait appris,
' 8 fr. 50 c. C'est la somme allouée à un homme de loi pour une lettre émanée de
son étude. {Xote du liédacteur.)
166 REVUE BRItÀNiSriQUE.
accidentellement aussi, d'iin de ses amis, amateur du sport, que
vous aviez donné à Humberston, pendant la semaine des cour-
ses, des représentations où figurait une jeune actrice désignée,
sur les affiches (en voici une), sous le nom de Juliet Araminta,
et que vous aviez déjà, m'a-t-on dit* produite en public dans le
comté de Surrey et ailleurs ; mais on supposait qu'elle âVâit
rompu ce premier engagement etqu'ellë avait quitté votre troupe
avec son grand-père, William Waife. Un de mes clients, qui est
une personne riche, très-respectâble, et qui s'intéresse, par pure
bienveillance, audit William Waife et à sa petite-fiUe, Sophie
Waife, m'a chargé de savoir oi^i ils demeurent. Ayez donc la
bonté de me remettre cette enfant et de m'indiquer en même
temps l'adresse de son grand-père, s'il ne fait réellement plus
partie de votre troupe ; et, sans attendre d'autres instructions de
mon client, qui est à l'étranger, je puis prendre sur moi de vous
dire que vous serez largement indemnisé de tout sacrifice qui
résulterait pour vous de la perte de votre jeune actrice.
— Monsieur! s'écria lé malheureux et imprudent Rugge, j'ai
payé cent hvres sterling pour cette maudite enfant, — un engage-
ment de trois ans, — et j'ai été volé. Rendez-moi ces cent livres, et
je vous dirai oi^i elle est,— et son bigame de grand-pèi-e aussi. »
En entendant parler en termes si peu flatteurs des personnes
i-ecommandées à la charité désintéressée de son client, le prudent
avoué, semblable au limaçon qui rentre ses cornes, retira ses
offres pécuniaires.
« Monsieur Rugge, dit-il, je conclus de ce que vous venez de
direqiie vous n'êtes pas en mesure de remettre entré mes mains
cette enfant Sophie, autrement dit Juliet Araminta. Vous de-
mandez cent livres sterling pour me faire savoir oià elle est.
Avez-vous un titre légitime à sa possession?
-^ Cettâinernent, monsieur : elle est ma propriété.
— il est donc clair que, bien que vous puissiez savoir où elle
est, vous ne pourriez lavoir vous-même, et que vous no pour-
riez, par conséquent, la remettre entte mes mains. Peut-être
est-elle — au ciel ?
— Que le diable l'emporte, monsieur ! — Non, — elle est en
Amérique 1 ou en route pour y arriver.
— Etes-vous sûr de ce que vous dites là?
qu'en fera-t-il? 167
— Je viens du bureau des paquebots, et j'ai vu leurs noms
sur le registre. William et Sophie Waife sont partis de Liverpool
il y a eu jeudi huit jours.
— Et ils avaient contracté un engagement avec vous, — reçu
votre argent l Ils ont rompu l'engagement, et se sont sauvés avec
l'argent ! Ce sont vraiment de vilaines gens.
— De vilaines gens, vous avez bien raison, — des escrocs,
eux et toute leur séquelle. Et l'ingratitude ! — J'étais plus qu'un
père pour cette enfant {il commença à pleurnicher) : j'avais aussi
une enfant à moi, morte de convulsions en faisant ses dents.
J'espérais que celle-là la remplacerait, et je rêvais à la direction
du théâtre d'York; mais... »
Ici, sa voix se perdit dans les pHs d'un mouchoir de poche
rouge, merveilleusement sale.
Cependant, M. Gotobed, ayant appris tout ce qu'il désirait
savoir, et n'étant pas d'ailleurs un homme au cœur sec, comme
sont en général les avoués de premier ordre, tira sa montre
et dit :
« Monsieur, on a très-mal agi à votre égard, à ce que je vois.
Je suis obligé de vous quitter : j'ai un rendez-vous dans la Cité.
Je ne puis vous faire rentrer dans vos cent livres ; mais acceptez
cette bagatelle (un billet de banque de cinq livres) pour le temps
que vous avez perdu à venir ici. {Sonnant violemment.) Holàl
quelqu'un ! la porte pour monsieur. »
Ce même soir, M. Gotobed écrivait une longue lettre à M. Darrell
pour l'informer qu'après beaucoup de peine et de nombreuses
démarches, il avait été assez heureux pour acquérir la preuve
que le comédien ambulant et la petite fille que M. Darrell, dans
sa bonté, l'avait chargé de rechercher, étaient des gens fort peu
dignes d'intérêt, et qu'ils avaient quitté l'Angleterre pour les
Etats-Unis, comme font, heureusement, la plupart des garne-
ments de cette espèce.
Cette lettre parvint à Guy Darrell bien loin de l'Angleterre, au
milieu de la pompe sohtaire de quelque vieille cité d'Italie, et
le récit que lui avait fait Lionel au sujet de la jeune fille était
un peu effacé de ses sombres pensées. Naturellement, il supposa
que ce jeune homme avait été la dupe d'un joli minois et de
l'inexpérience de son bon cœur; — et voilà où aboutissent la
168 REVUE BRITANNIQUE.
moitié des efforts des hommes qui confient à d'autres le soin
fastidieux de l'exécution des intentions humaines ! Les balances
de la justice terrestre sont tenues en équilibre, non pas par de
gros poids, mais par des grains infinitésimaux, et il faut le soin
le plus minutieux, la patience la plus réfléchie, la plus grande
déUcatesse d'attouchement, pour les ajuster et les fixer. Il est
peu de nos erreurs, nationales ou individuelles, qui viennent
du dessein d'être injustes, — mais la plupart d'indolence oud'in-
capacité de lutter contre la difficulté d'être justes. Les péchés de
commission peuvent quelquefois ne pas blesser l'examen rétro-
spectif de la conscience. Ils sont larges, bien visibles ; — nous
les avons avoués, déplorés, atténués par le repentir, peut-être
effacés par l'expiation. Mais les péchés d'omission, tellement ca-
chés parmi nos émotions quotidiennes, mêlés, confondus, in-
aperçus dans la routine conventionnelle de l'existence, — hélas!
s'ils venaient à surgir tout à coup de leur ombre, à se grouper
ensemble en masse serrée et en ordre accusateur, — hélas ! hélas !
est-ce que le meilleur d'entre nous ne reculerait pas épouvanté,
— est-ce que le plus orgueilleux ne s'humilierait pas devant le
trône de la Miséricorde?
CHAPITRE XIX.
La joie revient^ néanmoins, au cœur de M. Rugge ; et l'espérance s'attache à son
tour à Mrs. Crâne, — une très-belle espérance, aussi, — taille de six pieds un
pouce, — vigoureuse comme Achille, et le pied aussi léger !
Nous avons laissé M. Rugge à la porte de Mrs. Crâne : intro-
duisons-le. Il se précipite dans son salon en s'essuyant le front.
« Madame! ils sont partis pour l'Amérique !
— C'est ce qac j'ai appris. Vous avez bien droit à ce qu'on
vous rende votre argent.
— J'ai droit. . . , cela va sans dire ; mais . . .
— Le voici. Remettez-moi l'engagement qui vous donnait
droit aux services de l'enfant. »
Rugge vit un paquet de billets de banque, et put à peine en
croire ses yeux. Il avança vivement la main ; — les billets de
banque reculèrent, comme le poignard dans Macbeth.
qu'en fera-t-il? 169
« L'engagement d'abord, » dit Mrs. Crâne.
Rugge produisit son portefeuille gras, et en tira l'engagement
inutile.
<t Maintenant, reprit Mrs. Crâne, vous n'avez plus à vous
plaindre ; et si jamais vous rencontrez cette jeune fille, souve-
nez-vous que vous n'avez plus aucun droit sur elle.
— Que les dieux soient loués ! Je le reconnais, madame : j'ai
eu assez d'elle comme cela. Mais vous êtes une dame de la tête
aux pieds, et permettez-moi d'ajouter que je vous offre vos en-
trées à vie. »
Rugge parti, Arabella Crâne sonna Brigitte.
« Bon Dieu! mademoiselle, s'écria celle-ci par un mouvement
involontaire, qui croirait que vous avez été toute la nuit dehors?
Il y a bien des années que je ne vous ai vu si bonne mine.
— Ahl dit Arabella Crâne, je vous dirai pourquoi. Je viens
de faire ce que, depuis bien des années, je n'avais jamais cru
devoir faire encore, — une bonne action. Cette enfant, — cette
Sophie, — vous vous rappelez avec quelle dureté je l'ai traitée ?
— Il ne faut pas chercher à vous blâmer de cela, mademoi-
selle. Vous l'avez nourrie, vêtue, quand son propre père, le
monstre, l'abandonnait pour vous l'envoyer, — à vous! — Com-
ment pouviez-vous aimer et caresser son enfant, — leur enfant? »
Arabella Crâne baissa tristement la tête :
« Ce qui est passé est passé, dit-elle. J'ai vécu pour sauver
cette enfant, et mon âme semble soulagée d'une malédiction.
Maintenant, écoutez : je vais quitter Londres, — l'Angleterre,
probablement ce soir même. Vous garderez cette maison : qu'elle
soit toujours prête à me recevoir, à quelque moment que je
revienne. L'homme d'affaires, chargé de toucher mes loyers,
vous donnera de l'argent à mesure que vous en aurez besoin. Ne
vous gênez pas, Brigitte. J'ai économisé, économisé, économisé,
pendant de longues et tristes années, — quand je n'avais pas
autre chose qui m'intéressât, — et je suis plus riche que je n'en
ai l'air.
— Mais oii allez-vous, mademoiselle? dit Brigitte, se remettant
peu à peu de la stupéfaction que lui avait causée la confidence
de sa maîtresse.
— Je n'en sais rien, — cela m'est égal.
170 REVUE BRITANNIQUE.
— Ah! bon Dieu! serait-ce avec cet affreux Jasper Losely ? —
Oui, oui, j'en suis sûre. Vous êtes folle, mademoiselle, — vous
êtes ensorcelée !
— Oui, je suis peut-être folle, — peut-être ensorcelée ; mais
je prends pour mon compte la vie de cet homme, comme péni-
tence de tout le mal que la mienne a jamais commis. Il y a un
jour ou deux que jaurais dit avec rage et honte : « Je me hais
moi-même d'être assez lâche pour m'inquiéter de ce qu'il de-
viendra, — mais c'est plus fort que moi. » Aujourd'hui, sans
colère et sans honte, je dis : « L'homme que j'ai jadis tant aimé
ne mourra pas à la potence, si je puis l'en empêcher, — et, s'il
plaît à Dieu, je l'en empêcherai ! »
Cette femme, à l'air si farouche, croisa ses bras sur sa poi-
trine et redressa fièrement la tête. Il y avait, dans ses traits
et dans son attitude , une grandeur sévère et sombre, qu'on
n'aurait pu contempler sans un mélange de Compassion et de
terreur.
« Maintenant, reprit-elle, allez, Brigitte! Je vous ai tout dit.
Il sera bientôt ici ; il viendra, — il faut qu'il vienne, — il n'a pas
d'alternative; et alors..., alors... »
Elle ferma les yeux, baissa de nouveau la tête et frissonna.
Arabella Crâne, comme d'ordinaire, avait prédit juste. Avant
midi Jasper arriva ; il arriva, non plus avec son allure fanfaronne,
mais avec cet air sournois et sinistre, — l'air de l'homme que le
monde repousse, — rétabli triomphalement à la place qu'il oc-
cupait jadis sur son visage M™^ Caumartin avait été arrêtée;
DoUy Poole était parti pour la campagne avec l'oncle Sam ; Jas-
per avait aperçu un agent de police à la porte de son propre lo-
gement. Evitant les rues à la mode, il s'esquiva à la dérobée vers
le quartier moins dangereux pour lui de Poddon-Place, et dit,
d'un ton maussade, en entrant dans le modeste salon d'Arabella
Crâne :
« C'en est fait : me voici ! »
Trois jours après, dans une rue paisible d'une paisible ville de
Belgique, — où un escroc, cherchant à vivre de son métier, eût été
bientôt réduit à l'état de squelette, — dans un appartement
commode et aéré, donnant sur une rue large et silencieuse,
— était assis Jasper, en sûreté, inofïensif, et profondément mal-
Otj'È!^ FEftA-T-IL? 171
heureux. Dans une autre maison, dont les fenêtres, — taisant
face à celles de Jasper, mais dun étage plus élevé, — comman-
daient une si bonne vue de son appartement, qu'il se trouvait
placé sous une surveillance semblable à celle que M. Bentham
avait voulu établir dans son Panopticon réformatoire, était assise
Arabella Crâne. Quels que fussent ses sentiments réels à l'égard
de Jnsper Losely (et il n"y a pas de plume masculine qui puisse
prétendre définir exactement ces sentiments ; car y eut-il jamais
homme qui ait compris complètement, — complètement, — une
femme'?), ou quels qucussent pu être, aune époque antérieure,
leurs vœux réciproques damour éternel, — non-seulement, à
partir du jour où Jasper, de retour dans son pays natal, s'était
présent'^ à Poddon-Place, leur intimité avait été restreinte aux
rapports d'amitié les plus austères ; mais, après que Jasper eut si
grossièrement repoussé la main qui aujourd'hui le nourrissait,
Arabella Crâne avait probablement reconnu que la seule chance
qu'elle eût de maintenir son autorité intellectuelle sur cet être
sans frein exigeait l'entier abandon de tout espoir, de tout pro-
jet qui pût l'exposer de nouveau à ses dédains. Pour conformer
les apparences à la réalité, le décorum dune maison séparée
était essentiel au maintien de cette autorité dont elle se trouvait
investie par la nature sévère de leurs relations. Le surcroît de dé-
pense qui en résultait nécessairement grevait ses ressources pécu-
niaires ; mais elle s'imposait des privations à elle-même, afin que
Jasper n'eût, de son côté, aucun sujet de se plaindre. Elle était
donc assise auprès de sa fenêtre, le surveillant dans sa solitude,
sans être vue elle-même, acceptant pour sa propre vie un sacrifice
stérile, mais exerçant sur celle de Jasper le rôle d'une sentinelle
vigilante. Ainsi assise et l'observant, elle méditait sur le genre
d'occupation quelle pourrait inventer, avec l'appât dun salaire
qu'elle payerait de ses propres deniers , pour ces mains puis-
santes," qui eussent été capables d'assommer un bœuf, mais qui
étaient énervées lorsqu'il s'agissait de gagner honnêtement le
pain quotidien ; — pour cet esprit inquiet, qu'il fallait occuper,
qui n'avait d'appétit que pour les dés et les orgies, la débauche
et la fraude, mais qui éprouvait des nausées, comme un homme
épuisé par la dyspepsie, dès qu'il était question d'un amuse
ment innocent ou d'un travail honorable.... Tandis que cette
172 REVUE BRITANNIQUE.
femme médite sur les moyens de sauver cet homme exécrable
des pontons ou de la potence, qui pourra dire qu'il n'a pas une
chance ? Il en a une. — Qu'en fera-t-il ?
LIVRE V.
CHAPITRE I".
L'envie deviendra une science du moment oii elle aura appris l'usage du microscope.
Quand les feuilles tombent et que les fleurs se fanent, les
grands personnages quittent la ville pour la campagne. Regar-
dez ! voilà le château de Montfort ! — séjour d'une magnificence
royale, en tant que la masse des constructions et l'étendue des
domaines peuvent satisfaire l'orgueil du propriétaire, ou inspi-
rer au visiteur le respect que commandent la richesse et la puis-
sance. Un artiste ne saurait qu'en faire : le somptueux est par-
tout, — le pittoresque nulle part. L'habitation date du règne de
Georges P^ alors que commença cette horreur du beau, comme
quelque chose de contraire au bon goût, — horreur qui, confor-
mément à notre amour naturel du progrès, ne fit que croître et
se développer pendant les règnes des Georges suivants. L'énorme
façade, en briques d'un brun terne, se compose d'un centre
et de deux ailes, avec un double perron montant du sol au
vestibule. On n'a pas laissé d'arbres trop près de la maison : de-
vant règne une vaste terrasse, entourée de balustrades en pierre.
Mais, de quelque côté qu'on porte ses regards, on ne voit que le
parc, mille arpents de parc : pas un champ de blé, — pas un
toit, — pas un clocher, — rien que ces lata sUentia, — silen-
cieuses plaines de gazon, au milieu desquelles s'élèvent, assez
clair-semés, des massifs de grands arbres. L'ensemble offre un
aspect si vaste et si monotone, qu'on ne serait jamais tenté de
s'y promener. Pas un de ces bocages poétiques oii l'on puisse se
plonger, sans savoir oij le sentier vous conduira ; pas de ruisseau
vagabond à suivre. Les daims eux-mêmes, gras et paresseux,
semblent ennuyés de ces pâturages sans fin, qu'il leur faudrait
une semaine pour traverser. Les gens de goûts modérés et de
qu'en fera-t-il ? 173
fortune modeste n'enviaient jamais le château de Montfort ; ils
l'admiraient, ils étaient tiers de pouvoir dire qu'ils l'avaient vu ;
mais jamais ils n'auraient souhaité pour eux rien de semblable.
Il n'en était pas ainsi des hauts, des /;Ys-hauts personnages !
chez ceux-ci la convoitise l'emportait sur l'admiration. Ces vieux
chênes si vastes et si vigoureux encore, — ce parc qui avait au
moins dix-huit milles de circonférence, — ce massif palais, qui
aurait pu recevoir et loger sans peine un monarque et toute sa
cour, — toutes ces preuves, en un mot, d'un domaine princier
et d'un énorme revenu, rendaient des ducs anglais respectueu-
sement envieux, et des potentats étrangers agréablement jaloux.
Mais quittons la façade. Ouvrons cette porte ménagée dans la
balustrade en pierre et passons au sud du château, du côté du
jardin. C'est le parterre de lady Montfort. L'aspect en est moins
monotone : des corbeilles de fleurs, même de fleurs d'automne,
égayent la pelouse; et pourtant, c'est encore si peu de variété
pour un jardin tracé sur une si grande échelle ! il y a si peu de
mystère dans ces larges avenues sablées ! nulle part une allée
qui serpente. Que ne donnerait-on pas pour un petit pavillon
d'été fort simple, — pour quelque berceau de herre et de chèvre-
feuille ! Mais les dahlias sont magnifiques! c'est vrai ; seulement
les dahlias ne sont, au plus, que des fleurs prosaïques et peu in-
téressantes. Quel poète a jamais écrit sur un dahlia? Assuré-
ment, lady Montfort aurait pu montrer ici un peu plus de goût,
déployer un peu plus d'imagination Lady 3Iontfort? je vou-
drais bien voir la figure que ferait mylord, si lady Montfort s'a-
visait de prendre une pareille liberté ! Mais voilà lady iMontfort
elle-même qui se promène lentement dans cette large, large,
large allée sablée, — avec ces beaux dahhas, rangés, à droite et
à gauche, dans leurs parterres symétriques. Elle se promène, en
pleine vue de ces soixante impitoyables fenêtres de la façade du
jardin", toutes exactement pareilles. Elle se promène, dirigeant
ses regards soucieux vers l'extrémité éloignée de cette intermi-
nable allée, où se trouve, heureusement, un passage par lequel
un piéton persévérant peut se soustraire à la vue des soixante
fenêtres et gagner, par des allées ombragées, les bords de cette
immense pièce d'eau, à deux milles du château. Mylord n'est
pas encore de retour de ses bruyères d'Ecosse, où il se hvre au
174 REVUE BRITANNIQUE.
plaisir de la chasse ; — mylady est seule. Pas de comp^ignie dans
le château, — c'est comme si Ton disait : « Pas de connais-
sances dans une ville. « Cependant la suite est au complet. My-
lady a diné seule ; mais elle aurait pu, si tel eût été son plaisir,
avoir presque autant de valets pour la regarder à table, qu'il y
avait de fenêtres la regardant faire sa promenade solitaire, avec
leur yeux vitreux comme ceux des spectres.
Au moment où lady Montfort arrive a J'extrémité de l'allée,
elle est rejointe par un visiteur qui s'est avancé, en marchant
vite, de la terrasse en face du perron, oià il a mis pied à terre
et d'où il l'a aperçue. Toute personne mettant pied à terre en
cet endroit devait nécessairenaent l'apercevoir, — c'était iné-
vitable. De si beaux jardins semblaient avoir été faits exprès
pour que les beaux personnages qui s'y promenaient pussent
être vus.
« Ah 1 lady Montfort, dit le visiteur, bégayant péniblement, je
suis si heureux de vous trouver chez vous.
— Chez moi, Georges ! répondit la dame, en lui tendant la
main. En quel autre endroit est-il vraisemblable que l'on me
trouvât? Mais comme vous êtes pâle ! que vous est-il arrivé? »
Elle s'assit sur un banc, sous un cèdre, en dehors du jardin,
et Georges Morley, notre ancien ami, l'étudiant d'Oxford, s'assit
à Gôté d'elle, famihèrement, mais avec un certain respect. Lady
Montfort avait quelques années de plus que lui, — il était son
cousin, — il l'avait connue depuis son enfance.
« Ce qui m'est arrivé ? répéta-t-il ; rien de nouveau, .fe viens
de rendre visite à ce bon éveque.
— Il n'hésite point à vous ordonner?
— Non, — mais je ne le lui demanderai jamais.
— Mon cher cousin, vos scrupules ne sont-ils pas exagérés?
Vous seriez un ornement de l'Eglise, et cela seul suffirait pour
justifier voire omission forcée d'un seul devoir, qu'un vicaire
pourrait remplir pour vous. »
Morley secoua tristement Iti tête.
« Un devoir omis ! dit-il. Mais n'est-ce pas précisément l'ac-
complissement de ce devoir qui distingue le prêtre du laïque?
Et jusqu'où s'étend ce devoir? Partout où il faut une voix pqq):
porter la parole de iJiefj, — non i-as seulement dans la chaire,
qu'en fera-t-il? 175
mais au foyer du pauvre, au chevet du malade, — là doit être le
pasteur ! Non, — je ne le puis pas, — je ne le dois pas, — je ne
l'ose pas 1 ouvrier incapable, comment pourrais-je m'attendre à
être engagé ? »
Il lui fallut beaucoup de temps pour prononcer ces courtes
phrases : lémotion aggravait encore le bégayement. Lady Mont-
fort l'écoutait avec une attention pleine de délicatesse, avec un
respect qui perçait dans sa compassion, et elle fit une longue
pause avant de lui répondre.
Georges Morley était lîls cadet d'un riche gentilhomme cam-
pagnard, dant les propriétés devaient, après sa mort, passer au
lils aîné. Le père de Georges avait été intimement lié avec le
marquis de Montfort, prédécesseur et grand-père du lord actuel ;
et le marquis avait cru pourvoir amplement à l'avenir de Geor-
ges, en promettant de lui assurer, lorsqu'il serait en âge, la cure
de Humberston, le plus lucratif des bénéfices qu'il eût à sa dis-
position. Ce bénéfice était depuis quinze ans entre les mains
d'un titulaire, maintenant fort âgé, et qui avait pris l'engage-
ment dhonneur de résigner en faveur de Georges, dans le cas
où ce dernier prendrait les ordres. Ainsi, destiné à l'Eglise dès
sa plus tendre enfance, Georges avait dirigé vers ce but toutes
ses études, toutes ses pensées. Ce fut à l'âge de seize ans seule-
ment que son infirmité devint sérieusement sensible : des pro-
fesseurs d'élocution entreprirent alors de le guérir, — ils échouè-
rent. Mais son esprit continua à se développer dans la direction
qui lui avait été systématiquement donnée. Il entra à Oxford,
où il s'absorba sous les ombrages académiques. Au milieu de
ses livres, il oublia presque son vice de prononciation. Réservé,
taciturne et solitaire, il se mêla trop peu avec les autres jeunes
gens, pour avoir beaucoup l'occasion de s'en apercevoir. Il rem-
porta des prix, — il obtint les plus honorables distinctions. Au
moment où il quittait l'université, — profond théologien, plein
d'enthousiasme pour la carrière ecclésiastique, pénétré du sen-
timent le plus sérieux de la mission solennelle du pasteur, — il
fut abordé par l'archimandrite de son collège, qui lui dit, avec
l'intention de lui faire un compliment :
« Quel dommage que vous ne puissiez entrer dans l'Eglise !
— Que je ne puisse? — Mais je vais entrer dans l'Eglise.
176 REVUE BRITANNIQUE.
— Vous 1 est-ce possible? En ce cas, vous êtes sans doute sûr
d'un bénéfice ?
— Oui, — celui de Humberston.
— Un magnifique bénéfice! mais la population de cette pa-
roisse est considérable. L'évêque peut certainement, en vertu de
son pouvoir discrétionnaire, vous conférer l'ordination, et vous
pouvez, pour tous les devoirs de la cure, avoir un vicaire.
Mais... »
Le vénérable archimandrite s'arrêta court, et prit une prise
de tabac.
Ce « mais » voulait dire, aussi clairement que la parole pou-
vait le dire : « Ce peut être une bonne chose pour vous ; mais
est-ce agir honorablement envers l'Eglise? »
Telle fut, du moins, l'interprétation que Georges Morley
donna à ce « mais. » Sa conscience s'alarma. Georges Morley
était un noble cœur, dont la conscience devait être d'autant
plus chatouilleuse qu'il y avait des intérêts mondains en jeu.
Avec ce bénéfice, il était riche; sans ce bénéfice, il était pauvre.
Mais renoncer à une profession, à l'idée de laquelle il s'était at-
taché avec toute la force d'une nature énergique et constante,
c'était bouleverser toute son existence, c'était renoncer au rêve de
savie.Ildemeura pendant quelque temps irrésolu; enfin il écrivit
au lord Montfort actuel, lui soumettant ses doutes, et le déga-
geant de la promesse donnée par son prédécesseur. Le marquis
actuel était incapable de comprendre de pareils scrupules. Mais,
heureusement peut-être pour Georges et pour l'Eglise, les affaires
les plus importantes de la grande maison de Montfort n'étaient
pas administrées par le marquis. Les influences parlementaires,
les promotions ecclésiastiques, ainsi que la direction pratique
des agents secondaires chargés de l'administration compliquée
des vastes propriétés attachées à ce titre, étaient alors confiées
à M. Carr Vipont, membre puissant du Parlement et époux de
cette lady Sélina, dont la condescendance avait tellement agité
les nerfs de Franck Vance, l'artiste. M. Carr Vipont exerçait cette
vice-royauté conformément aux règles et aux traditions à l'aide
desquelles la maison do Montfort était devenu grande et pro-
spère. Ce n'est pas, en effet, seulement chaque Etat, mais aussi
chaque grande maison seigneuriale, qui a ses maximes hérédi-
QU EN FERA-T-IL? 177
taires de politique, — la maison de Montfort tout comme la mai-
son de Hapsbourg. Or, la maison de Montfort avait pour prin-
cipe que tous ceux qui étaient reconnus comme membres de la
famille devaient s'aider les uns les autres, — que le chef de la
famille ne devait jamais permettre, si la chose pouvait être évi-
tée, qu'une de ses branches dépérît et tombât dans la pauvreté.
La maison de Montfort se faisait également un devoir d'encou-
rager et de pousser toute espèce de talent qui était de nature à
accroître linfluenee ou à illustrer les annales de la famille. En
possession du rang, en possession de la fortune, elle cherchait
encore à s'assurer 1" intelligence et à réunir en un solide faisceau,
par toutes les ramifications de parenté, toutes les variétés de
réputation et d'influence qui pouvaient enraciner plus forte-
ment à la terre cet arbre antique. C'était dans l'esprit de cette
politique traditionnelle que M. Carr Yipont désirait non-seule-
ment qu'un Yipont Morley ne laissât pas échapper une très-
bonne chose, mais aussi que cette très-bonne chose ne laissât
pas échapper un Yipont Morley, couvert des honneurs acadé-
miques,— un Yipont Morley, en qui il y avait l'étoffe d'un
évêque l II rédigea donc une lettre admirable, qu'il fit signer au
marquis, — quant à songer que le marquis prît la peine de la
copier, c'était hors de la question : dans cette lettre, on faisait
exprimer à lord Montfort sa grande admiration d'un désinté-
ressement et d'une délicatesse de sentiments, qui étaient une
nouvelle preuve de l'aptitude de Georges Yipont Morley à pren-
dre charge d'âmes ; on mettait à sa disposition un appartement
du château de Montfort (le marquis n'y étant pas lui-même en
ce moment), en engageant Georges à causer de l'aft'aire avec le
titulaire actuel de Humberston (la ville n'était éloignée que de
quelques milles du château de Montfort) : cet ecclésiastique,
ajoutait-on, bien que n'étant affligé d'aucun vice de prononcia-
tion , ne prêchait jamais et ne lisait jamais lui-même les
prières, par suite d'une affection de la trachée-artère, et n'en
remplissait pas moins très-bien ses devoirs. Georges Morley s'é-
tait donc rendu au château de Montfort, il y avait quelques mois,
immédiatement après son entrevue avec Mrs. Crâne. Là, il avait
accepté de passer une huitaine ou une quinzaine chez le révé-
rend M. AUsop, le recteur d'Humberston : c'était un ecclésias-
8* SÊBIE. — TOME V. 12
178 REVUE BRITANNIQUE.
tique de la vieille école , assez instruit , parfait gentleman ,
homme d'honneur, bienveillant, charitable, mais qui prenait
les fonctions pastorales beaucoup plus à son aise que ne sont
disposés à le faire les bons ecclésiastiques de la nouvelle école,
— quelque soit leur rang dans la hiérarchie. M. AUsop, alors
dans sa quatre-vingtième année, célibataire avec une belle for-
tune indépendante, était tout disposé à remplir rengagement
qu'il avait pris, et à se démettre de son bénéfice en faveur de
Georges ; mais il fut touché de l'insistance et de la sincérité avec
lesquelles Georges l'assura que, dans aucun cas, il ne consenti-
rait à ce qu'il se démît de fonctions qu'il exerçait depuis si
longtemps et d'une manière si honorable, — et qu'il attendrait
que la cure devînt vacante par la force naturelle des choses.
M. AUsop conçut donc une vive affection pour le jeune étudiant.
Il avait en ce moment une petite-nièce qui était en visite chez
lui, et qui partageait, moins ouvertement, mais non moins vi-
vement cette affection; et Georges Morley, de son côté, s'éprit
d'elle, tout en portant dans cette passion beaucoup de réserve
et de timidité. Avec la cure, il serait assez riche pour se marier;
sans la cure, non. En dehors de la cure, il n'avait que le revenu
d'une feUoîvskip\ qu'il perdrait en se mariant, et la portion fort
restreinte d'un fils cadet de squire campagnard. La jeune per-
sonne elle-même était sans dot, car la fortune de M. AUsop était
distribuée d'avance de teUe façon qu'il n'en devait rien revenir
à sa petite-nièce. Autre raison pour que sa conscience passAt par-
dessus ce malheureux vice de prononciation ! Il est certain que les
scrupules de Georges Morley se relâchèrent un peu pendant cette
visite : mais, de retour chez lui, ils revinrent avec plus de force
que jamais, — avec d'autant plus de force qu'il sentait que ce
n'était plus seulement une ambition spirituelle, mais un amour
humain qui plaidaient en lui la cause de l'intérêt personnel. Il
était revenu faire une seconde visite à la cure de Humberston
environ une semaine avant la date de ce chapitre, — la nièce
n'y était plus. Il avait voulu s'imposer la tâche sévère d'exami-
ner d'un peu plus près l'état du troupeau qu'il aurait à conduire
(s'il acceptait la charge) et les devoirs qui incombaient au prin-
' Grade universitaire, au(|iiei est nllnclic un cerlain revenu^ soumis à la condi-
(ion du célilial. INote du liddadeur.)
qu'en fera-t-il? 179
cipal pasteur d'une ville commerçante et populeuse. Il en fut
effrayé. Humberston, comme la plupart des villes qui sont sous
rintluenee politique dune grande maison, était déchiré par Ips
partis. Un de ces partis, qui parvenait à nommer un des deux
membres du Parlement, était tout pour la maison de Montfort;
l'autre parti, qui nommait aussi son membre, était contre. Tout
ce qui venait du chAteau de Montfort était invariablement en
butte aux commentaires malveillants et surtout injustes d'une
moitié de la ville. En même temps, si M. AUsop était populaire
auprès des classes supérieures et de ceux des indigents dont sa
charité soulageait l'extrême misère , son influence pastorale
était, en général, une lettre morte. Son vicaire, qui prêchait
pour lui, — jeune homme assez estimable, mais extrêmement
ennuyeux, — n'était pas de ces hommes qui ont le privilège de
remplir une église. Les marchands cherchaient une excuse pour
s abstenir de venir à l'église paroissiale, ou pour aller à une au-
tre : ils dormaient ordinairement pendant que le vicaire mar-
mottait ses sermons, — cependant ils avaient trouvé moyen d'en
saisir quelques passages, qu'ils déclarèrent jmseyites. L'église
devint déserte, et vers le même temps paraissait à Humberston
un ministre dissident fort éloquent, qu'allèrent entendre les
partisans mêmes de l'Eglise établie. Georges Morley comprit,
hélas ! qu'à Humberston, pour que l'église paroissiale ramenât
et conservât ses ouailles, il était indispensable d'avoir un prédi-
cateur énergique et populaire. Sa résolution fut aussitôt prise.
L'évêque du diocèse, qui se trouvait alors à son palais, lui avait
fait dire, à la suggestion de M. Carr Vipont, qu'il désirait le
voir. Tout en reconnaissant la force de ses scrupules, il lui dit :
a C'est sur moi que pèse, en détinitive, la responsabiHté prin-
cipale. Cependant, si vous me demandez de vous ordonner, je
le ferai sans hésiter : si l'Eghse a besoin de prédicateurs, elle a
besoin -aussi de savants théologiens et de pasteurs vertueux. »
C'est à la suite de cette entrevue que Georges Morley était
venu annoncer à lady Montfort que sa résolution était toujours
la même. Elle fit, comme je lai dit, une longue pause avant de
lui répondre.
« Georges, dit-elle enfin, d'une voix si douce et si touchante,
que le seul timbre de cette voix était comme un baume sur un
180 REVUE BRITANNIQUE.
cœur blessé, — je ne discuterai point avec vous. Je m'incline
devant la grandeur de vos motifs, et je ne dirai pas que vous
n'ayez point raison. Il est une chose dont je suis persuadée, —
c'est que, si vous sacrifiez ainsi vos inclinations et vos intérêts à
des scrupules si purs et si respectable, vous ne serez jamais à
plaindre, — vous ne connaîtrez jamais le regret. Dans la pau-
vreté comme dans l'opulence, dans le célibat comme dans le
mariage, une âme qui cherche ainsi à réfléchir l'image du ciel
sera, comme le ciel, sereine et bénie. »
Elle continua à lui parler pendant quelque temps sur ce ton,
ce qui lui procura un soulagement et une consolation inexpri-
mables. Puis elle lui insinua peu à peu des espérances d'une
nature mondaine et temporelle ; — les lettres lui restaient en-
core, — la plume du savant, à défaut de la voix du prédicateur.
Il pourrait trouver dans la littérature une carrière qui le mène-
rait à la fortune. Il y avait, d'ailleurs, dans le service public, des
places oii un vice de prononciation n'était point un obstacle. Elle
savait son secret, — un modeste attachement ; elle y fit légère-
ment allusion, — tout juste assez pour encourager chez lui la
constance et repousser l'idée du désespoir. Lorsqu'elle eut cessé
de parler, le sentiment d'admiration et de reconnaissance dont
il se sentait pénétré pour les rares qualités de sa cousine reporta
de lui à elle le courant des émotions qui l'agitaient, et il s'écria
avec une vivacité qui fit presque disparaître son bégayement :
« Quelle conseillère vous êtes! Que vous savez bien adoucir
les peines du cœur ! Si Montfort était moins heureux ou plus
ambitieux, quel trésor il aurait dans un esprit comme le vôtre,
pour le consoler ou le soutenir! »
Au moment où il prononçait ces paroles, il eût été facile de
voir pourquoi on accusait lady Montfort d'être hautaine et ré-
servée. On eût dit que sa lèvre, se contractant, retirait tout à
coup son doux sourire ; — son œil noir, tout à l'heure encore si
purement amical, prit une expression froide et sérieuse; — le
ton de sa voix n'était plus le même lorsqu'elle répondit :
« Lord Montfort m'estime bien au delà de mon mérite; —
bien au delà, ajoutat-cllc avec une intonation grave et mélan-
coHque.
— Pardonnez-moi ; je vous ai déplu : — ce n'était pas mon
qu'en fera-t-il? 181
intention . Le ciel me préserve de jamais me permettre. . . de rien
dire... qui puisse paraître désobligeant pour lord Montfort, ou...
ou... de... »
Il s'arrêta court, couvrant l'hiatus par un bégayement op-
portun.
« Seulement, reprit-il après une pause, seulement, pardonnez-
moi pour cette fois. Veuillez vous rappeler que j "étais un petit
garçon quand vous étiez une jeune fille, que je vous ai pour-
suivie à coups de boules de neige, et que je vous appelais « Ca-
roline. >-
Lady Montfort retint un soupir et rendit au jeune étudiant
son gracieux sourire ; mais ce n'était pas un sourire qui l'eût
autorisé à l'appeler encore « Caroline. » Elle se montra même un
peu plus réservée que d'habitude pendant le reste de ce tète-à-
tête, qui ne se prolongea pas longtemps; car Georges Morley,
contrarié de lavoir offensée si inconsidérément, saisit un pré-
texte pour s'échapper.
« A propos, dit-il, j'ai reçu une lettre de M. Carr Vipont, qui
me demande de lui faire le dessin d'un pont gothique pour jeter
sur l'eau là-bas. Je vais aller, avec votre permission, examiner
les lieux. Seulement, dites-moi que vous me pardonnez.
— Vous pardonner, cousin Georges 1 ah! bien volontiers. Un
mot seulement : — il est vrai que vous étiez encore un enfant
quand je me figurais que j'étais une femme, et vous avez le
droit de me parler de tout, — excepté de ce qui concerne lord
Montfort et moi; — à moins, ajouta-t-elle avec un demi-
sourire enchanteur, à moins que vous ayez jamais quelque
motif pour me gronder sur ce chapitre. Au revoir donc, cousin,
et, à votre tour, pardonnez-moi ma pétulance. La Caroline que
vous poursuiviez avec vos boules de neige a toujours été une
créature fantasque, agissant par impulsion, prompte à mal in-
terpréter les choses, à se fâcher et — à se repentir. »
Lady Montfort, reprenant le chemin du château, parcourut
de nouveau, mais plus lentement qu'auparavant, la large, large
avenue sablée. Les soixante fenêtres fixèrent encore une fois sur
elle leurs yeux de spectres; — quittant l'avenue sablée, elle
rentra, par une porte latérale, dans la pompeuse solitude de ce
noble château, — et, traversant de longues salles, dont les glaces
182 REVUE BRITANNIQUE.
réfléchissaient sou image et dont les grands fauteuils, éclatants
de dorures et garnis de damas, se tenaient immobiles sur les
parquets désolés, elle gagna sa chambre particulière : celle-là ne
brillait ni par ses dimensions ni par le luxe de l'ameublement :
— des tentures en perse simple, de modestes étagères à livres.
Il n'était pas besoin d'être la marquise de Montfort pour occuper
une chambre aussi agréable et aussi somptueuse. Et ces salles
dont elle ne pouvait jouir que comme marquise, qu'étaient-elles
pour son bonheur? Je l'ignore. « Rien, « répondront peut-être
des grandes dames, — ce qui n'empêche pasces mêmes grandes
dames de trouver le moyen de disposer leurs filles à répondre :
« Tout. « Arrivée dans sa propre chambre, lady Montfort se laissa
tomber dans son fauteuil avec un sentiment d'ennui ; elle re-
garda la pendule sur la cheminée, — elle regarda les livres ran-
gés sur les étagères, — elle regarda la harpe près de la fenêtre,
— toujours avec le même sentiment de langueur et d'ennui.
Puis elle appuya son visage sur sa main, et l'expression de ce
visage était si triste, si humblement triste, qu'on se serait étonné
que quelqu'un eût pu dire que lady Montfort était fière.
« Un trésor! moi, — moi! sotte, indigne, volage, crédule l moi,
— moi ! »
Un valet de chambre entra, apportant sur un plateau d'argent
les lettres arrivées par la poste de l'après-midi : cette grande
maison se donnait la peine d'avoir deux postes par jour. Un or-
dre royal pour Windsor...
« Je serai plus seule dans une cour qu'ici, » murmura lady
Montfort.
CHAPITRE H.
Le proverbe dit avec raison : Il y a sous la paille beaucoup de grain
qu'on ne voit pas.
Opendant Georges Morley suivait la longue allée ombragée,
— allée magnifique, bordée des plus belles roses et des fleurs
exotiques les plus rares, — allée décrivant des sinuosités artifi-
cielles, — allée si bien tenue que trente-quatre jardiniers étaient
chargés de ce soin, — allée noblement ennuyeuse, qui l'amena
QU EN FERA-T-IL? 183
enfin à la grande pièce d'eau, visitée quatre fois peut-être dans
l'année par les grands personnages de la grande maison. El, se
trouvant ainsi hors du patronage immédiat de la mode, celte
grande pièce d'eau avait vraiment un air naturel, — un air so-
ciable, rafraîchissant : on commençait à respirer, — à débou-
tonner son gilet, à défaire sa cravate, ■ — à citer Chaucer, si on
ne l'avait pas oublie, ou Cowper, ou Shakspeare, ou les Saisoita
de Thomson, ou tous autres fragments de poésie qui vous pas-
saient par la tête ; vos pieds s'embarrassaient joyeusement dans
la fougère ; — devant vous, autour de vous, se groupait une forêt
d'arbres, — d'arbres qu'on laissait mourir de vétusté, parce
qu'ils n'étaient pas sous les yeux des propriétaires, jusqu'à ce
qu'ils ne valussent plus cinq shillings pièce, — arbres centenai-
res, couverts de mousse, au tronc creux, — arbres inestimables !
— Ahl ce lièvre, — comme il détale! Voyez-vous les daims qui
descendent au bord de l'eau? Quels bocages de roseaux 1 —
Quelles îles de nénufars l Et jeter là un pont gothique ! faire
passer sur ce pont une grande route sablée I 0 honte, honte !
C'est ce qu'aurait dit l'étudiant, car il avait le vrai sentiment
de la nature, si le pont ne lui était complètement sorti de la tête.
Errant seul, il finit par arriver sur le point le plus ombragé et
en même temps le plus isolé du bord de cette grande nappe
d'eau, sur un point entouré de tous côtés de broussailles et d'ar-
bres séculaires.
Tout à coup il s'arrêta : une idée l'avait frappé, — une de ces
idées bizarres, grotesques, qui quelquefois traversent notre cer-
veau lorsque nous sommes seuls, dans l'état le plus calme comme
dans l'état le plus agité. Son infirmité était-elle réellement incu-
rable? Des professeurs d'élocution avaient déclaré que non, mais
ils ne lui avaient été d'aucun secours. Et pourtant, le plus
grand orateur que le monde ait jamais connu n"avait-il pas aussi
un vice de prononciation? Lui aussi, Démosthène, s'était sans
doute mis entre les mains des meilleurs professeurs d'élocution
d'Athènes, où les professeurs d'élocution devaient posséder toutes
les ressources de leur art, et ils avaient échoué. Mais Démosthène
avait-il pour cela désespéré du succès? Non, il avait résolu de se
guérir lui-même. Comment? Un des moyens qu'il employa necon-
sistait-il pas à se remphr la bouche de petits cailloux et à s'exer-
184 REVUE BRITANNIQUE.
cer bravement en présence de la mer mugissante ? Georges Mor-
ley n'avait jamais essayé de ce moyen. Y avait-il dans les cail-
loux quelque vertu secrète? Pourquoi ne pas essayer? Il n'avait
pas de mer mugissante devant lui, c'est vrai ; mais la mer ne ser-
vait à Démosthène qu'à représenter le bruit orageux d'un audi-
toire démocratique. Cette nappe d'eau tranquille représenterait
tout aussi bien une paisible congrégation. Il y avait des cailloux
en abondance au bord de cette anse sablonneuse près de laquelle
ce jeune brochet exposait au soleil son dos verdâtre. Moitié en
badinant, moitié sérieusement, Georges Morley ramassa donc
une poignée de cailloux, essuya le sable et la terre qui y étaient
adhérents, les introduisit avec précaution dans sa bouche, et,
après avoir regardé autour de lui pour s'assurer qu'il n'y avait
personne, il commença un discours improvisé. Il prit un tel in-
térêt à cette expérience classique qu'il aurait pu tourmenter l'air
pendant plus d'une demi-heure et faire l'élonnement des pies
(trois de ces oiseaux, perchés dans un bouquet d'arbres voisin,
l'écoutaient en extase), mais, honteux de l'impuissance ridicule
de ses efforts, désespéré de voir une si misérable barrière s'in-
terposer entre l'intelligence et la parole, il rejeta les cailloux, et,
se laissant aller sur Therbe, se mit à pleurer, — à pleurer comme
un enfant dont on trompe l'espérance.
Le fait est que Morley avait le véritable tempérament de l'ora-
teur, il possédait les dons de l'orateur : — la flamme du cœur,
l'abondance des idées, l'ordre logique ; il avait en lui le génie
dun grand sermonnaire. Il le sentait, — il le savait; et, s'abaii-
donnant à ce désespoir que le génie seul connaît, quand quelque
pitoyable cause vient entraver son énergie et paralyser ses facul-
tés, il faisait la solitude confidente de ses peines et versait des lar-
mes abondantes.
« Ne vous désespérez pas, monsieur; je me charge de vous
guérir, » dit une voix derrière lui.
Georges se leva, tout confus : un homme déjà âgé, mais vert
encore, était debout à côté de lui, en veste de futaine, en tablier
bleu, et tenait dans ses mains des joncs qu'il continua de natter
lestement et adroitement, en faisant un salut à l'étudiant surpris.
« J'étais là, à l'ombre de ce fourré, monsieur; excusez-moi,
mais je n'ai pas pu m'empècher de vous entendre. »
qu'en fera-t-il? 185
Georges Morley se frotta les yeux et regarda fixement cet
homme, avec le vague souvenir de l'avoir vu auparavant. Mais
où? quand?
« Vous vous chargez de me guérir? dit-il en bégayant. De quoi?
de la folie d'essayer de parler en public? Merci : j'en suis guéri.
— Non, monsieur : vous voyez devant vous un homme qui
peut faire de vous un excellent orateur, — quant à l'élocution,
s'entend. Votre voix est naturellement belle. Je puis, je vous le
répète, corriger un défaut qui n'est pas dans l'organe, mais dans
la manière de s'en servir.
— Vous le pouvez, dites-vous? — Qui êtes-vous et qu'êtes-
vous?
— Un vannier, monsieur : j'espère avoir votre pratique.
— Mais, à coup sûr, ce n'est pas la première fois que je vous
vois?
— C'est vrai, monsieur ; vous avez bien voulu un jour me per-
mettre de me reposer sur la propriété de votre père. Un service
en vaut un autre. »
En ce moment, Sir Isaac, rendu à sa blancheur primitive et
débarrassé de ses fausses oreilles en forme de cornes, passa la tête
à travers les broussailles, et, marchant gravement vers l'eau, flaira
en passant l'étudiant et remua légèrement la queue ; puis il s'en-
fonça parmi les roseaux, en quête d'un rat d'eau qu'il avait re-
lancé huit jours auparavant et qu'il espérait toujours retrouver.
La vue du chien dissipa le dernier nuage qui troublait la mé-
moire de l'étudiant d'Oxford ; mais, dans cette reconnaissance, à
une vive curiosité se mêla un sentiment de remords.
« Et votre petite-fille ? demanda-t-il en baissant les yeux d'un
air honteux.
— Elle va mieux qu'elle n'allait la dernière fois que nous nous
sommes vus. La Providence est si bonne pour nous ! »
Il ne se doutait guère, le pauvre Waife, que celui à qui il se
découvrait ainsi était l'auteur du chagrin que lui avait causé
l'enlèvement de Sophie. Il ne comprenait pas la rougeur de l'étu-
diant, ni son air embarrassé.
« Oui, monsieur, poursuivit-il, nous venons de nous fixer
dans ce voisinage. J'ai un joU cottage, là-bas, sur la lisière du
village et près des palissades du parc. Je vous ai reconnu tout
186 REVUE BRITANNIQUE.
de suite ; et, en vous entendant déclamer tout à Theure, je me
suis rappelé que, la dernière fois que nous nous sommes vus,
vous m'avez dit que votre vocation serait l'Eglise, sans cette dif-
ficulté de prononciation ; et je pensais tout à l'heure en moi-
même : Ce ne serait pas une mauvaise idée que ces cailloux, s'il
avait la prononciation grasse ; mais il ne l'a pas. Et je suis per-
suadé, monsieur, que le véritable défaut de Démosthène, que
vous imitiez, je le présume, était qu'il parlait du nez.
-T- Qu'il parlait du nez ? dit l'étudiant. Je ne savais pas cela !
— et moi?...
— Et vous, vous voulez parler sans poumons, — c'est-à-dire
sans air dans vos poumons. Vous ne fumez pas, j'imagine?
— Non, certainement.
— Il faut apprendre, — il faut parler entre deux bouffées de
pipe. Tout ce dont vous avez besoin, c'est du temps ; — du
temps pour calmer les nerfs, du temps pour penser, du temps
pour respirer. Aussitôt que vous commencez à bégayer, arrêtez-
vous : remplissez vos poumons, comme ceci, — puis essayez en-
core. Il n'y a qu'un habile homme qui puisse apprendre à écrire,
— c'est-à-dire à composer ; mais tout le monde peut apprendre
à parler. Du courage 1
— Si vous pouvez réellement m'enseigner, répondit Georges
Morley, à qui l'espoir qui s'éveillait en lui faisait oubHer les re-
proches qu'il s'adressait intérieurement pour avoir livré Waife
à Mrs. Crâne, — si vous pouvez m'enseigner, si je puis seule-
ment Y-v-vain-vain — ...
— Doucement, — doucement, — du temps et de l'haleine :
— une bouffée de ma pipe, — c'est cela. Oui, vous pouvez vain-
cre cet obstacle.
— Dans ce cas, vous aurez en moi le meilleur ami qu'homme
ait jamais eu. Tenez, voilà ma main comme gage.
— J'accepte, mais en vous demandant la permission de faire
un changement dans ce contrat. Je n'ai pas besoin d'ami, je ne
mérite pas d'en avoir. Au lieu d'être mon ami, mon protecteur,
soyez celui de ma petite-fille ; et si jamais je vous demande de
maider dans quelque chose qui intéresse son bien-être et sou
bonheur...
— Je vous aiderai, cœur et âme 1 Tout service que je pourrais
qu'en fera-t-il? 187
lui rendre, à elle ou à vous, sera bien peu de chose en comparai-
son de celui que vous m'aurez rendu. Délivrez cette malheureuse
lanpuo do son infirmité, et ni ma pensée ni mon zèle n'hésite-
ront lorsque vous me direz : « Tenez votre promesse. » Je suis
si content de savoir que votre petite-fille est encore avec vous 1 »
Waife parut surpris :
a Est encore avec moi! Pourquoi pas? »
Georges se mordit la langue. Ce n'était pas le moment de faire
sa confession : cette confession aurait pu détruire toute la con-
fiance de Waife en lui. Il la ferait, mais plus tard.
« Quand commençons-nous?
— Tout de suite, si vous voulez. Avez-vous un livre dans votre
poche ?
— J'en ai toujours un.
— Ce n'est pas du grec, j'espère?
— Non. — C'est un volume des sermons de Barrovv. Lord
Chatham recommandait ces sermons à son petit-fils comme des
modèles d'éloquence.
— Très-bien. Voulez-vous me prêter ce volume, monsieur?
Et maintenant, écoutez-moi, — une phrase à la fois, — et prenez
haleine en même temps que moi. "
Les trois pies dressèrent de nouveau les oreilles, et, tout en
écoutant, s'émerveillèrent beaucoup.
CHAPITRE III.
Si l'on pouvait savoir par quelles étranges circonstauces le génie d'un homme est
préparé pour le succès pratique, on trouverait que les articles les plus utiles de
son éducation n'ont jamais figuré sur les mémoires que son père a payés.
Dès la fin de la première leçon, Georges Morley reconnut que
tous les professeurs d'élocution aux soins desquels il avait été
confié- n'étaient que des ignorants en comparaison du vannier.
Waife ne l'embarrassa point de théories scientifiques. Tout ce
que le grand comédien lui demanda, c'était d'observer et d'imiter.
Observation, imitation! la base de tout artl les éléments du gé-
nie en tout genre! non pas, il est vrai, qu'il faille s'arrêter là,
mais c'est par là qu'il faut toujours commencer. Que reste-t-il à
1S8 REVUE BRITANNIQUE.
faire pour perfectionner l'intelligence? Deux choses, — réfléchir,
reproduire. Observation, imitation, réflexion, reproduction, —
voilà ce qui constitue un esprit complet, achevé, capable d'en-
treprendre toute espèce de travail, d'obtenir toute espèce de
succès.
A la fin de cette première leçon, Georges Morley comprit que
sa guérison était possible. Ayant pris rendez-vous pour le lende-
main au même endroit, il s'y rendit en cachette, et ainsi de suite
tous les jours. Au bout d'une semaine, il sentit que la guérison
était à peu près sûre : au bout d'un mois, le progrès était évident.
Il pourrait donc prêcher la parole de l'Evangile! Il est vrai qu'il
ne cessait de s'exercer en particulier. Pas un moment de la jour-
née où cette pensée unique, cet unique but, fussent absents
de son esprit. Il est vrai de dire aussi que, malgré toute sa pa-
tience, malgré tout son travail, la difficulté était encore sérieuse,
et qu'il était possible qu'elle ne fût j amais complètement surmon-
tée. Une précipitation nerveuse, — la rapidité de l'action, — la
violence de la passion, ramenaient, pouvaient toujours, dans les
moments où il n'était pas sur ses gardes, ramener le manque
d'haleine, le vide des poumons, Tarticulationconvulsive. Mais ces
rechutes, de plus en plus rares, étaient à peine un désavantage.
« Soyez seulement un orateur, disait Waife, et non-seulement
ce ne sera point un désavantage, mais d'un défaut vous ferez
une beauté. »
Aussi, plein d'une juste confiance dans la réahsation de
l'objet de tous ses vœux, le jeune savant éprouva pour Waife une
immense reconnaissance. Et ayant fini par le voir tous les jours
à son propre cottage, — les couleurs de Sophie étaient revenues à
ses joues et le sourire sur ses lèvres ; la jeune fille s'occupait de
ses légers travaux de fantaisie, assise auprès du fauteuil de son
grand-père, qui l'amusait par des contes de fées, contenant peut-
être de précieuses vérités, — en voyant ainsi Waife, disons-nous,
il associa à sa reconnaissance un étrange sentiment de délica-
tesse respectueuse. Il ne connaissait rien du passé de cet homme ;
sa raison pouvait admettre qu'il y avait quelque chose de mysté-
rieux et de suspect dans des conditions d'existence tellement en
désaccord avec les talents surnaturels et acquis de ce singuher
vannier. Mais il rougissait de penser qu'il eût jamais attribué à
qu'en fera-t-il? 189
un cerveau fêlé, à une intelligence en désordre les excentricités
d'une joyeuse fantaisie, — qu'il eût prêté les mains à des dé-
marches qui avaient pour objet de séparer une vieillesse si inno-
cente et si gaie d'une enfance si bien protégée et répondant à
cette protection par de si tendres soins. Et je suis sûr que, si
le monde entier s'était levé pour signaler avec le geste du mépris
ce pauvre estropié borgne, Georges Morley, le gentilhomme de
haute naissance, le savant accompli, l'ecclésiastique à la répu-
tation sans tache, lui aurait offert son bras pour s'appuyer, et
aurait marché sans honte à ses côtés.
CHAPITRE IV.
Pour bien juger le caractère humain , il suffit quelquefois d'avoir tres-peu
d'expérience, pourvu qu'on ait le cœur très-large.
Numa Pompilius ne cacha pas plus soigneusement les leçons
qu'il recevait d'Egérie, que Georges Morley celles qu'il recevait
du vannier. Ce désir du secret était, en effet, bien naturel : —
c'eût été un sujet de jolis commentaires si Humberston avait su
que son futur recteur apprenait d'un vieux vannier l'art de dé-
biter ses sermons I Mais sa discrétion avait un rnotif plus noble
et plus impérieux, — son honneur y était engagé. Waife avait
exigé de lui la promesse qu'il considérerait leurs rapports comme
strictement privés et confidentiels.
« C'est dans mon intérêt que je vous demande cela, lui avait-il
dit franchement, quoique je pusse dire que c'est aussi dans le
vôtre. »
Georges donna sa parole, et se trouva lié. Heureusement, lady
Montfort, ayant quitté le château le lendemain même du jour
où il avait rencontré pour la première fois le vannier, et ayant
écrit depuis qu'elle ne reviendrait que dans quelques semaines,
Georges Morley put profiter de l'invitation générale que lui avait
faite le marquis de s'établir au château de Montfort toutes les
fois qu'il viendrait dans les environs, — ce que les convenances
du monde ne lui eussent pas permis de faire tandis que lady
Montfort s'y trouvait seule. Il s'installa donc dans un coin
190 REVUE BRITANNIQUE.
du vaste palais et put facilement, et aussi souvent qu'il lui plai-
sait, traverser sans être vu les solitudes du parc, gagner la pièce
d'eau ou aller de là, en flânant à travers le bois, jusqu'au cottage
de Waife qui touchait aux palissades du parc, solitaire, isolé,
hors de la vue du village voisin. Ayant ainsi le château tout à lui,
Georges ne fut mis en contact avec personne devantqui il eût pu,
dans un moment d'oubli, laisser même échapper un mot sur sa
nouvelle connaissance, — à l'exception du ministre de la pa-
roisse, digne homme, qui vivait dans une retraite à peu près
absolue, avec un modeste traitement. Le marquis était le posses-
seur laïque du bénéfice sécularisé : ce bénéfice n'était donc
qu'une très-pauvre cure, qu'on n'aurait pu offrir à un Vipont,
ni au précepteur d'un Vipont, et qui ne pouvait convenir qu'à
un brave homme, de goûts fort paisibles et forcé de vivre très-
retiré. Georges le voyait trop peu pour trahir ses secrets de-
vant lui, ou pour en tirer des renseignements. Il sut par lui
cependant, d'une manière tout à fait incidente, que Waife était
venu quelques mois auparavant dans le village, oij il avait offert
à l'agent du marquis de prendre à bail le cottage et l'oseraie
qu'il occupait actuellement; qu'il s'était présenté comme ayant
connu un vieux vannier qui y avait demeuré il y a bien des an-
nées, et de qui il avait appris ce métier. Comme il offrait un
prix plus avantageux que l'agent ne pouvait en obtenir ailleurs,
et comme l'agent désirait se faire un mérite auprès de M. Carr
Vipont d'avoir amélioré la propriété en y faisant revivre une in-
dustrie qui y était tombée en désuétude, le marché avait été
provisoirement conclu, à la condition que le candidat, n'étant
pas connu dans l'endroit, fournirait une recommandation sa-
tisfaisante. Waife était parti, en disant qu il reviendrait bientôt
avec le certificat exigé. Le pauvre homme, comme on sait, comp-
tait alors sur un mot favorable de M. Hartopp. Plusieurs mois,
cependant, s'étaient passés sans qu'il revînt. Dans cet intervalle,
on avait eu besoin du cottage pour y loger momentanément un
garde-chasse dont la maison était en réparation, de sorte qu'il
était heureusement resté à louer. Waife, en revenant accompa-
gné de sa petite-fille, avait adressé l'agent pour prendre des
renseignements à un homme dafi'aires respectable, demeurant
à Londres dans le quartier de Bloomsbury; celui-ci avait écrit
qu'en fera-t-il? 191
qu'une dame, qui était en ce moment sur le continent, et pour
laquelle il était chargé cVadministrcr divers immeubles qui con-
stituaient une bonne partie de sa fortune, Tavait autorisé non-
seulement à déclarer que Waife était un homme fort intelligent,
capable de bien faire tout ce qu'il entreprendrait, mais à garantir
aussi, s'il était nécessaire, le payement exact du loyer de toute ha-
bitation qu'il occuperait. Sur ce, le bail avait été régularisé, et le
vannier installé. Il n'aurait pas trouvé un débit suffisant de ses
paniers dans le voisinage immédiat ; mais il travaillait si bien,
quelquefois même avec tant d'élégance et de goût, qu'il n'avait
pas eu de peine à s'arranger avec un marchand en gros (non pas
d'Humberston, mais d'une ville plus éloignée et encore plus flo-
rissante, à une vingtaine de milles de distance^ qui lui prenait
autant d'ouvrages de ce genre qu'il en pouvait fournir. Chaque
semaine, le voiturier emportait sa marchandise et rapportait
l'argent ; les bénéfices suffisaient largement à l'entretien de
Waife et de Sophie ; — il leur restait encore un excédant, après
avoir mis de côté la somme destinée à faire face au loyer. En-
fin, le cottage du vannier étant tout à fait à l'extrémité d'un
village assez éparpillé et qui n'était habité que par des cultiva-
teurs, on ne connaissait guère sa manière de vivre et on ne s'en
occupait pas davantage. Il paraissait être un homme inofïensif
et laborieux; — jamais au cabaret, mais tous les dimanches à
l'église dans son coin, avec sa petite-fille proprement habillée ;
— homme honnête aussi et de manières convenables, qui por-
tait la main à son chapeau en passant devant l'agent, et se dé-
couvrait en passant devant le curé.
On supposait que le vannier avait passé une partie de .sa vie
dans les pays étrangers : cette idée était justifiée en partie par
des habitudes de sobriété qui n'étaient pas tout à fait nationales,
en partie par quelque chose dans son air et ses manières qui,
sans être au-dessus de sa profession, ne paraissait cependant
pas en. parfaite harmonie avec cette profession si humble, —
quelque chose d'étranger en un mot, — mais surtout par cette
circonstance qu'il avait reçu, depuis son arrivée, deux lettres
marquées d un timbre de poste étranger. Cette idée n'avait pas
nui au vieillard; elle laissait supposer qu'il avait probablement
survécu à tous les amis qu'il avait laissés en Angleterre, et qu'à
192 REVUE BRITANNIQUE.
son retour, suffisamment fatigué de ses pérégrinations, il avait été
heureux de reposer sa tête dans un coin quelconque de sa patrie,
où il pût trouver un abri tranquille et s'assurer une honnête
existence au moyen d'un travail facile.
Georges, quoique naturellement curieux de savoir quel avait
été le résultat de la communication qu'il avait faite à Mrs. Crâne,
— si elle avait mené à la découverte de Waife ou si elle lui avait
occasionné quelque ennui, s'était cependant abstenu jusqu'alors
d'aborder un sujet qui l'aurait exposé à faire un aveu assez em-
barrassant de son intervention officieuse, et qui pourrait lui don-
ner l'air de s'immiscer d'une manière indirecte et peu délicate
dans des affaires de famille d'une nature pénible. Mais, un beau
jour, il reçut une lettre de son père, qui le jeta dans un grand
trouble, et le décida à aborder la question et à s'expliquer fran-
chement avec son précepteur. Dans cette lettre, M. Morley, le
père, racontait incidemment, parmi d'autres bribes de nouvelles
locales, qu'il avait vu M. Hartopp, lequel n'était pas tout à fait
dans son assiette ordinaire, son bon cœur n'étant pas encore re-
mis de l'émotion qu'il avait éprouvée d'avoir été abominable-
ment mis dedans par un imposteur qu'il avait pris en affection,
et à la découverte duquel lui, Georges, avait providentiellement
contribué (le père faisait ici allusion à ce que Georges lui avait
raconté de sa première rencontre avec AVaife et de sa visite à
Mrs. Crâne). Le susdit imposteur, à ce qu'il paraît, d'après les
paroles échappées à M. Hartopp, n'était pas un original, comme
Georges avait été porté à le penser, mais un fort mauvais sujet.
« Un si mauvais sujet, ajoutait M. Morley père, que M. Har-
topp fut trop content de remettre à ses protecteurs naturels l'en-
fant que cet homme paraît avoir enlevée ; et je soupçonne,
d'après ce qu'a dit M. Hartopp, bien qu'il n'aime pas à convenir
qu'il ait été mis dedans d'une façon si grossière, je soupçonne qu'il
avait réellement présenté à ses concitoyens et admis dans son
intimité un véritable gibier de pénitentiaire, — probablement un
voleur de profession. Quel bonheur pour ce bon, cet excellent
Jos Hartopp, qui n'a que le défaut d'avoir la tête un peu faible et
qu'il est positivement aussi inhumain de tromper que s'il était
idiot de naissance, quel bonheur, dis-je, que la dame que vous
avez vue soit arrivée h temps pour éventer les pièges tendus à sa
qu'en fera-t-il? 193
trop bienveillante crédulité! Sans cela, Jos aurait été capable de
recevoir ce drôle chez lui (c'est bien dans son genre), et de se faire
voler, peut-être assassiner, — Dieu sait! »
Incrédule et indigné, impatient en même temps d'avoir le
moyen de défendre la réputation de son ami, Georges saisit son
chapeau et se dirigea à grands pas vers le sentier qui conduisait
au cottage du vannier. En arrivant au bord de l'eau, il aperçut
Waife lui-même, assis sur un banc de mousse, sous une épine
noueuse, aux formes fantastiques, suivant des yeux un daim
qui venait boire, et sifflant un air doux et mélodieux, — Tair
d'une vieille chanson anglaise. Le daim leva la tête hors de
l'eau, et tourna ses grands yeux brillants vers la rive opposée,
d'où venaient les sons, — écoutant avec attention. Comme les
pas de Georges faisaient craquer le thym sauvage qui croissait
à l'ombre de l'épine, — « Silence! dit Waife, et voyez comme
le son musical le plus grossier produit de l'effet sur les bêtes . »
Il recommença à siffler, — cette fois un air plus vif, plus
bruyant, plus sauvage, — un air de chasse. Le daim se retourna
vivement, inquiet, agité, rejeta sa tête en arrière, et s'éloigna en
bondissant à travers la fougère. Waife changea encore une fois
la clef de sa musique primitive, et flt entendre une sorte de bra-
mement mélancolique, comme le bramement même d'un cerf
en peine, mais adouci et plus tendre. Le daim s'arrêta, et, at-
tiré par l'imitation, revint vers l'eau lentement et d'un pas ma-
jestueux.
« Je ne crois pas, reprit Waife, que l'histoire d'Orphée char-
mant les bêtes soit une fable, — le croyez-vous, monsieur? Les
lapins d'ici me connaissent déjà ; et si j'avais seulement un vio-
lon, je parierais me faire un ami de ce rat d'eau si réservé et si
peu sociable, avec qui Sir Isaac cherche vainement en ce moment
à faire une connaissance forcée. L'homme commet une grande
erreur en ne cultivant pas des rapports plus intimes et plus
amiables avec les autres branches de la grande famille des habi-
tants de la terre. Il en est peu qui ne soient pas plus amusants
que nous, — et c'est naturel, car ils n'ont pas nos soucis. Et
une telle variété de caractères, aussi, là où l'on s'attendrait le
moins à la rencontrer !
Georges Morley. Vous avez raison : Cowper remarquait dans
8* SÉRIF.. — TOME V. 1.3
194 REVUE BRITANNIQUE.
ses lièvres favoris des différences de caractère très -pronon-
cées.
Waife. Des lièvres ! Je suis sûr qu'il n'y a pas (|eux mouches
sur une vitre, deux vairons dans cette eau, qui ne nous présen-
tent des points de contraste intéressants pn fait d'humeur et
de caractères. Si les mouches et les vairons pouvaient seule-
ment battre monnaie, ou établir une manufacture, — imaginer,
en un mot, quelque objet de vente ou d'achat qui offrît quelque
attrait à l'intelligence ou à l'esprit entreprenant de la race
anglo-saxonne, — il va sans dire que nous aurions bientôt
noué des relations diplomatiques avec eux, et que nos dépêches
et nos journaux nous auraient fait connaître dans le plus grar^d
détail le caractère et le goût de leurs principaux personnages.
Mais, lorsque l'homme n'a pas d'intérêts pécuniaires ou d'am-
bition en jeu avec une classe quelconque de créatures, les in-
formations qu'il possède sur leur compte sont extrêmemept
confuses et superficielles. Les meilleurs naturalistes ne sont que
des généralisateurs, qui croient avoir fait beaucoup lorsqu'ils
ont classifié une espèce. Q(iq saurions-nous du genre humain,
si nous n'avions que la définition de l'homme par un naturaliste?
Nous ne connaissons le genre humain qu'en démolissant la clas-
sification et en étudiant chaque homme cppame une classe ep
lui-même. Comparez Buffon avec Shakspeare ! Hélas I monsieui,
n'aurons-nous jamais un Shakspeare pour les mouches et les
vairons?
Georges Morley. Avec tout le respect dû aux vairons et aux
mouches, si nous trouvions un autre Shakspeare, il pourrait
être plus utilement employé à choisir, comme son prédécesseur,
des individualités parmi les classifications de l'homme.
Waife. Vous le croyez, parce que vous êtes vous-même un
homme : une mouche pourrait être d'une opinion différente.
Mais permettez-moi, au moins, de douter qu'un semblable in-
vestigateur fût plus utilement employé pour son propre bonheur,
tout en reconnaissant qu'il le serait pour votre amusement in-
tellectuel et vos intérêts sociaux. Ce pauvre Shakspeare, comme
il a dû souffrir!
Georges Morley. Vous voulez dire qu'il a dû être torturé par
les passions qu'il décrit, meurtri par son frottement avec les
ou EN FERA-T-I^// \^\
copurs qu'il di^sèqup. Cela n'est pas nécessaire au génie. Le jugf}
sur sou siège, récapitulant les dépositions des témoins et adres-
sant ses inslriictions au jury, n'a nullement besoin d'avoir par-
tagé les tentations ou d'avoir eu laconnaiss^pce personnelle des
actes du prisonnier mis en jugement. Et ceppuçîar^t, combien son
analyse peut être profonde !
— ?ion ! non I s'écria rude^iient Waifp- Yptre exemple détruit
yotre raisonnement. Le juge np cqnnaît rien du prisonnier 1 II
y a, d'un côté, les faits; ç^c l'autre, la loi. C'est sur cela qu'il
généralise, c'est d'après cela qu'il juge, — bien ou mal. Mais
4e l'individu en jugempnt, du monde, —du monde terrible qui
s'agite dans le cœur de cet individu, — je le répète, il n'en con-
naît rien ! S'il les connaissait, la loi et les faits pourraient dis-
paraître à ses yeux, — Ic^ justice humaine pourrait être paralysée.
Holà 1 qu'on a^^ièi\e à la Ijarre pet ptrçingeY à la n^inp suspectp,
au teint basané, — écoutez l'accusation, — écoutez les déposi-
tions des témoins. Le misérablel rinfâme 1 c'est un assassin,
— un lâche assassin ! il a étouffé de ses propres mains une
pauvre femme sans défense 1 A la potence 1 à lapotence 1 « Dou-
cement, dit le poète, en soulevant le voile qui cache le coeur
de l'assassip, — c'est Othello le Maure? » Quel jury osera main-
tenant déclarer cet accusé coupable? quel juge osera se couvrir
de la toque noire? qui criera maintenant : <t A la potence 1 à la
potence? »
Ce fut avec une telle véhémence, une telle vérité 4'acçent que
le comédien fit entendre cette tirade passionnée, que son audi-
teur ne put se Refendre d'un mouvement de terreur semblable à
celle que le Maure de Shakspeare, convaincu, soulève autour
de lui à la lin du drame sublime dont il est le héros . Sir Isaac lui-
même tressaillit, et, abandonnant la poursuite inutile du rat
d'eau, il fit entendre un faible aboiement, s'approcha de son
maître et le regarda en face avec une curiosité solennelle.
« Vaife, reprenanl le ton de la conversation. Pourquoi éprou-
vons-nous plus de sympathie pour ceux qui sont au-dessus de
nous que pour peux qui sont au-dessous? pour les chagrins d'un
roi que pou?: ceux d'un mendiant? Pourquoi Sir Isaac éprouve-
t-il plus de sympathie pour moi que je ne saurais (quoiqu'il puisse
être tourmenté par ce rat d'eau) en éprouver pour lui ? — Quelle
196 REVUE BRITANNIQUE.
qu'en soit la cause, voyez-y du moins, monsieur Morley, une
raison pour laquelle une pauvre créature comme moi croit mieux
employer son temps à cultiver Tintimité des bêtes qu'à pour-
suivre l'étude des hommes. Parmi les hommes, tous sont trop
élevés pour sympathiser avec moi ; mais, parmi les bêtes, j'ai
eu deux amis qui ne m'ont jamais fait de mal et ne m'ont jamais
trahi : l'un estSirlsaac, l'autre était Wamba. Wamba, monsieur,
originaire d'une contrée éloignée du globe (l'Europe civilisée
n'est pas assez grande pour fournir deux amis à un homme),
Wamba était moins heureusement doué par la nature, moins
raffiné par l'éducation que Sir Isaac ; mais c'était un compagnon
sûr, et en qui je pouvais avoir toute confiance. Wamba, mon-
sieur, était — une sarigue.
Georges Morley. Hélas I mon cher monsieur Waife, je crains
que vous n'ayez beaucoup à vous plaindre des hommes.
Waife. Je n'ai pas le droit de me plaindre. J'ai eu moi-même
de grands torts envers moi. Quand un homme est son propre
ennemi, il ne doit pas s'attendre à ce que les autres soient ses
bienfaiteurs.
Georges Morley, avec émotion. Ecoulez. J'ai une confession à
vous faire. Je crains de vous avoir fait tort, en voulant officieu-
sement vous rendre service. »
Il se hâta alors de raconter les détails de son entrevue avec
Mrs. Crâne. En terminant ce récit, il ajouta :
« Lorsque je vous retrouvai ici et que j'appris que Sophie
était avec vous, j'éprouvai un inexprimable soulagement. Il était
clair, pensai-je, que l'enfant avait été laissée sous votre garde,
soit que vous eussiez prouvé que vous n'étiez pas la personne
que l'on cherchait, soit que les affaires de famille dont il était
question eussent été expliquées et arrangées de telle sorte que
mon intervention n'avait eu pour vous aucune conséquence
fâcheuse. Mais je rerois aujourd'hui une lettre de mon père qui
me tourmente beaucoup . Il paraît que les personnes dont il s'agit
ont été à Gatesborough, et vous ont diffamé auprès de M. Har-
topp. Je ne vous demande, comprenez-moi bien, aucune con-
fidence que vous puissiez avoir quelque répugnance à me faire ;
mais si vous voulez me fournir le moyen de réfuter des alléga-
tions que je considère, — sans que vous ayez besoin de me don-
qu'en fera-t-il? 197
ner aucune assuiauce à cet égard, — comme injustes et calom-
nieuses, je n'aurai pas de repos que je n'aie accompli celte tâche
et rétabli votre réputation.
Waife, (l'un ton calme, mais abattu. Je vous remercie de tout
mon cœur, — mais il n'y a rien à faire. Je suis bien aise que
cette question n'ait pas été soulevée entre nous avant que le léger
service que j'ai pu vous rendre, monsieur Morley, ait été à peu
près complet. C'eût été dommage que vous eussiez été obligé de
rompre toute communication avec un homme d'une réputation
suspecte , avant d'avoir appris à diriger ces moyens naturels
qui vous permettront plus tard d'exhorter de plus grands pé-
cheurs que moi. — Ne m'interrompez pas, monsieur 1 Vous
comprenez que, maintenant du moins, je suis un vieillard inof-
fensif, travaillant pour gagner un humble salaire. Vous ne ré-
péterez pas ici ce que vous avez pu, ce que vous pourrez encore
entendre dire contre ma vie passée ! Vous ne nous obligerez
pas , moi et ma petite- fille , à abandonner cette obscure re«
traite pour aller encore une fois affronter un monde avec lequel
nous n'avons pas la force de lutter ! Persuadé que telles ne sont
pas vos intentions, il ne me reste plus qu'à vous dire : Adieu,
monsieur !
— Je mériterais de perdre tout à fait la p-p-parole, s'écria
Georges Morley, respirant convulsivement et bégayant terrible-
ment, en saisissant fermement Waife par le bras, si je me per-
mettais, — per-per-per-...
— Une 1 deux 1 ne vous pressez pas, monsieur ! » dit le co-
médien avec douceur.
Et il se rassit patiemment sur le banc de mousse.
Georges se jeta à côté de lui, et, avec la noble tendresse
d'une nature aussi chevaleresquement chrétienne que le ciel ait
jamais donnée à un prêtre , il appuya ses mains jointes sur
l'épaule de Waife, et, le regardant en face et de très-près, il lui
dit lentement, posément, sans la moindre hésitation :
« Vous ne savez pas ce que vous avez fait pour moi. Vous
m'avez donné un foyer domestique et une carrière, — la femme
dont je n'aurais pu, sans vous, solliciter la main, — la vocation
divine sur laquelle reposaient toutes mes espérances ici-bas. ?ye
croyez pas que ce soient là des obhgations dont on puisse faci-
198 REVllE BRITANNIQUE.
letiaent se dégager. Si les circonstances ne rnè permettent pas de
désabuser les autres d'impressions qui vous sont défavorables,
ne croyez pas que ces fausses impressions puissent altérer eii
rien ma reconnaissance, — mon respect pour vous 1
Waife. Pardon, monsieur ; mais cela ne saurait être autre-
ment. Ces impressions n'altéreront iieut-être pas votre recdii-
naissance exagérée pour un service qu'il ne faut pas mesurer
par ses effets sur vous, mais par le peu de peine qu'il m'a coûté ;
peut-être pas votre reconnaissance, dis-je, — mais votre respect,
oui.
Georges Morley. Encore une fois, je vous répète que non 1
Vous figurez-vous donc que je ne puisse juger de la nature d'un
homme, sans le sommer de me confier tous les secrets, — toutes
les erreurs, si vous l'aimez mieux, — de sa vie passée? Est-ce
que la mission à laquelle je puis maintenant me considérer
comme voué ne me donnera pas 1 o pouvoir, ne m'imposera pas
le devoir d'absoudre tous ceux qui se repentent sincèrement et
qui croient sans feinte ? Ah ! monsieur Waife ! si vous avez ja-
dis péché, ne vous repentez-vous pas? et que de fois j'ai pu re-
connaître, à quelque douce phrase échappée de vos lèvres lorsque
vous y songiez le moins, que vous avez réellement la foi ! Est-ce
que je ne pourrais pas, si j'étais en ce moment revêtu de l'au-
torité sacrée, vous absoudre comme prêtre? Et croyez-tbus qu'en
attendant j'ose vous juger comme homme ? Moi, — nouvelle re-
crue de la vie, préservé jusqu'ici de la tentation par les soins de
ma famille et les faveurs de la fortune, — moi, juger, et juger
sévèrement, le vétéran aux cheveux gris, fatigué de là marche,
blessé dans la bataille !
— Vous êtes un noble cœur, répondit Waife, fort ému; et,
— souvenez-vous de ce que je vous dis, — vous vivrez pour
porter, comme une robe d'honneur, le manteau de la charité.
Mais, écoutez-moi, monsieur 1 M. Hartopp aussi est un homme
extrêmement charitable, bienveillant, et très-lin, avec toute sa
simplicité. Cepend.lnt M. Hartopp, aptes avoir écouté la dénon-
ciation qu'on lui fit contre moi, jugea que je ne devais pas
conserver ma petite-fille ; il livra le dépôt que je lui avais
confié, et il m'aurait donné l'aumône, sans doute, si je la
lui avai$ demandée, — mais pas sa main. Otez les vôtres de
qu'en fera-t-il? 199
mon épaule, monsieur, pour n'être plas souille par le contact. »
Georges retira ses mains de Tépaulè du vagabond, mais ce
fut pour saisir la main qui lui faisait signe de les écarter, et qui
s'agitait pour échapper à leur étreinte.
« Vous êtes innocent 1 vous êtes innocent ! Pardonnez-moi de
vous avoir parlé de repentir, comme si vous eussiez été coupa-
ble. Je seiis que vous êtes innocent, — je le sens à mon propre
cœur. Vous détournez la télé l Je vous défie de dire que vous
soyez coupable de ce dont vous avez été accusé, de ce qui a obs-
curci votre bonne réputation , de ce que M. Hartopp a cru à
votre détriment Regardez-moi en face, et dites : Je ne suis pas
innocent, on ne m'a pas calomnié. »
Waife resta muet, — immobile.
Le jeune homme avait toutes les qualités du cœur sans les-
quelles il n y eut jamais un grand orateur, un grand prédica-
teur, — ces qualités qui saisissent de prime abord les résultats
d'une argumentation et qui arrivent d'un seul bond au but d'un
raiisonnement étudié, — mais ces qualités n'avaient pas encore
été mises à l'épreuve ; il lâcha la main de >Yaife, se leva, et, se
posant en face du vieillard, qui était resté assis, le visage dé-
tourné, les yeux baissés, la poitrine haletante, il lui dit, avec
Jiàuteur :
« Oubliez que je serai bientôt peut-être le ministre chrétien
qui doit approcher son oreille des lèvres de la honte et du crime,
— celui dont aucun contact mortel ne peut souiller la main,
lorsqu'elle montre le ciel, — celui dont le poste le plus sublime
est à côté du pécheur. Ne me considérez en ce moment que
comme homme et comme gentleman. Voyez, je vous tends cette
main. Si, comme homme et comme gentleman, vous avez fait
ce qui, — si l'on pouvait lire dans tous les cœurs, connaître
tous les secrets, substituer aux jugements humains l'omni-
science divine, — vous défend de prendre cette main, — dans
ce cas repoussez-la, — éloignez-vous, — nous nous séparons !
Mais si vous n'avez rien de semblable sur la conscience, —
bien que vous vous soumettiez à l'accusation, — dans ce
CAS, au nom de la Vérité, comme homme et comme gentle-
man parlant à un homme et à un gentleman, je vous ordonne
de prendre cette main droite , et, au nom de cet Honneur qui
200 REVUE BRITANNIQUE.
n'admet pas de tergiversation, je vous défends de désobéir! »
Le vagabond se leva, comme un mort à l'évocation d"un ma-
gicien, — prit, comme par un mouvement irrésistible, la main
qu'on lui tendait, et le jeune homme, transporté de joie, se jeta
sur son sein, l'embrassant comme un fils.
« Vous savez, dit Georges d'une voix tremblante, que la main
que vous venez de prendre ne trahira jamais, — n'abandonnera
jamais. Mais est-elle donc, — est-elle réellement impuissante
pour vous relever et vous remettre à votre place ?
— Impuissante pour cela parmi les gens de votre classe, ré-
pondit >Yaife, d'une voix plus tremblante encore: tous les rois
de la terre ne seraient pas assez forts pour relever un nom qui
a été traîné dans la boue. Apprenez qu'il m'est non-seulement
impossible de me justifier, mais qu'il m'est également impos-
sible de confier à un être mortel un seul moyen de défense, si je
suis innocent, — un seul motif d'atténuation, si je suis coupable.
Après cette déclaration, et en vous suppliant de considérer qu'il
y aura plusd'indalgence de votre part à me condamner qu'à me
questionner, — car ces questions sont pour moi une torture, —
je ne puis repousser votre pitié ; mais ce serait une dérision que
de m'offrir votre respect 1
— Comment ! ne pas respecter un courage que la calomnie
ne peut abattre ! Ce courage serait-il possible si vous ne vous re-
posiez avec calme dans la certitude que les faux témoins ne sau-
raient tromper le Juge éternel ? Vous respecter ! oui , — parce
que je vous ai vu heureux malgré les hommes, et que j'en con-
clus que le nuage qui pèse sur vous n'est pas la colère du ciel.
— Ah ! s'écria Waife, les larmes aux yeux, et il n'y a pas une
heure que je plaisantais aux dépens de l'amitié humaine, — que
j'exhalais ma bile contre mes semblables ! et maintenant, —
maintenant... Ah ! monsieur, la Providence est si bonne pour
moi ! et, poursuivit-il en essuyant ses larmes et laissant jouer
encore une fois autour de sa bouche son sourire malin..., si
bonne justement là où la desobligeance m'avait été le plus sen-
sible. C'est vrai ; — vous avez rais sur mes traces la femme qui
m'enleva ma petitc-fillc, — qui mo perdit dans Testime de ce
bon M. Ilartopp. Eh bien î voyez-vous, ma chère petite Sophie
m'est rendue; nous occupons l'habitation que je désirais par-
qu'en fera-t-il? 201
dessus tout ; et cette femme, — oui, je puis du moins vous laisser
pénélrer jusque-là dans mes secrets, afin que vous ne vous re-
prochiez point de Tavoir envoyée à Gatesborough, — cette
même femme connaît ma retraite; — c'est elle qui m"a procuré
les recommandations nécessaires pour en obtenir possession ;
c'est elle quia affranchi ma petite-llUe d'un odieux engagement
que je n'avais pas de moyen légal pour annuler; et, dans le cas
oii de nouvelles persécutions viendraient menacer notre repos,
c'est encore elle qui veillera, qui nous avertira, qui nous vien-
dra en aide. Si vous me demandez comment un pareil change-
ment s'est opéré en elle, — comment, lorsque nous avions
abandonné tout espoir des vertes prairies, croyant ne pouvoir
échapper à ceux qui nous poursuivaient que dans le tumulte
d'une grande ville, nous y fûmes découverts, quoique je me
fusse assez bien déguisé, et que l'enfant et le chien ne se fussent
jamais montrés hors des quatre murs du galetas dans lequel je
les cachais, — si vous me demandez, dis-je, comment cette
femme, d'ennemie impitoyable qu'elle était, a été transformée
tout à coup en une gardienne protectrice, tout ce que je puis
vous répondre, c'est que ce n'est par aucun artifice ou moyen
persuasif, employé par moi. La Providence a amolli son cœur et
Fa disposé à la bienveillance, au moment même oii aucune
autre intervention au monde ne pouvait nous sauver de... de...
— N'en dites pas davantage, — je devine ! Le papier que cette
femme me montra était un pouvoir en règle, qui autorisait à
remettre votre pauvre petite Sophie entre les mains de son père.
Je devine : vous ne voulez, devant moi, rien dire contre ce père,
et pourtant vous voudriez soustraire cette enfant à une pro-
tection dangereuse. N'en dites pas davantage... Et cette pai-
sible retraite, votre humble occupation, vous contentent réel-
lement ?
— Ah ! si une pareille existence pouvait seulement durer 1
Sophie -est si bien portante, si gaie, si heureuse 1 Ne l'avez-
vous pas entendue chanter l'autre jour ? Elle ne chantait jamais
auparavant. Mais il n'y avait pas huit jours que nous étions ici,
quelle s'est mise à chanter, comme un oiseau, sans avoir rien
appris. Cependant, si quelques mauvais rapports contre moi
venaient jusqu'ici de Gatesborough ou d'ailleurs, on nous
202 REVtJE BRITANNIQUE.
chasserait, et itidri oiseau perdrait sa voix ; — Sophie ne chan
térait plus.
— Ne craignez pas que la malveillance vous chasse d'ici.
tâdy Montfort, vous le savez, est ma cousine ; mais vous ne sa-
vez pas, — peu de personnes savent— combien elle a le cœur
bon et généreux. Je liiî parlerai de vous. . . Oh ! n'ayez pas peur !
elle me croira sur parole, lorsqiie je lui dirai : C'est un bravé
homme ; » et, si elle en demande davantage, il suffira de lui dire :
« Ceux qui ont connu de ineilleurs jours n'aiment pas parler da
« passé à des étrangers. »
— Je vous reÈbercie bien sincèrement, dit Waife d'un air
soulagé ; — mais encore une faveur : — si vous avez vu dan»
le dbcumént qii'on vous a rfiontré, ou si vous avez conservé
dans votre mémoire le nom de... de la personne qui est auto-
risée à réclamer Sophie comme son enfant, ne prononcez pas ce
nom devant lady Montfort. Je ne suis pas sûr qu'elle l'ait jamais
entendu; mais cela se pourrait, et... et... »
Il s'arrêta uti moment et parut réfléchir ; puis il poursuivit,
laissant sa phrase inachevée :
« tdus êtes si bon poiit iiibli, monsieur Morley, que je désire
vous témoignel" autant de confiance qîié je le puis. Je suis déjà
vietix, comme vous le voyez, et mon objet principal est de pro-
curer à Sophie un appui pour me remplacer quand je n'y serai
plus, — uii apptii dans' son propre sëxè, monsieur. Ah ! vous
ne saiiriei: vous figurer combien il me tarde de voir cette enfant
sous la sainte protection d'une femme ! Peut-être que si lady
Mbntfdrt voyait nia jolie Sophie, elle là prendrai! en affection.
Ah ! si cela pôtivait être 1 — si cela pôuvàîi être ( Sophie, d'ail-
leuh, ajoula-t-il avec orgueil, a droit au respect. Elle n'est pas
coinmë moi : tout bouge est bon pour tnoi ; — mais pour ellel
Savez- vous que j'avais conçu cet espoir ? — que cet espoir aida
à me raraénor ici lorsque, il y à déjà plusieurs mois, j'étais à
Humberston, cherchant le moyen de ravoir ma Sophie, et que je
Vi^, •^— quoi(^ue {avec un léger jeu dès muscles de ses lèrrbs) je
fusse èensé ne rien voir en ce morhent, — la sollicitude de lady
Montfort pour un vieil imposteur aveugle qui cherchait à sauver
son chien de dessous les roues de sa voiture . — un chien noir,
monsieur, qiiî s'éteiit fait teindre le poil. Et mon espoir devint
/
/
QU EN FEUA-T-II.? 203
j)lus fort encore lorsque, le premier dimanche où j'assistai au
service du village, je revis, à l'autre bout de l'église, ce beau
visage, — beau comme le clair de lune et comme la mélancolie.
C'est une chose étrange, monsieur, que moi, qui suis naturel-
lement d'une humeur joyeuse et bruyante, moi qui suis mainte-
nant un pauvre fugitif, obligé de se cacher, — je me sente d'au-
tant plus attiré vers une physionomie, que j'y lis davantage les
traces du chagrin. Oui, je me sens moins honteux de ma propre
nullité, — je me sens enhardi à m'approcher et à dire : « Il n'y
n a pas, en définitive, une si grande différence entre nous, car,
« toi aussi, tu as souffert. » D'où vient cela?
Georges Morley. « L'insensé a dit dans son cœur : Dieu
« n'existe pas; mais l'insensé n'a pas dit : La souffrarice n'existe
« pas : » — maxime énergique et profonde, qui nous fait toucher
en quelque sorte la chaîne qui rattache les hommes à leur Père
commun, chaîne qui, en se resserrant, rapproche les enfants
entre eux. — Mais, pour en revenir à votre désir, je ne l'ou-
blierai pas ; et, lorsque ma cousine sera de retour, elle verra
votre Sophie. »>
{La suite en octobre.)
Nous reproduisons, à la suite de notre Chronique de ce mois, une
partie du catalogue de la collection des ouvrages anglais réimprimés
en Allemagne, par la maison Tauchnitz, et dont M. Reinwald, rue
des Saints - Pères , à Paris , est l'actif intermédiaire. Nous ne nous
plaindrons pas que M. Tauchnitz accorde une place si importante aux
romans , puisqu'il n'édite que les meilleurs, entre autres Who.t will
he do vnth it? L'histoire la biographie, la poésie même apportent leur
contingent à cette bibliothèque anglaise, élégante sous le rapport typo-
graphique et d'un format portatif.
PORTEFEUILLE ÉPISTOLAIRE.
AUTOGRAPHES, ETC.
S IP.
Les lettres que nous allons reproduire ce mois-ci n'ont pu pa-
raître le mois dernier, parce qu'elles empiétaient sur des articles
qu'il nous est à peu près impossible de difîérer, soit ceux qui
forment des suites, soit ceux qui perdraient plus tard une partie
de leur intérêt. Notre intention est de comprendre aussi quelque-
fois, dans notre Portefeuille épistolaire , l'indication plus ou
moins détaillée des ventes d'autographes. Déjà, le mois der-
nier, a eu lieu celle de la précieuse collection de feu John Wil-
son Croker, ancien secrétaire de lamirauté, et principal rédac-
teur de la Quarterly Review ^. M. Croker avait été l'éditeur des
piquants Mémoires de lord Hervey sur la cour de Georges IL
Sa collection était riche en autographes de tous les personnages
politiques du dernier siècle, ainsi que des littérateurs de toutes
les époques. Les amateurs ont remarqué entre autres :
— Une lettre de Chatterton à sa mère ;
— Une lettre du fameux Cobbet qui , à la date du 1 6 avril 1800,
écrivait de New-York à William Gifford qu'il était ruiné par les
républicains, et ajoutait : « Le nom de patriote m'est odieux.
« Je suis loin de désespérer de l'avenir. . . J'espère encore attein-
^ Voir la livraison de juillet.
*.Voir dans la livraison d'août ce qu'en disait M. Raike dans son journal anecdo-
lique.
206 REVUE BRITANNIQUE.
« dre au but suprême de mon ambition : une jolie petite chau-
« mière, une voiture à un cheval pour ma femme, et une couple
« de chiens de chasse pour moi. Nous avons tous quelque
« dada. »
— Une lettre d'Hogarth expliquant le sujet de ses gravures
publiées sous le titre de : Tndustrie et oisive lé.
— Une lettre de Caroline Lamb, auteur du roman de Gle-
narvon, et qui joua un rôle dans les premières liaisons de lord
Byron. Elle écrit à M. Croker : « La femme d'un homme que
« vous croyez votre ennemi désire vous voir... Je vous prie de
« ne pas me refuser. »
— Une lettre de lord Byron.
(On a récemment fait commerce de divers autographes de lord
Byron, la plupart falsifiés, et le faussaire, de l'aveu de tous les
correspondants du poète, est parvenu à une imitation parfaite
de son écriture. Une longue note prouve l'authenticité de cette
lettre, adressée en 1813 à M. Croker, secrétaire de l'amirauté,
pour obtenir en faveur du prince Thoslousky un passage gratuit
sur un navire faisant voile pour la Méditerranée.)
— Plusieurs lettres de sir Walter Scott et le manuscrit d'un
des articles fournis par lui à la Quarterly Review.
— Parmi les lettres de grands personnages, il y en avait une de
Louis-Philippe (roi des Français), écrite de Claremont le 1 5 mars
1850, Ipttrp très-amicale et charmante, qui nous fut lue dans
le temps pa^: M. Croker lui-piême, à sa résidence près de Çla^-r
remont.
M. Croker possédait la plus curieuse collection de tous les
documents, pamphlets, lettres, discours, etc., relatifs à la Ré-
volution française. Il av£jit des autographes de presque tous les
hommes qui marquèrent dans cette sanglante époque, sur la-
quelle il publiait volontiers un article tous les ans dans la Qiiar-
terhj Review.
Enfin, la principale richesse de sa bibliothèque était le recueil
de toutes les lettres de Nelson et de lady Hamilton. La tendresse
tldèle du grand amiral anglais pour sa chère Emma a quelque-
PORTEFEUILLP ÉPI^TOI^AIRE. 207
fois rendu indulgents les puritains eux-mêmes. I.e catalogue de
la vente cite quelques fragments de celte correspondance sqijs
laquelle toute biographie de îielsoq serait incomplète, caf Nel-
son n'avait aucun secret pour lady Hamilton qt lui écrivais avec
une familiarité extraordinaire. Qujl était loin de penser que cette
Emma, qu'il recommandait en mourant à son pays, tomberait
un jour daps une te}le it^digeqpe qp'elle vendrait ses lettres
pour ne pas mourir de faim ! — A la date de 1801, 16 février,
nous voyons que Nelson essayait même d'être poëte pour van-
ter son Emma. C'est dans cette lettre qu'il lui disait aussi en
prose : « Vos lettres m'ont rendu heureux aujourd'hui. Je ne
« vous gronderai plus à moins que vous ne commenciez. Je vous
« prie donc de ne plus me gronder. Ma confiance en vous est
« ferme comme un roc e| je suis siir que vous diriez à vos gens
« de chasser à coups de pied le duc de..., s'il osait jamais vous
n faire une visite. Je m'étonne que sir \Yilliam ait pu songer à
« inviter à dîner un pareil misérable, etc. »
A la date du 5 mai 1804, à bord de son vaisseau la Victoire,
Nelson regrette la perte du portrait de lady Hamilton, qui a dû
être trouvé à bord du Swift, capturé par les Français : « Mais,
« ajoute-t-il en guise de consolation, si ce portrait est envoyé à
« Bonaparte, il l'admirera ! »
Dans plusieurs de ces lettres, l'impétueux amiral répète qu'il
lui tarde que |a guerre soit termipée pour vivre heureux et tran-
quille auprès de son Emma.
Nous reviendrons probablement sur le contenu du catalogue
de la vente des collections de M. Croker.
Le 2 de ce mois a eu lieu aussi, après le décès du capitaine
Warrington, une vente d'autographes où figuraient plusieurs
lettres'de généraux français du temps de l'Empire. Yoici la copie
de la lettre que le maréchal Soult écrivait au maréchal Massent,
le 23 floréal an YIII :
« J'ai une jambe cassée et je suis prisonnier de guerre. J'ai
« demandé à pouvoir être transféré à Gênes. Je vous prie de sol-
208 REVUE BRITANNIQUE.
« liciter cette faveur auprès du général Ott, commandant le blo-
« eus.
« Faites-moi envoyer de l'argent, quelques domestiques, du
« linge et du tabac.
« Je vous embrasse,
« SOULT. »
22 floréal an VIII de la République française, une et indivisible.
On sait que, par suite de cette blessure, le maréchal Soult
resta boiteux toute sa vie.
Dans le catalogue de ces autographes, le n° 222 est une lettre
du duc de Berry au même Masséna (prince d'Essling), pour lui
annoncer qu'il lui envoie la décoration du Lis.
Le numéro suivant (n" 223) est une lettre du duc d'Orléans au
comte Walewski, le même sans doute qui est aujourd'hui mi-
nistre des affaires étrangères.
QUELQUES LETTRES DE SYDNEY SMITH * .
Au colonel Fox.
Octobre 1856.
Mon cher Charles ,
Si vous avez jamais prêté quelque attention aux mœurs des
animaux, vous devez savoir que les ânes sont fort habiles à ou-
vrir les barrières. Le seul moyen de les en empêcher, c'est de
faire mettre aux portes deux loquets au lieu d'un. Un homme
a deux mains et peut ouvrir à la fois les deux loquets. Un âne
n'a qu'un museau, et le premier loquet retombe lorsqu'il le
lâche pour soulever le second. Bobus et moi, nous eûmes la
bonne chance de voir la petite Aunty profondément occupée de
ce problème. Elle se promenait, et, au milieu de sa promenade,
elle fut arrêtée par une barrière et ce formidable obstacle. Les
Anes la regardaient faire, et attendaient l'événement. Aunty sou-
leva le premier loquet avec le plus grand succès ; mais le second
l'arrêtait encore : toute triomphante, elle lâche le premierloquet,
1 Voir, sur Sydney Sinilii, 1 ailiclc publié dans les livraisons de juillet l't
août 1857.
PORTEFEUILLE ÉPISTOLAIRE. 209
et se jette sur le second : même succès ; mais, au même instant,
le premier loquet retombe. Deux et trois fois, mêmes essais et
mêmes résultats, à son grand étonnement ; les ânes de braire,
et Aunty de s'éloigner toute confuse jusqu'à ce que, la rappe-
lant avec de grands éclats de rire, Bobus et moi nous lui mon-
trâmes qu'elle avait deux mains, et nous l'encourageâmes à
prouver sa supériorité sur les ânes. Je vous raconte ceci pour
que, lorsque vous verrez cette chère petite Aunty, vous ne fas-
siez pas allusion à ces animaux, car, sur ce sujet, elle est très-
susceptible, et je vous prie aussi de n'en rien dire à lady Mary.
Je désirerais vous voir tous les deux ici l'an prochain.
A vous toujours sincèrement, mon cher Charles,
Sydney Smith.
A la comtesse Grey.
La Haye, vendredi 12 mai 1837.
Chère lady Grey,
Ne venez jamais en Hollande. Si lord Grey vous prie de le
faire, laissez-le prier en vain. Ici, toutes les routes sont pavées;
— auberges sales et plus chères que les plus somptueux hôtels
d'Angleterre ; — pays affreux au delà de toute expression ; —
point d'arbres, si ce n'est des saules ; point de combustible, si
ce n'est de la tourbe, et enfin tous les habitants plus laids que ***.
J'ai eu une légère attaque de goutte; c'est un avertissement
qui me ramènera plus tôt que je ne pensais; ma constitution,
en effet, semble me dire : « Est-ce à un vieux gentleman comme
toi de faire des excursions de touriste et de sortir de ses ha-
bitudes? » Je me suis enveloppé de mon mieux pour le moment,
et je pars demain pour Amsterdam. Je pense me trouver à
Bruxelles le mercredi 17, me dirigeant soit vers ma demeure,
soit vers-le Rhin, suivant comme je me sentirai.
De toutes les choses qu'on nous recommande de voir en Hol-
lande, je n'en trouve que le quart qui vaillent la peined'être vues.
Par exemple, à la Haye (d'oii je vous écris), il n'y a rien qui doive
retenir trois heures un Anglais (qui a tout vu chez lui), et l'on
me conseillait pourtant d'y rester trois jours. Ce qu'il y a de
8' SÉRIE.— TOME V. 14
210 REVUE BRITANNIQUE.
meilleur en Hollande, c'est le pain ; ce qu il y a de pire, c'est
l'eau. Un boulanger hollandais {brood bakker] ferait sa fortune
à Londres.
Mon voyage confirme l'opinion que j'avais qu'une immense
supériorité reste à l'Angleterre sur tous les autres pays du
monde, que lord Grey et vous en êtes les meilleurs habitants, et
que j'ai une grande affection pour vous deux. S. S.
A Madame Grote.
33, Charles-Street, 24 juin 1859.
Je dînerai avec vous le 11, chère madame Grote, avec le plus
grand plaisir.
Le chemin de fer du Great-Western va supérieurement ; c'est
grand, c'est simple, c'est froid, c'est lent, c'est sage et bon. J'ai
été présenté à miss ***; elle abuse du privilège qu'ont les femmes
de lettres d'être laides, et, en outre, elle parle du nez avec le
vrai accent du Kentucky, faisant de ce promontoire un organe
de la parole. Combien est généreuse la conduite de M™^ ***
qui, comme femme de lettres, pourrait être aussi laide qu'elle le
voudrait, et qui est aussi complètement jolie que si elle était
profondément ignorante. C'est là ce que j'appelle une conduite
honorable.
Vous aurez ici un vrai déjeuner philosophique ; tous les con-
vives sont des hommes d'esprit et de savoir. J'éprouve un vrai
plaisir, chère madame Grote, à vous mettre au nombre de mes
amies (c'est-à-dire, si vous le voulez bien). Il ne m'a fallu qu'une
demi-seconde pour me faire comprendre que vous étiez faite
d'une fine matière arrangée par un maître ouvrier, et je vous ai
mis votre étiquette en conséquence. Mais je ne veux point vous
tromper; si vous m'honorez de votre attention, vous trouverez
en moi un théologien et un bigot... jusqu'au martyre.
Le ciel me préserve de dénier à Mrs. *** ou à toute autre dame
le droit de m'inviter à dîner chez elle. Je n'y mets qu'une con-
dition : c'est que vous y dînerez; quant à mes antipathies per-
sonnelles, je ne donnerais pas un penny pour éviter la société
de n'importe qui en Angleterre.
PORTEFEUILLE ÉPISTOLAIRE. 211
Je ne prêche pas à Saint-Paul avant le premier dimanche de
juillet. Envoyez-moi un mot (s'il vous plait), si vous avez l'in-
tention de venir, et je vous localiserai (comme disent les Améri-
cains) ; mais ne vous bercez pas de la trompeuse espérance d'un
somme ; je prêcherai avec violence, et il y a une forte odeur de
soufre dans mes sermons. Je n"ai pu persuader à lady *** que vous
ne la connaissiez pas : évidemment, elle regardait cela comme
de TatTectation. Pourquoi ne consultez-vous pas le docteur Turn-
ball sur le tic douloureux? Je vous ai raconté dans le temps à ce
sujet une longue histoire dont je crois que vous n'entendîtes
pas un mot.
Adieu, chère mistress Grote; toujours, avec mes meilleurs
compliments à M. Grote, très-sincèrement à vous. S. S.
LETTRES ENTRE SIR ROBERT PEEL ET LE REV. SYDNEY SMITH *.
A sir Robert Peel.
5 mai 1844.
Monsieur,
Je suis informé qu'il y aura, en juillet, une vacance de com-
mis dans les bureaux des archives du Parlement où préside, je
crois, M. Hardy. Il est une famille du nom de***, habitant à***,
qui a été autrefois dans l'opulence, mais est déchue par la dé-
cadence des Antilles. La mère et la fille enseignent la musique.
Le fils est un excellent garçon comprenant et parlant le français
et l'allemand. Ce fils est l'humble candidat pour cette place de
commis des archives, valant environ quatre-vingts livres sterling
par an. M. Hardy, vieil ami de la famille, désire vivement avoir
le jeune homme dans ses bureaux. Il n'existe pas de plus excel-
lente famille, ni aucune qui lutte plus courageusement contre
l'adversité. La mère est venue plusieurs fois me voir pour me
prier devons exposer ces choses. Je lui ai répondu que j'avais
si peu l'honneur de vous connaître, que quoique je vous eusse
' Cette correspondance, au sujet dune recommandation, parailni piquante, si on
la corapare à celle qui eut lieu entre le duc de Wellington et lady Blessinglon. Voir
le paragraphe 1"' de notre Porlefeuille, livraison de juillet.
212 REVUE BRITANNIQUE.
rencontré, j'oserais à peine vous saluer dans la rue. 3Iais la pau-
vre dame prétend que je puis au moins donner une attestation
favorable si je n'ai pas de crédit, et j'ai enfin consenti à ce que
je vais faire. Je vous prie donc d'observer que je ne vous de-
mande rien (personne n'en a moins le droit que moi) ; je vous
expose tout simplement les faits relativement à une place qui
dépend de vous. Je ne connais la famille que par ses malheurs,
qu'elle supporte avec une si noble patience.
Je vous prie de ne pas vous donner la peine de répondre à
cette lettre. Si mon attestation vous engage à prendre quelques
renseignements sur le jeune homme, ce sera la meilleure ré-
ponse ; sinon j'attribuerai votre silence à quelques-uns de ces
innombrables empêchements qui privent un homme, dans votre
situation, de se livrer aux impulsions de la pitié et de la bien-
veillance.
J'ai l'honneur d'être, etc.
Sydney Smith.
Réponse de sir Robert Peel.
Whitehall, 6 mai i 844.
Monsieur,
Il ne me souvient pas que j'aie jamais promis une place non
encore vacante. Je diffère aussi longtemps que possible le mau-
vais jour qui m'impose le devoir fâcheux de choisir un candidat
sur cent, et de désappointer les quatre-vingt-dix-neuf autres.
Mais je suis si certain que, lorsqu'aura lieu la vacance men-
tionnée dans votre lettre , il n'y aura aucune demande qu'il
me soit plus agréable de satisfaire que celle qui m'est indiquée
par vous et par les motifs de bienveillance qui ont pu seuls vous
décider à m'écrire, que je n'hésite pas un moment à faire une
exception à ma règle générale en vous faisant tout d'abord la
promesse que M. *'* aura la place en question ou toute autre éga-
lement convenable, et cela dans un terme peu éloigné, si c'est
possible.
Tout ce que je vous demande en retour, c'est le privilège de
PORTEFEUILLE ÉPISTOLAIRE. 213
renouveler, quand nous nous revenons, l'honneur de votre
connaissance.
Je suis, monsieur, avec une sincère estime, votre fidèle ser-
viteur.
Robert Peel.
La place fut donnée au jeune homme recommandé par Sydney
Smitlî, qui eut la satisfaction d'apprendre qu'il la remplissait honora-
hlement. Il envoya aussitôt après ses œuvres à sir Robert Peel, avec la
suscription : With the sincère respect and esteem of the author, et il
reçut la réponse suivante.
Au révérend Sydney Smith.
Cher monsieur,
Quoique vous ne m'ayez pas ouvert une source nouvelle d'in-
térêt ou d'instruction, je vous remercie sincèrement des volumes
que vous m'avez envoyés et des quelques mots qui expriment sur
la première page mon titre à ce cadeau.
Ce sont des duplicata d'un ouvrage que je possède depuis le
premier jour de sa publication ; j'en connais familièrement le
contenu, et il ne m'a laissé d'autre souvenir que celui du plaisir
que cause naturellement au lecteur la réunion du bon sens, de
l'esprit et d'un rare talent.
Croyez-moi, cher monsieur, très-fidèlement à vous.
Robert Peel.
Sir Charles Bell à son frère Georges.
Bruxelles, 2 juillet 1815.
Cher Georges,
Cette contrée, la plus belle du monde, était depuis quelque
temps tout à fait bannie de nos souvenirs. Je ne prévoyais nul-
lement le plaisir qu'elle me causerait, l'admiration qu'elle m'ar-
racherait, lorsque j'entrerais dans une de ses antiques cités ou
que je voyagerais à travers ce riche jardin. Vous rappelez-vous,
cher Georges, le temps oii la Croix d'Edimbourg était le rendez-
vous d'un cercle de vieux gentilshommes d'Ecosse ou de ceux
214 REVUE BRITANNIQUE.
qui nous paraissaient tels? On les retrouve ici, avec leurs têtes
sortant des collets de leurs pourpoints à larges basques, mode
d'un autre siècle, — avec leurs cannes, leurs chapeaux à re-
troussis, se saluant jusqu'à terre d'un air solennel, et faisant
voler au vent un nuage de poudre. Je vous amuserp' aussi en
vous décrivant de véritables figures écossaises parmi les paysans,
mais je les ai croqués sur place avec mon crayon, et je ne veux
vous parler aujourd'hui que de ce que vous ne trouverez pas
dans mon album.
Je reviens d'assister à l'installation des blessés français dans
leur hôpital. Ah I si vous les aviez vus couchés tout nus ou
à peu près nus, — dans un rang de cent lits dressés par terre,
— quoique blessés, épuisés, battus, — vous diriez encore avec
moi que ces hommes étaient bien capables de marcher sans
obstacle de l'ouest de l'Europe à l'est de l'Asie. Robustes et en-
durcis vétérans, braves indomptés 1 Si vous aviez rencontré
leurs regards fixés sur vous, — si vous aviez vu ces yeux som-
bres et ces teints bronzés contrastant avec la blancheur des
draps, — ils auraient excité votre admiration. Ces hommes n'ont
été transportés ici qu'après être restés plusieurs jours étendus
sur la terre du champ de bataille , les uns mourants, les autres
subissant d'horribles tortures, plusieurs ne pouvant retenir le
cri de leur angoisse, et déjà leur gaieté caractéristique reprend
le dessus. « Ah ! ah ! tu chantes bien ! » dit Tun d'eux à son ca-
marade, et il crie comme lui en guise d'accompagnement co-
mique. Vous verrez dans mes notes quelles sont leurs blessures,
mais je ne puis m'empêcher de vous dire l'impression que pro-
duisent sur mon esprit ces formidables types de la race fran-
çaise. Cest un éloge qu'ils m'arrachent malgré moi, car, après
tout ce que j'ai vu, après tout ce que j'ai ouï dire de leur hu-
meur farouche, de leur cruauté et de leur soif de sang, je ne
puis vous exprimer toute ma haine de ces bandits en uniforme.
Par quels moyens arrive-t-on à les discipliner, je ne sais ; mais
je suis convaincu qu'il ne serait pas sûr de les abandonner à
leurs propres instincts.
Cette superbe ville est ornée à présent des plus beaux
groupes d'hommes armés que pourrait rêver l'imagination la
plus romanesque. J'ai été frappé de ce que m'a raconté un
PORTEFEUILLE ÉPISTOLAIRE. 215
ami, en me montrant du doigt un Prussien, un soldat des hus-
sards de la mort : « J'ai vu, me dit-il, le même homme se reti-
rant, le 16, du champ de bataille ; il était blessé et avait eu le
bras amputé sur place. Il rentrait à Bruxelles , droit et roide
sur son cheval ; — le sang coulait autour de son moignon ;
— il était pâle comme la mort, mais sa tète haute et son re-
gard fixe exprimaient le regret de ne pouvoir se venger de sa
blessure. » Ces troupes de la Prusse sont remarquables par
leur tournure martiale; leur uniforme noir et lugubre fait res-
sortir avantageusement leur belle figure septentrionale et leur
blonde moustache.
Nous voici au second dimanche depuis la bataille, et il en
est plusieurs qui n'ont pas été encore pansés. Il y a 20,000
blessés dans Bruxelles, outre ceux qui remplissent les hôpitaux,
et sans parler des autres villes. On ne compte que 3,000 pri-
sonniers , mais 80,000 morts des deux côtés , à ce qu'on as-
sure *.
1 Cette lettre, qui fait partie de celles que nous citerons dans la Vie de Charles
Bell, ûl sur l'imagination belliqueuse de Walter Scott 1 effet de la trompette sur le
coursier de Job ; il accourut pour décrire à son tour en prose et puis en vers quel-
ques-uns des épisodes de cette Iliade dont il avait bien le droit, Homère tory, de
chercher l'Achille sous le drapeau victorieux de l'Angleterre.
Parmi les Revues anglaises, la New Quarterly Reviexo a acquis depuis
quelque temps une considération qui a éveillé l'inquiétude jalouse de
celles dont le titre a une certaine analogie avec le sien; mais la New
Quarterly tient à se distinguer elle-même par sa politique comme par
les matières et la forme de sa rédaction. Nous ne dirons rien de la poli-
tique de sa dernière livraison, à propos de la Turquie. Ce n'est pas la
nôtre ni celle qui nous avait en partie fait choisir dans le recueil un
premier article à l'adresse de nos propres lecteurs. Nous nous conten-
terons de signaler la variété des critiques littéraires, dictées par la plus
honnête impartialité. Les ouvrages français n'y sont pas oubliés.
MM. Villemain, Barante et Patin mériteraient toutefois de plus longs
articles de la part d'un rédacteur qui connaît si bien notre littérature.
NOUVELLES DES SCIENCES,
DE LA LITTÉRATURE,
DES BEAUX-ARTS, DU COMMERCE, DE L'INDUSTRIE, DE L'AGRICULTURE.
CORRESPONDANCE DE LONDRES.
TOUTE L'ANGLETERRE SUR LES RAILS. — LA REINE A LEEDS. — LES
SOCIÉTÉS DE PRÉVOYANCE. — LES ADIEUX DE LORD DERBY A SES
CHEVAUX. — LE MINISTÈRE DES COLONIES EN ANGLETERRE. — LA
CARTE A PAYER d'uNE ÉLECTION MINISTÉRIELLE. — DU SEL POUR DU
THÉ. — M. ROEBUCK ET BOSSUET. — M. BRIGHT ET L "ÉMIGRATION. —
TN NEMROD MODERNE. — LE CARDINAL WISEMAN EN IRLANDE. — LA
VIERGE CATHOLIQUE ET LES SORCIÈRES PROTESTANTES. — UN DOYEN
ENNEMI DE LA MUSIQUE. — UN MEMBRE DU PARLEMENT COMÉDIEN. —
LA MORT d'un CLOWN. — LE LOTUS EN FLEUR. — LA QUARANTAINE A
NEW-YORK. — UN PHÉNOMÈNE DE MÉiMOIRE. — LE TESTAMENT DE LA
DUCHESSE D'ORLÉANS. — LE PRIX d'uN CHEVAL EN ANGLETERRE. —
AMIENS ET MANCHESTER. — DROITS D'AUTEURS. — YACHTS. — LE DOC-
TEUR LIVINGSTONE.— LES MOUTONS DE L'YÉMEN.— L'ORTOLAN, ETC.
Londres, septembre 1858.
Les actionnaires des chemins de fer peuvent reprendre cou-
rage : toute l'Angleterre est sur les rails, ce mois-ci. La reine, le
Parlement, les ministres, les savants, les comédiens, etc., cou-
rent la province. La reine, avant d'aller établir sa résidence d'au-
tomne en Ecosse, a voulu visiter la ville manufacturière de Leeds,
et a pu y voir une répétition de ces fêtes où son peuple endi-
manché remplit le premier plan du tableau. L'affluence a été
immense sur le passage de Sa Majesté, qui, au lieu d'une haie
d'habits rouges, a traversé successivement, à Leeds, comme
naguère à Manchester, la haie des écoles populaires, des corpo-
rations bourgeoises, des corps de métiers : spectacle qui repose
une reine des réceptions de cour. On a encore remarqué ici, en
218 REVUE BRITANNIQUE.
contradiction des progrès de cette démocratie de plus en plus
hostile, prétend-on, à la royauté, que le service des constables,
c'est-à-dire de la police, était fait en grande partie par les mem-
bres des sociétés de secours mutuels et de prévoyance, organisés
en constables spéciaux. Ces clubs ou associations industrielles
sont en grand nombre à Leedset sous des noms différents, quel-
ques-uns assez bizarres : les Drôles de corps, les anciens Ro-
mains, les Druides, l ordre de l'Arche, l'ordre de V Orange,
l'ordre de la Colombe paisible, l'ordre de la Toison, les Drôles de
corps impériaux, les Drôles de corps nationaux, les Drôles de
corps indépendants, etc. C'est une espèce de franc-maçonnerie
charitable ou philanthropique qui enrégimente peu à peu tous
les ouvriers d'Angleterre ; car on a calculé que ces sociétés re-
présentaient le tiers de la population, et que leur capital s'éle-
vait à près de dix millions sterling (250,000,000 fr.) *. Supposez
un moment que les Friendlij Societies ( autre nom qu'on leur
donne) voulussent bouder sérieusement contre la royauté ou
les hautes classes, se retirer sur le mont Aventin, comme jadis la
plèbe romaine, ou seulement adopter la Charte (la Charte des char-
listes)]... Soit dit, en passant, il existe en ce moment une grève
des mineurs dans quelques comtés du nord, mais rien de sérieux.
Ce qui préoccupe le plus les hommes sages dans ces sociétés,
c'est d'empêcher l'ouvrier anglais de fréquenter le cabaret et d'y
risquer sa santé, sous prétexte qu'il a souscrit un fonds com-
mun qui lui garantit les soins gratuits du médecin s'il tombe
malade, et une sépulture décente s'il reste mort sous la table.
Le premier ministre, lord Derby, a figuré dans les fêtes de
Leeds. Sa Seigneurie a fait encore parler de lui par un acte di-
versement expliqué dans le monde de la politique et le monde
du sport. Il a mis en vente ses chevaux de course, sous prétexte
qu'il avait trop d'occupation comme ministre pour conserver le
souci de ses haras. Il se croit donc bien certain de conserver le
1 La statistique officielle du registrar (recenseur) accusait, dans le dernier re-
censement, 20,0U0 de ces sociétés (en Angleterre et dans le pays de Galles) et 2 mil-
lions de membres enregistrés, (;c qui, avec une moyenne de 5 personnes composant
la famille de chaque membre, donnerait 10 millions de personnes (hommes, femmes
et enfants) intéressées directement ou indirectement dans les associations de secours
mutuels. La somme de 1 million sterling de secours ("25 raillions de francs) est dis-
tribuée annuellement par les associations.
NOUVELLES DES SCIENCES. 219
pouvoir ? ont dit les uns. Non, répondent les autres, mais il a
encore sur le cœur la défaite de son cheval favori, Toxophi-
lite, aux dernières courses d'Ascott. Les éleveurs ont hoché la
tète avec dépit : Quoi I ne vaut-il pas mieux élever des chevaux
de course que de gouverner les hommes? On a dit encore que
lord Derby conservera quelques juments de choix et deux ou
trois jeunes poulains ou pouliches, sur lesquels il compte pour
prendre sa revanche sur le turf, si le Parlement lui est infidèle.
Les collègues de Sa Seigneurie ne se sont pas tous donné
congé. Sir Edward Buhver est en conférences fréquentes avec les
délégués du Canada, en attendant le maire de Melbourne en per-
sonne. Quel beau portefeuille de ministre pour un romancier
que celui qui place sous son influence TAustralie, cette iné-
puisable source de lingots, où le nouveau système colonial ss
développe si heureusement jusqu'ici * ! Les Anglais se consolent
d'avance de la perte de l'Inde (s'ils doivent perdre l'Inde), en
contemplant l'or qui arrive toutes les semaines de la cinquième
partie du monde, et en offrant pour modèle d'administration au
prince Napoléon cet Eldorado constitutionnel où l'on est plus
libre qu'en Angleterre même, sans que les colons songent le
moins du monde à s'affranchir du dernier lien de dépendance
qui les rattache à la perfide Albion. Admirable colonie, en effet,
que cette colonie de Victoria qui, au bout de vingt-cinq ans
d'établissement, jouit déjà d'un revenu de 4 millions sterling,
ne coûte rien à la mère patrie et ne lui a jamais rien coûté, les
troupes entretenues pour sa défense étant soldées sur son
propre budget, comme naguère les troupes de la Compagnie des
Indes ■^. Le maire de Melbourne n'arrive pas les mains vides : ce
fonctionnaire, qui vient féliciter Sa Majesté sur le mariage de
la princesse sa fille, apporte quatre ou cinq mille livres sterling,
un des item de la souscription ouverte dans la colonie en faveur
des victimes de l'insurrection de l'Inde, et cent dix livres ster-
1 Une des dernières nouvelles de l'Australie, qui fait diversion aux continuelles
annonces de nouveaux gîtes aurifères, c'est la découverte d'une contrée inexplorée,
sur les bords du Svan-River, oii les melons et les pommes de terre poussent sans
culture.
* Aux délégués d'Antigua, sir Edw. Bulwer répétait dernièrement que les
colonies doivent se défendre elles-mêmes, par leurs milices, contre les turbulents
de l'intérieur comme contre les ennemis étransrers.
220 REVUE BRITANNIQUE.
ling pour les veuves et les orphelins de la guerre de Crimée.
Comme pour charmer encore le ministre romancier, c'est par son
bureau que passent tout d'abord les nouvelles de la Colombie
anglaise et de Fraser River, où l'on vient de découvrir des mines
qui promettent de rivaliser avec celles de l'Australie. Eh bien !
cet heureux ministre au portefeuille de l'or a eu ces jours-ci son
quart d'heure de Rabelais : on lui a présenté la carte à payer
de sa réélection. Vous vous figureriez peut-être que, réélu sans
opposition, sans concurrent, sir Edward a eu peu de frais à son
compte : pas du tout ; il lui en coûte le quart environ de ses
appointements d'une année, près de trente mille francs, c'est-
à dire 1,147 1. 12 sh. et 3 pence... car on ne lui a pas fait grâce
des pence ; et encore la chose a été faite économiquement. Il n'y
a pas eu de poil, la nomination a eu lieu en plein champ, sub
Jove; pas de hustings^, le candidat ayant improvisé sa tribune aux
harangues sur des chariots de campagne, recouverts de quel-
ques planches de sapin... et la carte à payer est de 1147 liv. st.
12 sh. 3 pence!!!
Le ministre des affaires étrangères, lord Malmesbury, a eu à
répondre à deux pétitions, qui prouvent que la conclusion de la
guerre de Chine est déjà étudiée à plus d'un point de vue. Devan-
çant les missionnaires, qui s'arment vaillamment de bibles chi-
noises, la secte méthodiste a voulu d'abord déclamer contre le
trafic de l'opium, en cherchant à démontrer que ce trafic inter-
lope est moins avantageux aux intérêts anglais qu'on ne le
pense, et qu'il est d'ailleurs d'une immoralité qui peut compro-
mettre la prédication de l'Evangile. Dans le cas où l'interdiction
delà drogue narcotique serait promulguée au nom delà morale,
le commerce anglais croit avoir trouvé sa compensation. Une pé-
tition des comtés de Chester et de Worcester l'indique à lord
Malmesbury. Les pétitionnaires — ce sont naturellement des pro-
priétaires de sahnes — exposent que la population de la Chine
étant de trois cents millions, il est permis de supposer que le
Céleste Empire consomme d'un à deux miUions de tonneaux de
sel ; ils croient savoir qu'on ne vend jusqu'ici aux Chinois que
du sel impur et délétère, grâce à la taxe liscale mise sur cet ar-
ticle; ils demandent donc que la libre admission du sel anglais
soit une des stipulations du nouveau traité de commerce avec
NOUVELLES DES SCIENCES. 221
la Chine. C'est supposer que la France ne serait pas bien aise
aussi de faire goûter aux mandarins une partie au moins de ce
produit si blanc des salines du Languedoc et de la Provence,
que la douane surveille toujours d'un œil jaloux, et qui ren-
drait au budget impérial cette somme de 40 millions que quel-
ques économistes prétendent mal à propos supprimée par la ré-
publique.
Les membres du Parlement qui n'ont ni château ni chasse
louée ne sont pas embarrassés pour occuper leurs vacances. En
leur qualité d'orateurs presque patentés, ils sont invités à pré-
sider les comices agricoles, les inaugurations d'édifices, les fêtes
locales. Ils n'étaient pas moins de sept au banquet annuel de la
corporation des coutehers de Sheffield; mais là, naturellement,
le beau discours était réservé à M. Roebuck, le représentant de
la ville. Nullement fatigué des harangues dans lesquelles il avait
rendu compte ailleurs de l'excursion parlementaire deCherbourg,
M. Roebuck y a encore fait allusion en se plaignant d'être ba-
foué par la presse impériale, sous prétexte qu'il serait question
de lui dans un pamphlet (que je n'ai pas lu) : Cherboui^g et l'An-
gleterre; mais il s'est consolé en prétendant que ce pamphlet
attaquait en lui le champion de l'honneur anglais, ou, en termes
plus vulgaires, le chien du fermier, coupable d'aboyer aux vo-
leurs. L'Angleterre, du reste, est bien gardée : « Un grand prélat,
un grand écrivain, a autrefois peint l'Angleterre comme étant,
au miheu de ses enfants, aussi calme que ses rochers au milieu
des mers orageuses qui les entourent. Ainsi parlait de l'Angle-
terre le grand Bossuet. » Cette prétendue citation de Bossuet a
valu à M. Roebuck la petite lettre que voici ; et j'aime à la citer,
pour qu'on sache en France que l'Aigle de Meaux a en Angle-
terre des admirateurs qui l'admirent dans l'original :
Monsieur, lorsque M. Roebuck s'aventure dans la théologie, on ne
peut guère attendre de lui qu'il s'en tire sans une bévue (blunder).
C'est ce qui lui est arrivé en voulant introduire sa malheureuse cita-
tion de Bossuet au banquet des couteliers de Sheffield. — Au lieu d'é-
crire l'absurde non-sens que M. Roebuck a donné comme un exemple
de la sagesse du grand évêque, Bossuet a dit (dans son livre des Va-
riations), en parlant de l'Angleterre : Cette île, plus orageuse que la
mer qui l'environne... — allusion d'une simplicité homérique^ et très-
222 REVUE BRITANNIQUE.
heureuse, certes, quand on pense que Bossuet vécut assez pour voir le
trùne d'Angleterre bouleversé deux fois, et quatre rois et deux Protec-
teurs y succéder les uns aux autres.
Je suis, Monsieur, votre obéissant serviteur. J.D.
Les savants critiques des Débal.<, les de Sacy, les Saint-Marc
Girardin, les Allowey, les Rigault, etc., n'auraient pas dû laisser
échapper cette lettre, à laquelle M. Roebuck n'a pas répliqué.
M. Roebuck n'en a pas moins raison de féliciter l'Angleterre de
sa sécurité. L'image de Bossuet aurait tort aujourd'hui contre la
sienne ; et cependant un autre orateur radical, !M. Bright, que sa
santé empêche de se rendre à l'invitation d'un Comité des ou-
vriers de Glascow, qui étaient bien aise de l'entendre pérorer sur
la question de l'émigration, se croit obligé de leur répondre par
lettre :
Emigrez, mes amis, émigrez ! Si j'étais jeune encore et dans votre
position, je porterais mon industrie dans une terre plus heureuse, où
les lois de la substitution et du droit d'aînesse sont inconnues, ou con-
nues seulement pour être exécrées de tous; oîi il n'existe pas de grandes
propriétés héréditaires comme en Ecosse ; et où de grands proprié-
taires n'outragent pas la terre et le ciel en entretenant le désert dans
sa nudité sauvage et dépeuplée, pour c^u'une poignée d'hommes y
jouissent du plaisir de la chasse. Si j'étais plus jeune, j'irais aux Etats-
Unis, où l'ouvrier n'a rien à voir avec le désordre de la politique eu-
ropéenne ; tandis que, depuis cinq ans que j'ai eu l'honneur de prê-
cher la paix, une courte guerre a coûté à l'Angleterre la vie de
quarante mille hommes et un milliard !...
M. Bright, comme le Times le lui reproche sans trop d'ai-
greur, parle là plutôt le langage de l'égalité révolutionnaire que
celui des libertés publiques ; mais, dans l'Angleterre de M. Roe-
buck, qui n'est plus celle de Bossuet, on dit et on écrit ces
choses-là sans trop d'inconvénients.
Dans l'Angleterre de M. Roebuck, ce n'est pas en cette sai-
son qu'on approuvera la sortie de M. Bright contre la dépo-
pulation des montagnes d'Ecosse, entretenue au profit des chas-
seurs de grouses et de chevreuils. Il faut lire quelles oraisons
funèbres la presse décerne à un personnage qui vient de mourir
avec le surnom du Nemrod anglais. M. Thomas Assheton
Smith, presque octogénaire, était le plus fameux chasseur de
NOUVELLES DES SCIENCES. 223
renards des Trois-Royaumes. Il avait la plus belle et la plus
complète meute de [ojc-hoiouh, avec les chevaux les mieux
dressés, dans sa résidence habituelle de Tedworth (Hampshire).
Quand il allait chasser en grand équipage, on se pressait sur les
routes pour le plaisir de le voir défiler à la tète ou à la queue de
ses quadrupèdes, comme, en France, on accourt au bruit du
tambour pour voir défiler un colonel à la tète de son régiment.
Jusqu'à fâge le plus avancé, il s'est livré à son exercice favori.
Il n'estimait un canton que par les renards qu'il contenait, et,
quand les renards devenaient plus rares sur ses terres, il mettait
autant de soin à favoriser leur reproduction qu'il avait mis d'ar-
deur à les détruire, chasseur de renards et éleveur de renards
tout ensemble. »
La grande richesse de M. Smith provenait d'immenses carrières
d'ardoises qu'il possédait à Llanberis, dans le pays de Galles, et,
dans les intervalles de ses chasses, c'était là qu'il allait résider.
Sa résidence du pays de Galles étant sur les bords du détroit de
Menai, près de Bangor, il avait contracté une autre passion non
moins anglaise que la passion de la chasse au renard, la passion
de construire des yachts. Aussi, le jour de sa mort, le Club royal
des yachts de la principauté a hissé son pavillon à mi-hauteur
de mât, en signe de deuil. Les sportsmen prendraient aussi le
crêpe ; mais ils croient mieux honorer la mémoire du Nemrod
moderne en tuant à son intention le plus de gibier possible. Ce
n'est pas seulement dans les journaux du sport que leurs ex-
ploits sont célébrés : les plus graves organes de la politique con-
sacrent, ce mois-ci, une colonne à Ténumération des pièces
tuées. A côté du bulletin des campagnes de Flnde, le bulletin
des campagnes cynégétiques nous apprend que, cette semaine,
lord Bentinck a tué, le lundi, un cerf, le mardi trois, le mercredi
deux, le jeudi un, etc. Lord Selkirk n'a pas été moins lieureux,
ayant tué lundi, entre autres, un daim qui pesait cent livres, et
le lendenpain un autre du même poids. Ici, tel chasseur se glo-
rifie de la quantité de bêtes abattues ; là, tel autre de la qua-
lité. Les grouses sont très-abondantes cette année en Ecosse 1
Pauvres cerfs, pauvres grouses, pauvre M. Bright !
Mais laissons les chasseurs pour parler du pèlerinage qu'un
touriste ecclésiastique, S. Em. le cardinal ^Yiseraan, termine
224 REVUE BRITANNIQUE.
en Irlande. Ce pèlerinage a eu un caractère tout spécial. D'a-
bord, au grand scandale des protestants zélés, le cardinal a
pris le titre d'archevêque de Westminster, titre prohibé par le
culte constitutionnel ^ La catholique Irlande a salué le digni-
taire de l'Eglise romaine avec un enthousiasme dont les échos
de l'île verte avaient oublié les expressions emphatiques depuis
la mort d'O'Connell. Le vice-roi a témoigné son mécontente-
ment en fonctionnaire qui veut ménager à la fois sa popula-
rité et la faveur ministérielle, par le refus tacite d'assister au
banquet donné par le lord-maire de Dublin pour célébrer la pose
du câble transatlantique. Le cardinal s'est trouvé le seul lion,
le lion orateur de la fête. La santé de la reine a été mise de
côté, et, après avoir bu au vice-roi absent, le lord-maire a pro-
posé un toast au cardinal. Celui-ci a vraiment le don de la pa-
role ; il s'est adroitement abstenu de toute allusion politique et
religieuse dans une assemblée composée de toutes les nuances
d'opinion et de membres de toutes les Eglises ; mais il a été
d'une éloquence magnifique pour parler de cette petite étincelle
électrique que nous faisons passer sous les océans, de cette
lueur d'éclair qui va d'un continent à l'autre, de cette flamme
messagère qu'on serait tenté de comparer (si cette expression
d'un texte sacré pouvait être employée ici) au Hen brûlant de la
charité et de la fraternité, dont l'Ecriture a dit « qu'il ne pourra
être éteint par les flots, englouti par l'abîme. » — « Oui, que
l'aigle américaine laisse partir à présent ces foudres qu'on repré-
sente entre ses serres, elles traverseront aussi la voie sous-ma-
rine, non pour gronder et éclater comme la tempête, mais pour
répéter des mots do douceur et de paix ! » Ces images et d'au-
tres ont ravi les esprits irlandais : le cardinal est assimilé à un
autre saint Jean Bouche-d'Or, soit qu'il prêche dans les églises,
1 Le cardinal diJcLire que le rétablissement de la hiérarchie catholique en Angle-
terre est l'œuvre spontanée et exclusive du pontife actuel. — « Cette grande entre-
prise, a-t-il dit, absorba son attention pendant des années; il eu fil l'objet de fré-
quentes et ferventes prières. C'est pour le seconder que je revins eu Angleterre
avec le titre d'archevêque de Westminster. C'est à cet illustre pontife que vous devez
reporter toute la gloire de ce grand œuvre, qui est le plus grand parmi ceux des
pontificats les plus illustres. Quand je fus solennellement chargé de ce devoir, il y
aurait eu folie de ma part à hésiter ou à montrer la moindre inquiétude. Je dois
avouer que je n'ai pas éprouvé la plus légère crainte en entreprenant la tâche qui
m'était conliéc; c'est pourquoi je ne prétends nullement avoir eu du courage. »
NOUVELLES DES SCIENCES. 225
soit qu'il harangue sur la place publique, soit qu'il expose sous
les voûtes des édifices académiques son texte favori de l'alliance
de la foi et de la science. C'est pour les églises qu'il réserve
ses sorties contre le protestantisme, dont il ne pouvait se dis-
penser, parce qu'on les attendait de lui. Il n'a attaqué ni Knox,
ni Laud, ni Henri YIII, ni Elisabeth ; mais il ne s'est pas gêné
pour trouver dans l'Apocalypse Luther lui-même sous la forme
d'un des monstres de la vision de saint Jean, et il a félicité l'Ir-
lande d'être restée fidèle à la vraie foi à travers les persécutions.
Le Times a déclaré que le cardinal pouvait impunément pro-
mener en Irlande son chapeau rouge et s'y dédommager de l'in-
différence avec laquelle on le voit maintenant passer dans la
philosophique Angleterre. Puis, le même journal, comme pour
venger indirectement Luther, n'a pas manqué de publier un
article de moquerie sur les superstitions du catholicisme, à pro-
pos de cette nouvelle apparition miraculeuse qui a eu lieu der-
nièrement dans les Pyrénées. Le lendemain de ce bel article,
qui semble faire de l'Angleterre le pays des esprits forts, le même
journal nous révélait que les paysans d'un des comtés du centre
vont encore consulter une sorcière quand leurs bestiaux sont
malades. Cette sorcière est une vieille femme, la vieille Hannah,
qui est en communication directe avec le diable. Elle ne ressus-
cite pas une bête morte ; mais elle arrête le mal de celles qui
vivent encore. Le proverbe dit vrai : la pelle se moquera éter-
nellement du fourgon. Superstition pour superstition, je pré-
fère à la vieille Hannah, digne sœur déguenillée des sorcières
de Macbeth, l'apparition d'une Yierge gracieuse, celle-ci ne
fût-elle qu'un nuage auquel la pauvre fille des Pyrénées aurait
prêté la forme de la fée de ses rêves. Je n'ai, hélas 1 qu'une foi
de poète, une foi qui n'accepte les miracles modernes que sous
bénéfice d'inventaire.
Ce mois-ci, d'ailleurs, les sciences vont tenir leur Parlement.
Les miracles de la foi n'auraient pas beau jeu devant un aréo-
page de physiciens, de chimistes, etc. Depuis deux jours, l'As-
sociation britannique siège à Leeds, dans cette même salle mu-
nicipale dont la reine a fait l'inauguration, et qui est surtout
destinée aux concerts.
Le Congrès scientifique de cette année ayant donné la prési-
8^ SÉRIE. — TOME V. 15
226 REVUE BRITANNIQUE.
dence au professeur Owen , c'est surtout la paléontologie et
Thistoire naturelle qui auront les honneurs. D'après le pro-
gramme, M. Owen doit clore les séances par un discours sur
les quadrupèdes fossiles de l'Australie. Probablement aussi les
mathématiciens et les chimistes de l'Association trouveront le
moyen de nous édifier sur l'avenir du télégraphe transatlantique,
sur lequel il serait trop dur d'avoir chanté Hosannah ! et fait
de si belles phrases, s'il était à jamais paralysé. L'esprit en-
treprenant de la race anglo-saxonne n'en restera pas là, croyez-
le bien. Les actions de la première Compagnie, qui étaient de
1,000 liv. st., sont tombées à 100 livres ; mais déjà une Com-
pagnie nouvelle s'organise, dans la confiance que la science n'a
pas dit son dernier mot. En attendant, les festivals des sociétés
musicales ont eu à Leeds, comme dans toutes les grandes villes
(jflanchester , Birmingham, Hereford, etc.), un succès comme
on ne peut en souhaiter un plus beau à l'Association britanni-
que. Quoique la musique religieuse ait rempli, comme toujours,
la moitié au moins du programme dans ces fêtes harmoniques,
celle d'Hereford a eu à lutter contre le mauvais vouloir du doyen
du diocèse, qui, malgré l'approbation de l'évèque, a déclaré,
comme chargé plus spécialement de l'administration de la cathé-
drale, qu'il protestait contre l'introduction des artistes profanes
dans le temple du Seigneur :
Cet homme-là vraiment n'aime pas la musique;
ou, pour citer Shakspeare : » Cet homme n'a pas de musique
dans son âme ; «
The man hath not music in his soûl.
Les médisants d'Hereford ont prétendu que M. le doyen était
surtout contrarié d'être obligé de tenir table ouverte pendant
les fêtes, comme c'était l'usage de ses prédécesseurs. On l'ac-
cuse d'être avare el d'économiser, le plus qu'il peut, sur
ses émoluments qui s'élèvent à 2,000 liv. st. (50,000 francs).
Quoi qu'il en soit, comme M. le doyen a jugé à propos de s'ab-
senter d'Hereford pendant le festival, on a suspendu, le premier
jour, sur sa porte fermée, cetécriteau :
M'iistiH il louer pcit'lnnt lu sonnùie dei fêtes.
NOUVELLES DES SCIENCES. 227
Et, le lendemain, l'écriteau ayant été soustrait par des mains
charitables, la main malicieuse Ta remplacé par ce placard :
FESTIVAL MISICAL DHEHEFORD.
A louer la inai.snn du doyen, toute meublée.
Le locatiiire perceira les émoluments du doyen, 2,000 liv. st.,
A condition de tenir table ouverte et des rafraîchissetnents ù la dispo-iittoK
de ses amis.
Pas de petite bière, ni de cidre !
Vous voyez que le clergé anglican, comme tous les clergés, a
ses censeurs, et que les provinces d'Angleterre, comme les pro-
vinces de tous les pays du monde, ont des mauvais plaisants
auxquels il ne manque que l'esprit de Boileau, pour écrire des
poëmes dans le genre du Lutrin.
Le petit scandale parlementaire de la banqueroute de M. Town-
send, le représentant de Greenwicb, dont je vous entretenais le
mois dernier, a été couronné par la démission de cet Hono-
rable, qui s'est fait comédien... pour jouer, dit-il, au bénéfice
de ses créanciers. M. Townsend n'en était pas à ses débuts
ayant autrefois cabotine sous le pseudonyme de Mortimer ■ sa
belle voix tragique lui avait donné l'idée de se faire commis-
saire-priseur : il ne l'a pas perdue à la Chambre des communes •
c'est à Rochester qu'il est allé jouer Richard IIL espérant qu'il
y ferait assez de bruit pour attirer l'attention des directeurs de
Londres. On dit, malheureusement, qu'applaudi dans la partie
déclamatoire de son rôle, il a échoué dans tout le reste. Ce fiasco
désole ses créanciers, c'est-à-dire à peu près tous ses électeurs I
Ce n'est pas M. Townsend qui sauvera la tragédie, presque aussi
malade en Angleterre qu'en France.
Le théâtre a perdu un de ces vieux comédiens qui comptent
dans l'histoire de l'art, parce qu'ils ont contribué à maintenir
la tradition dramatique : c'était Harley le Clown, qui, â^-é de
soixante-treize ans, a été frappé de paralysie entre deux actes
du Marchand de Venise, où il jouait Lancelot Gobbo. Charles
Kean, malgré son âge, avait tenu à conserver à Harley ses rôles
comiques dans les pièces de Shakspeare. Harley, d'ailleurs, por-
tait admirablement le poids de ses soixante-treize ans, car il
228 REVUE BRITANNIQUE.
n'était pas seulement bouffon dans ses rôles ; il aimait à rire
pour son propre compte, en sa qualité cV homme gai et heu-
reux, plus naturel même hors des planches que sur les plan-
ches, où il faisait peut-être un peu trop de grimaces, de peur de
manquer son effet sur les galeries. Il n'a survécu que deux jours
à l'accès qui a interrompu cette joyeuse existence... Clown par
état et par tempérament, Harley était d'ailleurs un honnête
homme, de bonnes mœurs, et à qui avaient été unanimement
décernées par ses camarades les fonctions de trésorier de la
caisse de secours du théâtre Drury-Lane. Les deux dernières pa-
roles qu'il ait prononcées auraient fait sourire Molière et Shak-
speare. Quand on l'eut transporté chez lui, on lui demanda
quel était son médecin : « Je n'en ai jamais eu, » répondit-il,
avec un geste inimitable. Voilà pour Molière. Puis, un moment
avant d'expirer, il dit : « Ihave an exposition ofsleep corne over
me. » « Je sens venir une exposition au sommeil, » phrase tex-
tuelle que prononce Bottom , coiffé de sa tête d'âne, dans le Songe
d'nne nuit d'été. Voilà pour Shakspeare.
Rien de très-nouveau d'ailleurs aux divers théâtres, dont la
plupart sont encore fermés, ou commencent à peine la session
dramatique de l'automne après la fermeture d'usage.
Parmi les nouveautés littéraires, les ouvrages sur l'Inde se
multiplient de plus en plus. Le roman s'est emparé des victimes
de l'insurrection, auxquelles il fait raconter leurs aventures, et
les pseudo-autobiographies attribuées aux victimes de l'autre
sexe ont surtout du succès. Les mémoires ou autobiographies
vraies ont quelquefois un intérêt plus réel, et non moins pathé-
tique. C'est toute une littérature qu'a enfantée la rébellion dos
cipayes, et l'on peut la comparer au lotus sacré des Hindous, qui
est justement en fleur depuis quelques jours dans l'aquarium
tropical du jardin botanique de Kew. Si le courage britannique
n'y avait mis bon ordre, cette fleur eût figuré tout simplement
l'emblème du retour des beaux jours d'Aureng-Zeb. Il paraît, mal-
heureusement, que la crise n'est qu'apaisée, quoique la grande
presse de Londres embouche la trompette du triomphe, en avouant
toutefois qu'il reste encore aux Anglais la tâche plus difficile de
conquérir les sympathies des nations étrangères. Les Anglais
sont convaincus, dans leur orgueil souvent légitime, conve-
NOUVELLES DES SCIENCES, 229
nons-en, que la jalousie seule les rend impopulaires en Europe *,
et s'oppose à cette adoption du libre échange qui viderait leurs
magasins encombrés. Ce matin, l'ordre du jour de la presse est
la dénonciation dos lois absurdes de la quarantaine, et juste-
ment les dernières nouvelles de New-York nous apprennent que
le peuple de cette ville, exalté par des articles semblables, a or-
ganisé, avec un singulier mélange de fureur et de sang-froid,
une émeute contre l'édilice de la Quarantaine, à Staten-Island.
L'incendie, secondé par des instruments de démolition, a dé-
truit cet édifice, et la populace a fort tranquillement sauvé les
malades, 'après les avoir exposés à être rôtis tout vivants avec les
docteurs et les directeurs de l'établissement sanitaire, sans que
les autorités aient osé intervenir. Aussi un agent de la colonie
d'Auckland, M. Ridgway, s'adressant à M. Bright, lui déclare
qu'il a tort d'inviter les ouvriers de Glascow à émigrer aux Etats-
Unis pour y chercher une liberté orageuse, un travail incertain
et les miasmes putrides du Mississipi. ■ — 'Non, le paradis sur terre
est dans la Nouvelle-Zélande, où ils sont sûrs de recevoir en ar-
rivant quarante acres de bonnes terres, sous un climat tempéré,
un sol fertile, et avec ces garanties d'ordre qui doivent séduire le
bon sens des ouvriers de Glascow, comme celui des ouvriers de
tous les pays du monde... J'aime ce M. Ridgway, et je dis,
comme M. Bright : Si j'étais plus jeune, j'émigrerais dans cette
colonie dont l'agent demeure à Londres, 40, Leicester-Square...
Croyez bien que c'est spontanément et avec tout le désintéresse-
ment de M. Bright lui-même que je transcris ici son adresse.
Je vois que les journaux de Paris comme ceux de Londres
retentissent des prouesses de ce jeune Sicilien, âgé de onze ans,
qui étonne toute l'Italie par ses improvisations, ses réponses
* a L'ubiquité et l'influence universelle de ce pays n'ont jamais été mieux démon-
trées que celte année-ci. L'histoire dira comment, en 1858^ l'Angleterre a non-
seulement étouffé la plus formidable insurrection militaire des temps modernes.mais
encore ouvert au monde le vaste empire de la Chine et joué le principal rôle dans la
pose du premier télégraphe océanique entre le vieux et le nouveau monde. Ajoutez
à cela que les plus favorables régions de l'Afrique sont explorées en ce moment par
une expédition anglaise et qu'une nouvelle Australie se fonde sur le rivage occiden-
tal de l'Amérique. Malheureusement ces triomphes, qui réjouissent le patriotisme^
ne nous procurent guère de bon vouloir de la part des autres nations, etc. »
{ Times du 20 septembre. )
230 REVUE BRITANNIQUE,
érudiles, ses jugements de saine critique, traduisant à livre ou-
vert Virgile, Horace, Cicéron, Homère, Racine, Shakspeare, Cer-
vantes, bref, rival de Pic de La Mirandole, son ancêtre littéraire.
L'Ecosse a aussi, dans ce moment, un héritier de son 3Iirabilis
Chricton, à peine âgé de onze ans comme le petit prodige sicilien,
et remarquable surtout par sa mémoire soi-disant universelle. H
habite l'île de Skye. Mais ce phénomène vient d'être cruellement
mystifié par un bachelier d'Oxford qui, prenant ses vacances en
Ecosse, l'a rencontré le dimanche sur la route de l'église, et,
après l'avoir interrogé sur toutes les capitales de l'Europe, de
l'Asie, de l'Afrique, de l'Amérique, l'a ramené tout à coup dans
son pays natal en lui demandant : « Pouvez-vous me dire le nom
de l'île où vous êtes né et où vous habitez? » Le phénomène est
resté muet. Le maître d'école de l'île avait oublié ce petit cha-
pitre de la géographie universelle. Il était là aussi, non moins
confondu que l'élevé. « Eh bien ! mon cher enfant, dit alors le
bacheher, vous nous avez nommé plus de cent capitales; appre-
nez-nous ce que c'est qu'une capitale... est-ce un animal ou un
homme? — C'est un animal, » répondit l'enfant. — Cette ré-
ponse, dit le Journal de Glascoiv, où je puise l'anecdote, n'em-
pêchera pas notre phénomène de l'île de Skye de figurer dans la
statistique de nos écoles comme un exemple de leur excellent en-
seignement. — Malgré l'anecdote, si elle est vraie, et malgré le
Glascow Commonwealth, cité par le Jim^s, l'Ecosse n'en jouit pas
moins des meilleures écoles des Trois-Royaumes, et mérite tout
ce qu'en dit M. le baron Dupin dans ses derniers volumes sur les
progrès de l'intelligence européenne.
L'histoire du phénomène de Skye ressemble à une épigramme
contre les candidats aux derniers examens de l'université d'Ox-
ford, où, sur onze cent cinquante étudiants examinés, quatre
cent vingt-neuf seulement ont été reçus. H paraît que plusieurs
des candidats refusés étaient réellement des élèves fort instruits
en grec et en latin, mais qui, soumis à une épreuve écrite, ont
prouvé qu'ils ne savaient ni l'orthographe anglaise, ni les princi-
paux événements de l'histoire nationale.
NOUVELLES DES SCIENCES. 231
Je regrette que le testament de la duchesse d'Orléans, tel que
l'ont publié en anglais les journaux de Londres, ait le caractère
d'un acte politique ; mais le partage que la noble princesse a
fait des objets d'art lui appartenant intéresse les artistes, et je
crois pouvoir vous traduire cette partie du document.
— Je lègue au comte de Paris :
Mon collier do perles à quatre rangs, qu'il offrira un jour, je l'es-
père, à la comtesse de Paris ;
Mes six boucles d'oreilles en diamants, avec la chaîne ;
L'album rouge, contenant la belle collection d'aquarelles par les ar-
tistes français, qui appartenait au duc d'Orléans ;
Toutes mes fourrures et le tableau des Saintes femmes, de Scheffer.
— Au duc de Chartres :
Ma parure de perles, composée des broches, épingles, boucles d'o-
reilles, bracelets et diadème. Cette parure me venait de sa marraine,
ma tante Adélaïde ;
Mon bracelet de rubis, légué par la reine des Belges ; deux boutons
de rubis ; la bague de saphirs et la bague de rubis ;
Ma belle coupe en lapis ; le livre de prières qui fut commandé par
son père; le nécessaire d'armes et mes dentelles. J'espère que ces bi-
joux et ces dentelles seront portés par une duchesse de Chartres.
— Outre les objets ci-dessus, je lègue, comme souvenir, au comte
de Paris :
Le grand portrait de son père, par Ingres ; le buste de marbre de
son père, par Jallet ; les Portes de fer, par Dauzats 5 le petit tableau
du Col de Tineah, par Philippoteaux;
Tous les manuscrits de son père, papiers, lettres, petits portefeuilles,
aussi bien que les lettres de son père, à moi adressées. — Je sais qu'il
regardera toujours ces papiers comme un trésor précieux, et s'en ser-
vira un jour avec discernement, de manière à faire connaître le caractère
de celui que la France a pleuré, sans même connaître toute sa valeur.
— Je lui laisse aussi :
Les portraits de mes deux mères; le portrait en aquarelle, par Win-
terhalter, représentant la reine avec les enfants du duc de Nemours ;
le portrait, à l'huile, du duc de Chartres, par Winterhalter ; le beau
poignard commandé par ma belle-sœur, la duchesse de Wurtemberg,
pour le duc d'Orléans ; deux des albums contenant les dessins de son
père ; la psyché qui me fut offerte par la ville de Paris, à l'occasion de
mon mariage; la statuette équestre en bronze, de son père, sur un
piédestal de marbre blanc; la grande pendule de Bréguet, qui sonna
232 REVUE BRITANNIQUE.
Theure de sa naissance, avec les ornements de cheminée qui l'accom-
pagnent ; la boîte émaillée, contenant la montre de son père et divers
autres souvenirs; la boîte contenant le cachet et les couteaux d'argent
dont je me sers toujours; une moitié des belles gravures du portrait
de son père^ par Ingres; — la petite aquarelle du duc d'Orléans, à
cheval, copiée d'après Horace Vernet ; un de mes quatre beaux éven-
tails ; mon éventail de mariage, en filigrane, dont s'était servie aussi la
reine ; son hochet de corail, dont se sont servis aussi tous les enfants de
la reine ; mon bracelet renfermant un portrait de son père, destiné à
sa femme ; mon prie-Dieu sculpté, contenant le masque de son père ;
mes papiers, lettres, petits livres de souvenirs, que j'ai laissés en An-
gleterre ; l'épée de son père, qu'il portait le jour de sa mort, et la palme
qui lui fut offerte par sa division à son retour des Portes de fer.
— Je laisse comme souvenirs au duc de Chartres :
Le portrait équestre de son père, par Dedreux ; le petit portrait de
son père, par Ingres ; le grand tableau du Col de Teniah, par H. Vernet ;
la tête en marbre, de son père, copiée du mausolée de Triquetty ; l'a-
quarelle de la reine, par Winterhalter ; mon portrait, par Henriquel
Dupont ; la garniture de mon pupitre (encrier, porte-plume et buvard,
relié en argent) ; la miniature de sa marraine ; ma petite montre; le
carnet en écaille et or, orné de portraits de famille ; un de mes quatre
beaux éventails peints ; le bracelet, orné de son portrait et de celui de
son père, destiné à la duchesse de Chartres ; l'aquarelle d'Eugène Lamy,
représentant la Revue des chasseurs d' Orléans aux Tuileries, en i 841 ;
le grand portrait du comte de Paris enfant, par Winterhalter ; deux
des albums contenant des dessins du duc d'Orléans ; la seconde moitié
des gravures du portrait de son père, par Ingres; VArc de triomphe de
Djimilath, par Dauzats; mon orgue d'Alexandre ; ma corbeille de ma-
riage et une statuette en bronze, de son père, avec les deux vases en
bronze qui l'accompagnent.
J'ai inscrit sur une liste spéciale les souvenirs que je prie ma fa-
mille et mes amis d'accepter comme un dernier gage d'affection, et je
désire que mes fils partagent entre eux le reste des articles que je puis
laisser, tels qu'albums, bronzes, livres, meubles et bagatelles. .
Cet acte est daté d'Eisenach, 1" janvier 1855.
Notre correspondant fait allusion à la vente du haras de lord
Dorhy. Les habitués du turf, qui ])Oudaicnt déjà le prince Al-
bert, qui préfère les animaux de basse-cour aux coureurs olyra-
NOUVELLES DES SCIENCES. 233
piques, en veulent au premier ministre de sa désertion; mais
le Times voit autrement les choses : selon lui, lord Derby serait
coupable d'une mystification indigne de son caractère, et res-
semblerait à l'usurier Alphius d'Horace :
Relegit omnos idibus pecuuias;
Quiï^rit calendis ponere.
C'est-à-dire que lord Derby, jaloux de garder ses coureurs et
même Toxophilite, n'aurait fait qu'une vente tronquée ou fic-
tive, en mettant des prix réservés sur toutes les bêtes qu'il ne
voulait céder à aucun prix. Aussi les enchères sur ledit Toxo-
philite se sont élevées jusqu'à deux mille cinq cents guinées
(près de 60,000 fr.); mais lord Derby en voulait trois mille
(75,000 fr.). 75,000 fr. un cheval ! Le noble seigneur a été plus
coulant pour se défaire de ceux de ses coureurs qu'il voulait sé-
rieusement réformer. Nous remarquons cependant parmi les lots
adjugés Tom Bouline , que lord Glascow a payé sept cents gui-
nées, — acquisition dont tous les amateurs lui font compliment;
et, en fin de compte, lord Derby a réalisé une somme de soixante
mille francs au moins, avec douze de ses chevaux seulement.
Sa Seigneurie est un habile maquignon, s'il n'a vendu à ce prix
que douze rosses. Le Times n'en conclut pas moins son article
en souhaitant pour l'honneur de lord Derby qu'il soit plus sin-
cère dans l'abandon de ses opinions rétrogrades que dans ses
prétendus adieux à ses chevaux.
AMIENS ET MANCHESTER.
Le Times a publié, le 30 août dernier, un article très-remar-
quable et qui devait être remarqué par les partisans exclusifs du
libre échange. Le journal anglais a assaisonné de plaisanteries
ironiques les faits suivants, que nous nous contentons d'extraire
Httéralement:
Un très-important document a fait son apparition sous les auspices de
la Chambre de commerce d'Amiens. Un Anglais ne peut le lire sans un
peu de compassion. Cependant^ il contient sur l'état des manufactures
chez nos voisins des révélations qu'il est utile de faire connaître à nos
234 REVUE BRITANNIQUE.
hommes d'Etat et à iios hommes de commerce. Il y a quelque temps,
les fabricants de velours de coton d'Amiens envoyèrent une députation
à Manchester pour apprécier la cause de la différence dans le produit et
dans les prix du même article manufacturé en France et en Angleterre.
Ces messieurs ont fait un rapport que la Chambre de commerce d'Amiens
a trouvé propre à être imprimé. Manchester, semble-t-il, reçut ses
compétiteurs gaulois avec toute franchise. M. Isaac Gregory les con-
duisit dans toutes les fabriques qu'ils désiraient visiter; les machines,
les prix, les salaires, la nature de la matière brute, tout leur fut ex-
pliqué ; et, après une étude attentive, ils quittèrent notre métropole du
coton dans un état de profond découragement. Au lieu d'exciter leur
émulation, cette visite les plongea dans le désespoir. Ils s'en sont re-
tournés chez eux en criant qu'il n'y a plus aucune espérance pour la
France, si la manufacture d'Amiens n'est délivrée par des prohibitions
positives de tout conflit avec ces terribles produits de Manchester, Néan-
moins, les délégués d'Amiens veulent bien condescendre à quelques
détails comtïierciaux, et leurs calculs établissent ce résultat que lors-
qu'une pièce de coton peut être faite à Manchester pour 36 fr. 30 c, le
coût du même article à Amiens doit être de 63 fr. 60 c. Voici, selon
eux, les causes de cette différence d'à peu près 100 pour 100 : la tein-
ture est d'un tiers meilleur marché; la dernière main, l'impression,
le pliage, sont de 50 pour 100 meilleur marché. Bref, l'aune de coton
est aussi de KO pour 100 meilleur marché en Angleterre qu'en France.
Le coton en France paye un droit de douane ; l'infériorité des machines
françaises fait qu'on ne peut employer qu'une meilleure qualité de
cette matière première; la dépense de l'établissement d'une fabrique
est bien plus grande en France qu'en Angleterre ; le charbon est cinq
fois moins cher en Angleterre que le combustible de bois dont on fait
usage à Amiens ; la perfection de l'outillage anglais fait que le manu-
facturier anglais peut obtenir pour 70 centimes la même mesure de
tissu que le manufacturier français ne peut obtenir que pour 2 fr. oO c.
Tout cela sautant aux yeux, disent les Français étonnés, il n'y a plus d'il-
lusion possible.
Tout ceci est parfaitement vrai : les velours de coton sont réellement
produits à Amiens au double du prix auquel ils se fabriquent à Man-
chester. Un élément seul manque pour mettre la France à même de
juger toute cette question.
Il serait important de savoir la somme payée par toute la France pour
les velours de coton d'Amiens; les délégués ne nous fournissent pas ce
chiffre. S'ils l'eussent fait, nous eussions pu, par le simple procédé de
la division de cette somme, fixer, dans l'intérêt du coûsommatour Iran-
NOUVELLES DES SCIENCES. 235
ç4is, le taux exact de la la.\.> i|ii'il paye pour le plaisir do savoir ^u'il y
a une fabrique de velours do coton à Amiens.
La moitié de l'argent payé pour les velours de coton en France est
une dure taxe levée sans avantage sur la bourse des Français- Telle est
la conclusion qui saïUe aux yeux des Anglais.
La Chambre de commerce d'Amiens en tire cependant cette consé-
quence bien différente que, quoi qu'il en soit, et quoique la France
doive payer un surcroit d'impôt^ les manufactures d'Amiens doivent
continuer à fonctionner. C'est une des nécessités vitales de la France
qu'Amiens produise du velours de coton. Ils regrettent de penser qu'un
droit de 80 pour 100 soit insuffisant pour les protéger. Hélas ! les droits
très-élevés ne sont plus protecteurs. Ln dépit de Cherbourg, Manches-
ter envahit la France, et, dans la grande bataille du velours de coton,
gagne une nouvelle victoire d'Azincourt. Rien n'y fera, sinon une prohi-
bition absolue : la France doit rétrograder jusqu'à la tactique de la
Chine et bâtir une grande muraille pour arrêter ces maraudeurs de
Manchester.
Le système continental, qui eut tant de succès sous Napoléon 1*'', doit
être repris et perfectionné sous Napoléon IIL Le peuple français doit
s'imposer lui-même pour s'isoler ; il doit doubler le nombre de ses
douaniers et ceux-ci doubler de surveillance, afin que la fabrique d'A-
miens puisse continuer paisiblement et sottement de travailler pour
un commerce inutile.
Les délégués d'Amiens se plaignent, avec une douloureuse sympathie
qui leur fait honneur, que l'ouvrier anglais gagne deux fois et même
trois fois plus que nos pauvres tisseurs français. Ils comparent les salaires
des deux classes et montrent que l'ouvrier français a lieu d'envier ce
que gagnent les ouvrières anglaises.
Et cependant, ajoutent nos délégués, la vie n'est pas plus chère pour
l'ouvrier anglais que pour l'ouvrier français : le pain et la viande sont
au même prix dans les deux pays, et, selon toutes les probabilités, il
en sera toujours ainsi maintenant que les droits sur les blés ont été
abolis.
Le feu et le vêtement sont moins chers en Angleterre qu'en France.
Le travailleur anglais vit infiniment mieux que l'ouvrier français; il y
a, par conséquent, en lui plus de force et de travail : il jouit aussi de
plus de loisir.
Voici, d'après le Piiblisher's circuJar, la. durée des droits d'au-
teur chez les diverses nations. En Angleterre, la propriété litté-
raire est conservée par un auteur pendant quarante-deux ans de
236 REVUE BRITANNIQUE.
sa vie, et s'éteint sept ans après sa mort. En Grèce et en Sar-
daigne, la durée n'est que de quinze ans, à partir de la date de
la publication. En Russie, le droit persiste vingt-cinq ans après
la mort, et dix ans de plus, si une nouvelle édition a été publiée
dans les cinq dernières années du premier délai. En Belgique et
en Suède, un ouvrage tombe dans le domaine public vingt ans
après la mort de l'auteur.
En France, le droit persiste au bénéfice des enfants ou de la
veuve, sous le régime de la communauté, pendant trente ans ;
en faveur d'autres héritiers, il n'est percevable que pendant dix
ans. En Espagne, il dure cinquante ans après la mort. En Au-
triche, en Bavière, en Portugal, en Prusse, en Saxe, dans les
Deux-Siciles, le Wurtemberg et les Etats de la Confédération
germanique, il s'éteint trente ans après le décès. En Danemark,
il en est de même, à cela près que les rééditions doivent être
quinquennales, sinon l'ouvrage tombe dans le domaine public.
Aux Etats-Unis, le droit dure pendant quatorze ans ; ce droit se
prolonge de quatorze autres années en faveur de l'auteur vivant
ou de sa veuve, de ses enfants ou de ses petits-enfants.
Le télégraphe transatlantique n'a pas dit son dernier mot,
nous l'espérons. Mais on comprendra que nous différions tout
article sur ce sujet, en remerciant les savants qui nous ont
offert leur collaboration. L'histoire de la pose du câble électri-
que et de ses conséquences sera bientôt le texte d'un article
original dans les Revues anglaises.
Il est pénible de voir un octogénaire comme le poète W. Sa-
vage-Landor se faire condamner pour un libelle. L'irascible vieil-
lard, qui habite Bath, s'étant brouillé avec une dame, son aînée
de plusieurs années, a publié en prose et en vers une satire qui
rappelle, par sa virulence, les diatribes d'Horace contre Canidie
et la satire de lord Bjron contre l'ex-gouvernante de sa femme.
Le jury de Bristol vient de condamner M. S. Landor à mille li-
vres sterling (25,000 fr.) de dommages-intérêts au profit de
Mrs. Yescombe, traitée par lui de menteuse, de vokuse, etc., etc.
NOUVELLES DES SCIENCES. 237
Nous avons publié les voyages du docteur Livingstone et ses
découvertes dans l'Afrique centrale. Nos lecteurs recevront avec
plaisir les dernières nouvelles du célèbre voyageur. Voici un ex-
trait d'une lettre que le docteur a écrite sur la rivière Zambèse
en juin dernier :
Nous avons atteint le bras méridional du Zambèse le 14 mai, et
nous avons trouvé la barre beaucoup moins diftîcile que nous ne pen-
sions, et les brisants moins dangereux. Nous sommes entrés dans la ri-
vière sains et saufs, faisant connaître par signaux au navire de Sa Ma-
jesté, Hermès, la profondeur de l'eau, jusqu'à ce qu'il fût bors de ^-ue
dans la direction de Killimane, où il allait porter aux Portugais nos let^
très de créance. Comme nous étions entrés dans les marais de Man-
grove, nous primes de la quinine, et, pensant que le moment était venu
de mettre à l'eau le petit steamer Ma-Robert, nous eu effectuâmes le
lancement, qui se fît avec succès. Nous nous servîmes alors de ce na-
vire comme d'un pilote. Nous avons à peine entrevu un indigène.
Après avoir exploré diverses bouches du Zambèse, nous avons en-
fin trouvé une excellente barre et un bon port, qui nous ont permis
d'entrer dans le bras principal. L'eau ayant un cours rapide, uous
craignîmes d'ensabler le Pearl, et nous pensâmes qu'il était plus pru-
dent de l'abandonner et de nous confier au Ma-Robert, pour avancer
facilement dans l'intérieur du pays. Les capitaines Gordon et Beding-
field étaient ravis d'admiration pour le Zambèse, Ce dernier trouvait
qu'il différait de toutes les autres rivières de la cûte occidentale.
Nous n'avions pas de cas de fièvre, et nous nous sommes assurés
de ce grand fait que ce temps de l'année était, au cœur de l'Afrique,
très-salubre pour les Européens, aucun homme du Pearl ou de Y Her-
mès n'ayant été attaqué par la maladie. Vous savez que je quittai au-
trefois la rivière à Mazaro et que nous dûmes de connaître le bas
Zambèse à la relation du capitaine Parker. Nous arrivâmes à Mazaro,
et ce ne fut pas sans une profonde émotion que je revis ces lieux où je
fis mes premières observations astronomiques sur le Zambèse , cette
même petite hutte que j'avais habitée. Nous avons fait fuir les hippo-
potames ; les plus vieux n'ont pas songé à nous résister. Nous sommes
en bons termes avec les indigènes. Nous irons à Tête la semaine pro-
chaine. Pas de fièvre encore.
Voici une seconde lettre adressée par le docteur Livingstone
à J. Aspinal Turner, esq. :
Steamer à hélice /'ea;-/, le 10 juin.
Mon cher monsieur.
Je suis heureux de vous informer que notre voyage a été des plus
238 REVUE BRITANNIQUE.
heureux depuis notre départ de Liverpool, et qu'après bon nombre de
tâtonnements nous sommes enfin entrés dans les eaux du Zambèse. Nous
nous étions d'abord engagés dans le bras méridional extrême ; mais,
après avoir fait soixante milles, nous nous trouvâmes au milieu d'her-
bages flottants tellement épais, quoique certaines parties de la rivière
fussent encore libres, que les navires ne pouvaient plus avancer.
L'accès et la barre sont excellents, et pendant soixante milles la
rivière coule à travers d'immenses plaines où le coton de Sea-Island
pourrait être cultivé.
Nous nous rendîmes ensuite au Luaho, bras du Parker; mais nous
trouvâmes, quoique la rivière fût très-large et l'eau très-courante, une
double barre très-dangereuse. Rétrogradant à sept milles au sud, nous
rencontrâmes l'excellente barre et le bon accès de Kongone. De là on
communique par deux bras avec le bras principal, et comme l'un n'a
que cinq milles de longueur, nous le prîmes, en nous servant du Ma-
Robert pour pilote. Nous essayâmes encore d'une autre large embou-
chure, mais la barre était mauvaise.
Près de l'embouchure du bras Kongone, mon frère a trouvé dans un
jardin d'indigène déserté une sorte de coton dont je vous envoie un
échantillon...
J'ai distribué de la semence de Sea-lsland à différents habitants du
Delta, qui m'ont promis d'en tirer bon parti...
Les premières nouvelles que nous avons reçues nous ont appris que
les Portugais avaient été obligés de s'enfuir à la côte, une tribu s'étant
révoltée. Tous les Européens s'étaient réfugiés à Kilimane. N'étant pas
dans le pays à l'époque ovl le mouvement a eu lieu, nous no serons
pas accusés de l'avoir provoqué. Je vous laisse à penser combien nous
allons nous avancer plus loin cette fois. Nous n'avons pas encore un seul
cas de fièvre. Chacun prend sa quinine quotidiennement.
David Livingstone.
P. S. 21 juin. — Nous abandonnons le Pearl plus tôt que nous ne
croyions devoir le faire. Un navire tirant quatre ou cinq pieds d'eau
pourrait avancer jusqu'à Tête, mais le Pearl, tirant neuf pieds sept
pouces, serait en danger. Nous avons débarqué nos provisions dans une
île, et nous faisons de nombreuses excursions sur la chaloupe à vapeur.
AGRONOMIE. — ACCLIMATATION. ESPECES OVINES.
Le Jardin zoologique de Marseille est adinirablement placé
pour servir de trausiliun aux espèces animales iiu'il [iciil être
NOUVELLES DES SCIENCES. 239
utile de transporter des diverses zones africaines dans les pro-
vinces de l'empire français. Les habiles administrateurs de ce
jardin lont parfaitement compris. L'on peut consulter déjà avec
fruit leur expérience, qu'on s'adresse soit à M. N. Suquet, soit
à M. Barthélémy Lapommeraye, les deux directeurs, celui-ci
étant plus spécialement chargé de la partie scientifique de l'éta-
blissement. A notre dernier passage à Marseille, nous fîmes l'ac-
quisition de deux jeunes agneaux de l'Yemen qui, nés dans le
Jardin zoologique, nous paraissaient susceptibles d'être plus fa-
cilement acclimatés dans les environs de Paris. Malheureusement
ils ont péri successivement sans que nous puissions encore nous
rendre compte de leur mort, et lorsque le dernier semblait non-
seulement vigoureux mais heureux de la société de trois chèvres
qui vivaient dans la même étable et paissaient sur le même gazon .
Nos propres observations sur cette espèce ovine seraient trop im-
parfaites, mais nous nous félicitons de pouvoir reproduire les
notes que nous devons à l'obligeante communication de M. Bar-
thélémy Lapommeraye :
« L'espèce ovine de l'Yemen, que feu M. Joseph Gêné, de
Turin, a décrite successivement sous les noms de ovis aries
recurvicauda et de ovis melanocephala, mérite l'attention parti-
culière des zoologistes et de tous les hommes qui s'intéressent
à l'agriculture de leur pays.
1 1° Cette espèce remonte à l'origine des temps.
« 2° Elle s'est maintenue pure à travers les croisements nom-
breux qu'elle a subis.
« 3^ Elle possède des qualités économiques qui la distinguent
entre toutes les autres .
« 4° Son acclimatation, facile sous la zone tempérée, peut-
être même au delà, conseille son introduction dans les diverses
localités en plaines du midi de l'Europe, d'abord, pour la faire
avancer progressivement à l'intérieur, ainsi que le commandent
la prudence et les saines notions de l'immigration des animaux
utiles.
« Il s'agit de démontrer ces diverses propositions.
« 1° L'espèce dont il s'agit remonte à l'origine des temps.
« Il suffit, pour s'en convaincre, de jeter les yeux sur quel-
ques bas-reliefs de l'Egypte antique, de manier quelques amu-
240 REVUE BRITANNIQUE.
lettes de la même époque, représentant ce mouton en figurines
d'agate ou de toute autre pierre dure, avec la distribution iden-
tique de la couleur noire pour la tête et le cou, jusqu'aux épau-
les, du blanc pur pour le reste du corps de l'animal. Les carac-
tères zoologiques spéciaux et distinctifs, tels que l'absence des
cornes, l'existence d'un fanon amplement développé, le dévelop-
pement obèse et adipeux du train postérieur, avec cette queue
mince et grêle qui se relève et retombe, se reconnaissent facile-
ment au premier aspect. Si je ne me trompe, une de ces jolies
figurines doit se trouver dans la riche collection du musée égyp-
tien du Louvre.
« En un mot, il y a identité parfaite entre l'animal de l'époque
mosaïque et pharaonique, et celui que l'Arabie possède aujour-
d'hui.
« 2° Elle s'est maintenue pure à travers les nombreux croise-
ments qu'elle a subis.
« Le type rigoureux reposant sur la distribution des couleurs,
telle que nous l'avons déjà indiquée, il ne saurait y avoir doute
à ce sujet.
« Les Arabes pasteurs ont, de tout temps, opéré le croisement
de leurs différentes races ovines. Etait-ce dans un but combiné,
ou laissaient-ils les choses se produire au hasard ? La première
hypothèse me paraît devoir être adoptée.
« Quant au croisement de l'espèce qui nous occupe, nous en
trouvons sous notre main de nombreux et curieux exemples, soit
par le don qui nous a été fait de quelques-uns de ces animaux,
soit par les produits obtenus au jardin. Parmi ces derniers, plu-
sieurs se sont écartes du type, tandis que d'autres l'ont repro-
duit dans toute sa vérité.
« Les animaux d'introduction plus ou moins récente nous
ont offert les variantes que voici, tout en possédant les caractères
principaux. Transposition des couleurs. C'est lorsque la tête et
les épaules sont blanches et que le reste du corps est noir. La
nature du poil est modifiée soit généralement, soit partiellement.
Il est laineux au lieu d'être rêche et cassant (type), ou bien il est
moitié l'un, moitié l'autre. Ici le fanon manque. Ceux-là ont
des cornes, contrairement au type. Tantôt les oreilles sont droi-
tes et pointent en avant, tantôt elles sont amples et tombantes,
NOtJVELLES DES SCIENCES. 241
tantôt moyennes, tantôt rudimentaires. Mais, je le répète, les ca-
ractères principaux subsistent. La taille reste la même. Les jam-
bes sont toujours minces et cftilées, toujours la région uropy-
giale est relevée en tablier qui recouvre les parties génitales ;
toujours le système adipeux subsiste et le suint abondant graisse
et lubrifie tout le système pileux.
« Cette sécrétion considérable n'a d'ailleurs rien de commun
avec la graisse propre à nos moutons. Elle est d'une nature fluide
et non concrète. Elle ne rancit pas. Les Arabes la recueillent
dans des outres et s'en servent, pendant plus d'une année, pour
le condiment de leurs mets journaliers.
« Ces mêmes Arabes pratiquent la castration des animaux de
la race ovine et de la race caprine, au point de vue de l'engrais-
sement, ne réservant pour types producteurs , pour étalons,
qu'un certain nombre de sujets, les mieux conformés, les plus
beaux et les plus purs. On le voit, ils pratiquent le mode de
sélection.
« De nombreux dons, faits au Jardin zoologique de Marseille,
de chevreaux provenant de la Syrie, de l'Egypte, de TYemen, du
Sennaar, de TAbyssinie et du Zanguebar, nous ont presque tou-
jours fourni la preuve de ce que j'avance. Ces animaux étaient
bistournés, gras, dodus, au pelage brillant. Sans aucun doute,
leur chair eût été d'une consommation avantageuse, sous le
double rapport de la quantité et de la qualité. En Syrie, la chair
des chevreaux et des chèvres engraissés appartenant à l'espèce
dite aux dents dorées, capra anridens, est préférée par les Euro-
péens à la chair des meilleurs moutons. Rien d'aussi savoureux,
d'aussi délicat qu'un gigot de Vovis melanocephala, bistourné,
cuit dans sa graisse, ou, pour mieux dire, dans sa mantèque.
« Les gourmets de tous les pays pousseraient certes à la pro-
pagation de cette espèce ovine, si, comme moi, ils s'étaient trou-
vés en position de déguster cette viande succulente !
<t L'espèce ovine de TYemen, qui nous occupe, consomme
assez bien, mais elle est rustique. Elle se défend convenable-
ment, sous l'empire de la chaleur comme sous l'action rigou-
reuse du froid. Elle n'est pas moins féconde que d'autres espèces.
La femelle donne presque toujours deux petits par portée. Je ne
parlerai pas de la production du lait. Les mamelles manquent
8* SÉRIE. — TOME V. 16
242 REVUE BRITANNIQUE.
d'ampleur, les trayons sont exigus, mais les petits sont bien
nourris et se développent rapidement.
« Voilà quelles sont les qualités économiques de l'espèce.
« Faudrait-il chercher à en obtenir quelque chose en sus, un
peu plus de taille, par exemple, par le métissage? Je ne crois pas
qu'il fût utile de tenter l'épreuve ; peut-être qu'à ce point de vue
le mieux serait l'ennemi du bien.
« Produire une chair abondante sans trop dépenser en nour-
riture, une chair succulente avec une nourriture ordinaire, ob-
tenir ces résultats combinés dans le moindre délai possible sur
des animaux bistournés, ne serait-ce pas là l'heureuse solution
d'un problème d'une haute importance?
'< Quant à la facilité d'acclimatation, l'exemple du Jardin zoo-
logique de Marseille est là pour édifier tout le monde. Dans l'état
provisoire de cet établissement, peu despace pour ces animaux,
le libre arbitre de vivre en plein air ou à couvert, par la chaleur
et par le froid, par la pluie et par le beau temps, sans abus dans
la provende, telles sont les conditions d'existence!
« Qu'on essaye ailleurs des mêmes moyens l Et d'ailleurs, ne
sommes-nous pas jusqu'ici le quartier général oii il est permis
de s'approvisionner en beaux et bons sujets ? »
HISTOIRE NATURELLE. — GASTRONOMIE. — L ORTOLAN.
We fat ail créatures else to fat us!
Nous engraissons toutes les créaturea pour nous
engraisser nous-mêraes !
Shakspeare, Uamlei.
Une lady qui faisait son premier voyage en Italie vit avec
surprise apparaître sur la table d'hôte un plat composé de loMit
peAilf, oiseaux et demanda ce que c'était. « Madame, lui répondit
un Français, son voisin de table, ce sont des illusions! » Ce Fran-
çais devait être de ceux que Sterne a classés parmi les voyageurs
d'un gros appétit... A moins que cette classe n'ait été oubliée
dans le Voyage senlimcnlal d'Yorick.
Cette miniature d'oiseau était l'ortolan, embcriza chlorocephala
ou emhp.riza horlulana. De la famille des bruants, l'ortolan est
NOUVELLES DES SCIENCES. 243
de la taille de Vcmberiza bitrinella ou bruant ordinaire, mais
son bec est plus allongé et son corps moins effilé; sa tête et son
cou sont d'un olivâtre cendré, sa gorge d'un jaune brillant, et
une ligne de même couleur se dessine de chaque côté de sa
tète ; l'iris de son œil est brun et le bord de ses paupières est
couvert d'un double rang de petites plumes dorées qui donnent
à sa physionomie une expression très-douce ; son dos et ses
plumes scapulaires sont un mélange de roux brun et de noi-
râtre, son ventre est roux comme sa poitrine, les plumes de sa
queue sont noirâtres, et les deux plumes extérieures laissent voir
une tache blanche de forme conique. La femelle de l'ortolan est
plus petite que le mâle, sa tête et son cou tirent sur le cendré,
sa poitrine est aussi moins brune et elle est en général d'une
teinte plus pâle. Les pieds et le bec sont couleur de chair.
L'ortolan est un oiseau essentiellement méridional. Dans les
pays vignobles il construit son nid sur un cep, avec assez peu
de soin, et le compose de crin, de foin et de feuilles sèches. La
femelle y couve, deux fois par an, quatre ou cinq œufs de cou-
leur cendrée. La variété qui se trouve en Lorraipe [embeiiza lo-
thariiigica), qui diffère beaucoup de l'ortolan du Midi, niche à
terre dans les sillons et au milieu des champs de blé.
L'ortolan nous arrive en même temps que la caille, c'est-à-dire
vers le mois de mai, et, après avoir passé tout l'été dans le midi
de la France, il en repart à la fin de septembre pour retourner
plus avant dans le sud. Gras comme un ortolan, dit le proverbe ;
mais ces oiseaux arrivent excessivement maigres, soit à cause
des fatigues du voyage, soit qu'ils aient jeûné en route, soit
qu'ils arrivent dans la saison des amours. Mais aussitôt que
cette saison est passée, ils prennent de la graisse avec une rapi-
dité merveilleuse, et il est rare alors d'en tuer ou d'en prendre un
seul qui n'en soit déjà surchargé. Hélas ! l'homme est-il jamais
content? Nous le voyons donner une maladie aux oies et aux
canards pour augmenter le volume de leur foie, engraisser les
cochons au point de les faire crever dans leur lard, enfin, mu-
tiler les pauvres volailles pour leur faire prendre du poids. Les
ortolans sont donc condamnés à être enfermés par centaines
dans des chambres éclairées seulement par une lanterne, et là
ces malheureux oiseaux cherchent à oublier les soucis de la
244 REVUE BRITANNIQUE.
captivité en mangeant le plus possible. C'est ainsi qu'ils attei-
gnent facilement le poids de trois onces, et, si on ne se dépêchait
de les manger à propos, ils périraient de cet excès d'embonpoint.
Dans les manoirs du Midi, la chambre aux ortolans est tout aussi
obligatoire que la cascade artificielle, le pont rustique elle poste
de la bastide marseillaise. Heureusement les méridionaux ne
sont pas des gourmets exclusifs ou égoïstes : tous les pays sont
appelés à jouir de ce mets par excellence, et chaque année on
exporte des quantités considérables d'ortolans vivants, soit à
Paris, soit à Londres, pour les offrir aux compatriotes de cette
dame qui s'étonnait qu'on pût servir à table d'hôte des oiseaux
de si petite taille. Les Anglais ont appris à les apprécier et à les
élever eux-mêmes pour leur table. Nous trouvons dans l'ouvrage
de M. Dixon, le Colombier et la Volière, des détails intéressants
dont nous avons pu nous-même vérifier l'exactitude sur une
paire d'ortolans que nous avons rapportée d'une excursion en
Provence.
« L'ortolan et la caille, dit cet auteur, sont à peu près mainte-
nant les seuls oiseaux sauvages que l'on engraisse pour la table,
selon la coutume ancienne et beaucoup plus usitée sur le con-
tinent qu'elle ne l'a jamais été en Angleterre. L'étalage du mar-
chand de volailles, beaucoup plus varié autrefois qu'il ne l'est
maintenant, comprenait trois genres d'oiseaux : les oiseaux nés
et élevés à la ferme, c'est-à-dire les oiseaux de basse-cour propre-
ment dits; les oiseaux tués à la chasse, et enfin ceux que l'on
prenait vivants et que l'on engraissait en cage. C'est sans doute
à cette dernière catégorie, ajoute M. Dixon, que l'on doit rap-
porter les oiseaux gras dont parle le livre des Rois, lorsqu'il
dit : « Choisissez, d'entre les oiseaux les plus gras, ceux qui le
« sont le plus. » Les allusions au filet de l'oiseleur et à l'oiseau
qui s'en échappe reviennent plus d'une fois dans les Psaumes
de David et dans les Proverbes de Salomon. » Il fallait être un
gourmand anglais pour trouver dans la Bible ce texte gastrono-
mique. Mais les anciens. Grecs et Latins, étaient là-dessus plus
forts que les Hébreux.
Deux cents ans avant la venue du Christ, Caton nous montre
comment il faut engraisser les ramiers, avec des fèves rôties, de
la farine de fève, etc. On doit regretter que son traité soit d'une
NOUVELLES DES SCIENCES. 245
précision trop rigoureuse, car il aurait bien pu nous enseigner
aussi la manière d'engraisser les autres oiseaux. Heureusement,
Varron et Columelle, écrivains du commencement de l'ère chré-
tienne, ajoutent un certain nombre d'oiseaux à la liste deCaton.
Yarron surtout attache une grande importance à la manière dont
on engraisse les grives, les miUariœ ou proyers (qui se rappro-
chent autant que possible de nos ortolans), les cailles, les ramiers
et les tourterelles. Les sarcelles, les canards sauvages, etc., su-
bissaient un traitement semblable dans les nessotropheion ou
élablissemenls pour l'engraissement des canards. Columelle parle
en outre de volailles sauvages (sylvestres rjallinœ] qu'il appelle
champélres [qiiœ rusticœ appellantur) , et, comme ces oiseaux ne
se reproduisent pas en captivité, il recommande de les gaver
fortement avant de les tuer, pour les rendre plus dignes [aptiores)
de paraître dans les festins.
« Il fut un temps, dit encore M. Dixon , oii l'on prenait au
filet les tringas pour les engraisser avec du pain et du lait. Mais
cette coutume n'existe plus maintenant, et, sauf les cailles et les
ortolans, le gibier engraissé ne paraît plus sur la carte de nos
dîners ; on peut en dire autant des jeunes cygnes nés en août et
menés à l'eau jusqu'en novembre. »
Mais revenons à l'ortolan, qui est importé en si grande quan-
tité en Angleterre qu'il deviendra bientôt un mets des plus
communs, si, par quelque nouveau procédé culinaire, un suc-
cesseur de feu Soyer ne parvient à lui rendre la valeur qu'il avait
jadis pour les gourmets. Les journaux ont cité un dîner que le
lord-maire d'York offrit, le P"" novembre 1850, àu. prince Al-
bert, et où un plat, composé principalement de tortues et d'or-
tolans, avait coûté lOÛ hvres sterling.
Mais si, grâce à quelque artiste en cuisine, l'ortolan redevient
rare, il faudra se défier de la contrefaçon, car Buffon nous dit
que, « sur la fin de l'été, le torcol prend beaucoup de graisse et
qu'il est alors excellent à manger, ce qui lui a fait donner en
plusieurs pays le nom d'ortolan. » 11 existe donc un faux ortolan.
L'ortolan véritable est, avons-nous dit, Y emberiza chloroce-
phala, ou bruant à tête verdàtre, selon le Dictionnaire ornilholo-
gique de Montagne, ou Vemberiza hortulana, ortolan de Selby,
James et Gould.
246 REVUE BRITANNIQUE.
L'ortolan est peut-être l'oiseau le plus facile à nourrir. Donnez-
lui seulement du millet, de Feau fraîche, et le voilà content. Il
n a pas besoin de séneçon, ni de plantain, ni de motte de terre
couverte d'herbe, ni d'échaudé, ni enfin d'aucune des friandises
de la cage. Il ne refuse pas une feuille de salade, mais il s'en
passe. A défaut de millet, vous pouvez lui donner de l'avoine,
qu'il casse, comme toute autre graine, à la manière des bruants,
contre un petit tubercule osseux, qui est situé sous la mandi-
bule supérieure, et qui est le trait caractéristique de tout le
genre bruant.
Du temps de Goldsraith, un ortolan se vendait à Londres jus-
qu'à une guinée. Il est vrai qu'alors on importait ces oiseaux en
très-petit nombre ; mais, aujourd'hui encore, il est permis de
les trouver très-chers à 1 shilling 6 pence la pièce (environ
1 fr. 75 c), si on calcule que, l'ortolan pesant en moyenne trois
onceSj c'est payer la viande 8 shillings (ou 10 fr.) la livre.
Quant à moi, m'offrît-on 2 guinées de la paire d'ortolans
ique je possède dans ma volière, je les garderais, tant ils sont ac-
coutumés à leur captivité, tant ils sont gais, tant ils sifflent bien
surtout, quoiqu'ils échouent à la troisième note, lorsque, piqués
d'émulation, ils veulent essayer la roulade dés serins, leurs voi-
sins, ou répondre à la voix humaine, ce qui leur arrive, même
dans la nuit, lorsqu'ils aperçoivent la lumière de la lampe ou de
la bougie. Ils ont déjà passé ainsi deux hivers et subi la crise de
deux mues, retrouvant chaque fois toute l'élégance de leur plu-
mage, toute la vivacité de leurs mouvements et le fifre mélo-
dieux de leur gosier. J'ajouterai qu'étant en ce moment dans la
plus belle phase de leur embonpoint proverbial, chacun de mes
ortolans, petite pelote de graisse, peut peser bien près de quatre
onces. P. P.
CHRONIQUE
BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE.
Paris, septembre 1858.
m falk a Word with this sarne leanied theban '
(Shaksp., King Lear, acte III, se. iv.)
Je dirai un mot à ce même savant thébain.
Shakspeare, qiii a traité plus d'un sujet classique, aurait pu être sé-
duit par les malheurs de cette famille de Cadmus, qui touchent d'aussi
près à l'horrible que les malheurs du roi Léar qu'il nous a montré
aveugle comme l'Œdipe de Sophocle. Aussi le poëte anglais qui a pro-
duit l'Œdipe le plus digîie du poëte grec, tout en admiraîit la simplicité
de son modèle antique, a cru devoir s'inspirer aussi du génie shaks-
pearien pour le montrer à un public anglais. Nos confrères vont par-
ler de l'Œdipe de Voltaire et de celui de Corneille ; nous avons voulu
relire celui de Dryden, après avoir religieusement écouté la belle et
heureuse traduction que le Théâtre-Français a représentée ce mois-ci,
traduction qui est l'événement dramatique de la saison.
Nous pourrions remonter plus haut avec Dryden lui-même, qui n'é-
tant pas seulement un grand poëte, mais encore un grand critique,
parlait de la poésie grecque et de la poésie latine comme en parlent
aujourd'hui M. Villemain ou M. Patin, dont les études sur les tra-
giques grecs viennent justement d'être réimprimées '. Il regrette fran-
chement de ne pas avoir osé être aussi simple que Sophocle, mais il
se crut obligé d'obéir aux exigences de la scène anglaise et de glisser
sous la grande intrigue du drame la sous-intrigue [under-plot], dont il
critique lui-même les inconvénients *.
1 5 vol. Librairie Hachette.
- « Sophocle, en vérité, est admirable partout, et nous l'avons suivi d'aussi près
que nous l'avons pu. Mais le théâtre athénien (qu'il fût ou non plus parfait que le
nôtre) avait une perfection différente de la nôtre La coutume veut que nous
introduisions une sous-inlrigue de personnages secondaires dépendant de l'intrigue
principale et s'agitant à côté des personnages principaux comme dans les contre-
allées d'un labyrinthe qui aboutissent toutes au parterre central... reut-être, après
tout, l'ancienne méthode est la plus facile comme la plus naturelle et la meilleure,
car la variété qu'on cherche est trop souvent sujette à produire la distraction, et, en
voulant plaire de trop de manières, si nous manquons d'art pour conduire notre
sujet, nous risquons de ne pas plaire du tout, t [Préface to Œdipus.)
248 REVUE BRITANNIQUE.
Pour mieux justifier l'introductiou de Tintrigue épisodique de son
Œdipe, Dryden cite Corneille^ quoiqu'il ne soit pas de l'avis du grand
tragique français, qui attribuait la plus grande partie de son succès au
rôle que Thésée etDircé jouent dans son imitation de Sophocle, ayant
sacrifié maladroitement, selon Dryden, le personnage principal au
personnage qui devait rester secondaire , jusqu'à faire d'Œdipe un
tyran soupçonneux, plus jaloux de conserver sa couronne que de sau-
ver son peuple, ce Le Français s'est trompé, dit Dryden; tout ce que
nous pouvions lui emprunter, c'était l'idée d'un épisode, mais non la
manière de s'en servir. » Au risque d'effacer aussi un peu son Œdipe,
le poëte anglais a imaginé un Adraste, roi d'Argos, qui est le plus
parfait des amants, le plus chevaleresque des guerriers. Fait prisonnier
par Œdipe, Adraste admire son vainqueur et veut devenir son frère
d'armes. Œdipe n'a pas de plus fidèle ami que lui, et lui accorde tout
d'abord la main d'Eurydice, fille de Jocaste et de Laïus, princesse ac-
complie elle-même, qui rend à Adraste tendresse pour tendresse, avec un
chaste dévouement digne des héroïnes de M"'' de Scudéry et de M. Cou-
sin. Dryden n'appréciait pas moins le Grand Cyrm cjue le théâtre de
Corneille, et, comme celui-ci, il ne craint pas de faire filer le parfait
amour à ses amants au milieu des horreurs de la peste :
Quelque ravage affreux qu'étale ici la peste.
L'absence aux vrais amants est encor plus funeste,
dit le Thésée de Corneille.
« Je suis vaincu deux fois, s'écrie galamment l' Adraste de Dryden,
par Œdipe et par ma princesse ! « quand Œdipe lui a dit : « Sois libre
pour l'amour et pour Eurydice. » Œdipe n'est, de son côté, guère
moins amoureux qu'Adraste, maritalement et filial ement à la fois, car
il cherche à analyser le singulier sentiment que lui fait éprouver celle
qui l'a rendu père, et dont il ignore qu'il est le fils, — énigme que
lui a léguée le sphinx pour se venger de la facilité avec laquelle Œdipe
devina celle qui lui procura le trône de Laïus. Jocaste aime à son tour
Œdipe d'une tendresse tout à fait inexplicable, et, lorscpie la mère et
le fils, la femme et l'époux analysent ensemble ce qu'ils éprouvent
l'un pour l'autre, on croirait qu'ils sont sur le point de découvrir la
nature de leur double lien, Jocaste, fidèle à la mémoire de son pre-
mier époux, ne cachant pas au second qu'elle est surtout charmée d'une
ressemblance qui lui a rendu un Laïus plus jeune. Voltaire devait
avoir lu l'Œdipe de Dryden, lorsque Egine demandant à Jocaste si elle
aimait Œdipe avant que celui-ci l'entraînât à l'autel, Jocaste lui
répond :
Je sentis pour lui quelque tendresse;
Mais que ce sentiment fut loin de la faiblesse
Je sentais pour Œdipe une amitié sévère.
Mais la Jocaste de Voltaire n'aime d'amour ni son premier ni son se-
CHRONIQUE ET BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 249
coud mari *. Elle étouffe dans son cœur une ancienne passion pour
Philoctète, personnage qui appartient à Voltaire seul, ctrpii remplace
à la fois le Créon de Sophocle, le Thésée de Corneille et l'Adraste de
Drvden*. Celui-ci a conservé Créon, ou plutôt ce nom, qui, dans sa tra-
gédie, est une pâle copie du Richard III de Shakspeare. Rival d'OËdipe
pour le trône, rival d'Adraste pour le cœur d'Eurydice, ce Créon
shakspearien est hossu, bancal, et si contrefait que, lorsqu'il ose parler
d'amour à Eur^'dice, celle-ci, indignée, comme si un singe lui faisait
une déclaration, ose lui dire qu'en sortant du sein de sa mère il lit
peur à l'accoucheuse ! Créon prétend que la nature l'a dédommagé en
lui donnant une âme héroïque. « Non, réplique Eurydice, ton âme
est aussi difforme que ton corps; cherche une créature semblable à toi.
La femme qui se prêterait à la reproduction d'un monstre de ton es-
pèce risquerait de faire supprimer par les dieux l'espèce humaine ! »
Le Richard III de Shakspeare reçoit de pareils compliments, mais il
n'en séduit pas moins les princesses qu'il rend veuves, sans plus se
décourager de sa laideur physique que ce fat de Roquelaure, qui pré-
tendait qu'entre le plus bel homme de la cour et lui il n'y avait que
l'avance ou le retard de quelques heures pour séduire une femme.
Créon est aussi maladroit en amour qu'en politique, et vainement il
accuse tour à tour Adraste et Eurydice elle-même de la mort de Laïus ;
il ne réussit mieux en accusant Œdipe que parce qu'ici il a pour lui
la voix prophétique de Tirésias. Dryden a conservé ce personnage,
que Voltaire a transformé en grayid prêtre solennel ; il a même complété
ce personnage antique, non pas seulement en lui donnant une fille
pour guider ses pas d'aveugle, mais en graduant mieux que Sophocle
l'intérêt de ses révélations. Voltaire n'a pas tort de trouver que le Ti-
résias thébain se laisse aller un peu trop vite à la colère, et que son
langage ne ressemble guère à l'ambiguïté ordinaire des oracles. — Le Tiré-
sias anglais ne perce lui-même que peu à peu les ténèbres mystérieuses
du forfait qu'il est appelé à deviner. Ses premières réponses ne dénon-
cent qu'un assassin inconnu ; il lui faut évoquer plusieurs fois le spec-
tre de Laïus pour arriver à la vérité. Ces évocations sont réellement
' Quand elle exprime à Œdipe quelque chose des sentiments de la Jocaste de
Dryden, c'est à peu près dans un langage qui n'est que froid et qui serait chaste
sans l'amour qu'elle conserve à Philocfete :
Et si j'ose, seigneur, dire ce que j'en pense.
Laïus eut avec tous assez de ressemblance.
Et je m'applaudissais de retrouver en tous
Ainsi que les Tertiis les traits de mon époux.
(Acte IV, scène i.)
* Voltaire s'excuse d'avoir introduit un parfait amant dans son Œdipe, en nous
disant: « A l'égard de ce souvenir d'amour entre Jocaste et Philoctète, j'ose encore
dire que c'est un défaut nécessaire.» 11 convient aussi que Philocltte ressemble
assez aux chevaliers errants. L'Adrasle de Dryden est un chevalier encore plus
tendre et il est plus ardent.
250 REVUE BRITANNIQUE.
dignes du génie shakspearien, ou plutôt du génie homérique ; car les
sorcières de Shakspeare auraient paru un peu déguenillées sur la
scène athénienne, et c'est une idée gracieuse de Dryden de faire em-
prunter par le devin la voix de sa fille quand il veut implorer et adou-
cir le courroux des dieux. Ce qui est plus franchement shakspearien,
c'est l'apparition du spectre de Laïus, qui rappelle le père d'Hamlet ',
et le somnambulisme d'CEdipe (invention moins heureuse). Le mal-
heureux vainqueur du sphinx est affligé des rêves les plus sinistres :
un de ces rêves l'arrache quelquefois à la couche nuptiale, comme lady
Macbeth. Le public anglais était sans doute mieux préparé à une scène
de somnambulisme que ne l'aurait été le nôtre à la même époque. En
lisant la pièce encore aujourd'hui, mon préjugé classique me fait sour-
ciller, rien qu'à l'indication écrite d'un Œdipe « en chemise ; » — wai-
kiny asleep in his shirt, une torche dans la main gauche, un poignard
dans la main droite. Œdipe somnambule est livré à toute l'horreur
des prédictions qui lui furent faites, protestant contre la destinée qui
le pousse à l'inceste avec Mérope qu'il croit sa mère, et au parricide
contre Polybe qu'il croit son père. Un coup de tonnerre le réveille au
moment où Jocaste elle-même vient le rejoindre pour le ramener à la
couche nuptiale. Œdipe abjure alors les vains fantômes de son sommeil
et s'abandonne à la tendresse incestueuse de sa véritable mère : To hed,
my fair ; lorsqu'une voix spectrale lui crie : « Œdipe ! » Le couple in-
cestueux tressaille à cette voix, mais il se rassure peu à peu ; et Œdipe
finit par s'écrier que son innocence bravera les apparitions menteuses
et les conspirations infernales : « Quand bien même les Furies en-
toureraient ma couche de leurs terreurs, je les braverais avec Jocaste
dans mes bras, etc. » La toile tombe, car c'est la fin d'un acte qui devait
certainement frapper d'une émotion singulière les imaginations un
peu perverties des contemporains de Dryden. Lorsque, dans la suite
des cinq actes, Œdipe se connaît enfin lui-même, Dryden (qui avait
pour collaborateur un auteur de mélodrames nommé Lee) reprend la
plume, et, suivant enfin, sans s'en écarter, la voie légendaire de So-
phocle, il trouve des accents plus noblement pathétiques; mais, le
dénoùment arrivé, il obéit encore au génie sanguinaire du théâtre an-
glais, en se débarrassant par une mort violente de tous ses person-
nages : Œdipe se précipite du haut d'une tour, Jocaste se poignarde
après avoir poignardé ses enfants comme Médée, Créon poignarde
Eurydice, et Adraste poignarde Créon.
Une analyse plus complète rendrait justice à de grandes beautés, à
côté de bizarreries très-contestabies, dans cette alliance incestueuse du
génie tragique de la Grèce et de la muse shakspearienne. A une repré-
sentation qui en fut donnée à Dublin, un spectateur fut subitement
frappé de folie. Un pareil effet dépasse un peu le but de l'auteur dra-
* L'idée de cette apparitiou appartient à Séneque, dit Dryden; mais la mise en
scène m'appartient tout entière.
CHRONIQUE ET BULLETIN BIBLIOGRAPHIQUE. 251
matique. M. Jules Lacroix a osé traduire plus littéralement que ses de-
vanciers tout ce qu'il y a d'admirable dans Sophocle, et il n'a pas trop
présumé du public français, encore assez littéraire heureusement, en
espérant que les naïvetés antiques, critiquées justement par Voltaire
dans sa préface, pouvaient, rendues avec un respect religieux, ne pas
compromettre la plus haute gloire de l'art grec. Le Théâtre-Français
devait peut-être aussi cette réparation aux modèles, car, on peut le
dire aujourd'hui qu'il est rentré dans la voie classique, il s'en est
écarté quelquefois. Grâce aux vers souvent heureux de M. Jules Lacroix,
grâce à une mise en scène d'un goût parfait, grâce même à l'interpré-
tation des seuls artistes qui perpétuent la tradition du grand siècle,
ou peut répéter, en l'appliquant au poëte et aux comédiens, ce que
M. Patin dit de l'avènement de Sophocle rappelant ses concitoyens au
culte de l'idéale beauté : « C'est ainsi tju'après une tempête qui a cou-
vert de ténèbres la face de la terre, ou voit renaître aux rayons encore
voilés du soleil l'aspect riant de la nature, et qu'avec un ravissement
mêlé d'un reste d'effroi, on aime à jouir du tableau mélancolique de
la sérénité renaissante*. »
L'administration a fait très-bien les honneurs du théâtre de Corneille
et de Racine au vieux Sophocle ressuscité. Nous voulons dire que les
costumes et les décors sont d'une magnificence et surtout d'une exacti-
tude à charmer les archéologues. Sophocle a été ainsi accueilli dans
une salle mise à neuf avec un goût qui la place au-dessus de toutes
les salles du monde. Comme la Comédie ne s'est pas ruinée à cette dé-
pense, après de si belles recettes depuis quatre ans, on peut lui de-
mander de remettre aussi à neuf les décorations peu coûteuses des
pièces de Molière. Le Médecin malgré lui, qui terminait le spectacle
grec, a pu craindre pour ses honoraires en entrant chez le père de la
fille muette. Cela n'a pas empêché M. Got de jouer Sganarelle avec une
gaieté étourdissante.
Nous avons appris au foyer une excellente nouvelle : les prochaines
répétitions d'une pièce en trois actes de M. Scribe; mais notre Chro-
nique a son passe-port à renouveler pour se rendre au Congrès de la
propriété littéraire qui s'ouvre après-demain à Bruxelles. Elle veut
aussi lire, avant de partir, les excellents discours que prononcèrent na-
guère au Parlement d'Angleterre, sur cette question, sir Edward Bul-
wer, le juge TalfourdetM. (aujourd'hui lordj Macaulay. La Chronique
dit donc adieu à ses lecteurs jusqu'au mois prochain.
Le mois dernier, j'avais fait ma page sur Genève avant d avoir lu
ritinéraire d'A. Joanne ! Mon siège était fait aussi avant que j'eusse reçu
les Causeries franco-italiennes, de M. Félix Platel, qui adresse justement
une superbe apostrophe à la reine du Léman : 0 Genève, ô ville bleue !
toi qui baignes tes pieds de granit dans les flots glacés du Rhône, etc. M. F. Pla-
1 Éludes sur les tragiques grecs, t. 1, p. 40.
252 REVUE BRITANNIQtJE.
tel est un voyageur humouristique qui décrit par boutades Genève,
Aix-l es-Bains^ Ghambéry et la Savoie tout entière^ sans oublier les il-
lustrations vivantes que cette terre, à demi-italienne et à demi-suisse,
envoie à Paris avec ses marmottes. Dans ce volume de spirituelles
causeries et d'opinions hasardées, l'auteur convient lui-même qu'il
parle plutôt des hommes que des choses. Impossible d'analyser cette
suite de digressions, où l'imprévu semble être le sujet ; ce voyage par
sauts et par bonds, que Tristram Shandy ne désavouerait pas, mais
que, n'étant pas Tristram Shandy, j'aimerais mieux plus simple ,
dût l'auteur me dire que je suis trop de mon époque, qu'il appelle
une barrique c^'eau froide,
AMÉDÉE PICHOT.
Poets and Poetry of Germany, par M"*« L. Davésiès de Pontés. Ces
deux charmants volumes, publiés à Londres, nous occuperont pro-
chainement; c'est un tableau de la littérature poétique de l'Allemagne,
où la biographie et la critique sont très-heureusement associées.
Observations sur le mode des lignes télégraphiques sous-marines, par
M. F, -M. Baudouin ; brochure remplie de notions pratiques, et qui est
tout à fait de circonstance. M. Baudouin explique très-bien les obsta-
cles qui ont retardé le succès du câble transatlantique.
Erratum. — Nous nous faisons un devoir d'insérer la réclamation
suivante :
Au Rédacteur.
« Monsieur ,
« J'aime beaucoup la biographie romanesque de ce centenaire que
vous nous avez traduite ou imitée récemment de Charles Dickens. Ce Tho-
mas Parr, qui eut l'honneur d'être disséqué par le grand Harvey, est
un original fort amusant, et dont la vie et la mort contiennent une
double moralité. Vous avez très-bien fait d'y rattacher, pour les savants
qui ne détestent pas les contes ni les biographies romanesques, les ob-
servations inspirées à la Revue d'Edimbourg par le piquant volume
Be la Longévité et de la quantité de vie sur le globe. Mais, élève de
M. Flourens, permettez-moi de vous faire remarquer que l'auteur an-
glais me semble avoir confondu ce que l'illustre professeur dit de la
vie normale, avec ce qu'on appelle la vie moyenne. Pour que la vie
moyenne de l'homme put être de cent ans, il faudrait que la vie nor-
male fût de quatre cents.
a Agréez, Monsieur, etc. »
Un Élève du Mlséum d'histoire naturelle.
Le Pirecleur, Rédacleur en chef : A.MÉDÉE PlCHOT.
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Sheppard, 1 vol. — ■ The Lancaster Witches, 2 vols. — The Star-
Chamber, 2 vols. — The Flitch of Bacon, i vol. — The Spendthrift;,
1 vol. — Mervyn Clitheroe, 2 vols.
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moirs of a Femme de Chambre, 1 vol. — Marmaduke Herbert, 2 vols,
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Disowned, 1 vol. — Ernest Maltravers, 1 vol. — Alice, 1 vol. —
Eva and the Pilgrims of the Rhine, i vol. — Devereux, 1 vol. — Go-
dolphin and Falkland, i vol. — Rienzi, 1 vol. — Night and Mor-
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The Poems of Schiller, 1 vol. — Lucretia, 2 vols. — Harold, 2 vols.
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Lee, 2 vols. — Rachel Gray, i vol. — Adèle, 3 vols.
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2 V. — Hypatia, 2 v. — Alton Locke, 1 v.
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Daltons, i v. — The Dodd Family abroad, 3 v. — Marlins of Cro'
Martin, 3 v. — The Fortunes of Glencore, 2 v,
G. -H. LEWES : Rauthorpe, i v.
LONGFELLOW : The poetical Works, 2 v.
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Historical Essays, o v. — Lays of Ancient Rome, i v. — Speeches,
2 V. — Biographical Essays, 1 v.
LORD MAHON : The History of England, 7 v.
MANSFIELD : The Log of the Water Lily, 1 v.
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ter Simple, 1 V. — Japhet in search of a Father, 4 v. — Monsieur
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teer's Man, 1 v. — The Children of the New For est, i \. ■ — Va-
lérie, 1 V.
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Avon, 2 v. — Aubrey, 2 v, — The Heiress of Haughton, 2 v. —
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MILTON : The poetical Works, 1 v.
THOMAS MOORE : The poetical Works, 3 v.
HON. MRS. NORTON : Stuart of Dunleath, 2 v.
OSSUN : The Poems, 1 v.
POPE : The sélect Poetical Works, 1 v.
CH. READE : « It is never too late to mend, » 2 v.
W. SCOTT : Waverley, 1 v. ^- The Antiquary, i v. — Ivanhoe, i v.
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1 V. — Guy Mannering, 1 v. — Rob Roy, d v. — The Pirate, i v.
— The Fortunes of Nigel, 1 v. — Black Dwarf; a Legend uf Mont-
rose, 1 V.
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STERNE : Tristram Shandy, 1 v.
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bin, 2 V. — Dred, 2 v.
SWIFT : Gulliver's Travels, 1 v.
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V. 1-8. — Henry Esmond, 2 v. — The English Humourists, 1 v. —
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THOMSON : The Seasons, 1 v.
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WARREN : Diary of a late Physician^ 2 v. — Ten Thousand a-Year^
2 V. — Now and Then, 1 v. — The Lily and the Bee, 1 v.
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The Hills of the Shatemuc, 2 v.
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Daisy Chain, 2 v. — Dynevor Terrace, 2 v.
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1 V. — Tom Brown's School Days, 1 v. — A Whim and its Consé-
quences, 1 V. — Autobiography of Lutfullah, 1 v. — Paul Ferrol,
1 V. — Year after Year, by the author of « Paul Ferrol , » 1 v. —
John Halifax, 2 v. — The Head of the Family, by the author of
« John Halifax, » 2 v, — Still Waters, 1 v. — Dorothy, by the au-
thor of « Sdil Waters, » 2 \. — De Cressy, by the same, 1 v. —
Uncle Ralph, by the same, 1 v.
TYPOGRAPHIE HENNUYEU, UUK DU BOLLEVAUU, 7. BATIGNOLLES.
' Boulevard extérieur de Paris.
OCTOBRE 1858.
REYUE
BRITANNIQUE
SCIENCES PHYSIQUES.
LE MICROSCOPE
QUELQUES-UNES DE SES RÉVÉLATIONS.
Qae nous sommes loin du temps où Addison pouvait dire
dans le Speclateur : « Etouffer des chats sous le récipient pneu-
matique, disséquer des chiens vivants, transpercer des insectes
pour les regarder au microscope, ce sont occupations de méde-
cins sans malades ! » Pope s'écriait à la même époque : « Vous
demandez pourquoi l'homme n'a pas des yeux microscopiques?
Tout simplement parce que l'homme n'est pas une mouche.
Discerner l'organisation dune mite, et ne plus comprendre les
cieux, le bel avantage! »
Assurément, l'homme perdrait bien plus qu'il ne gagnerait,
si ses yeux acquéraient la puissance du microscope. Il n'en est
pas moins certain que quiconque veut avoir une idée de toutes
8« SÉRIE. — TOME V. 17
258 REVUE BRITANNIQUE.
les merveilles de l'univers ne doit pas plus négliger l'étude des
infiniment petits que celle des globes lumineux du firmament.
Les observations récentes ont mis cette vérité hors de doute.
Elles ont fait ressortir toute l'importance du rôle assigné aux
êtres assez exigus pour échapper aux meilleurs yeux. Il ne s agit
plus, en effet, d'amuser les curieux en leur faisant voir des ani-
maux inaper«;us, dont les formes nouvelles et les mouvements
variés excitent leur surprise. Le micrographe est allé bien plus
loin, en montrant qu'une partie notable des terres émergées a
été formée par ces êtres microscopiques qui ont rempli, dans les
temps les plus reculés, et remplissent encore tous les jours des
fonctions essentielles, prescrites par Celui devant lequel rien
n'est grand et rien n'est petit. C'est ce qu'a bien exprimé un
écrivain français, en disant, — sous une forme, en apparence
paradoxale : — « L'auteur de la nature est grand dans les grandes
choses, — dans les petites, il est infiniment grand. »
Comme beaucoup d'autres découvertes, celle du microscope
a été attribuée à divers inventeurs avec plus ou moins de pro-
babilité. On prétend que Roger Bacon s'acquit le renom de sor-
cier, pour avoir façonné un verre « qui faisait voir des choses
étranges. » D'autres en font honneur à Jansen, fabricant de lu-
nettes hollandais. Un de ces instruments fut apporté au mathé-
maticien du roi Jacques II, Cornélius Drebbel, qui en fit de
pareils et s'en dit l'inventeur. Hooke se montre parmi les pre-
miers et les meilleurs observateurs anglais. A la demande de la
Société Royale, il publia un curieux in-folio, intitulé : Micro-
graphia , « ou descriptions physiologiques de quelques petits
objets, faites au moyen de quelques verres grossissants. » Leeu-
wenhoek vint ensuite donner une nouvelle impulsion à ce genre
d'étude ; il y employait de petites lentilles biconvexes qu'il fabri-
quait lui-même, et dont il donna vingt-cinq exemplaires à la
Société Royale. >'e\vton accorda, dit-on, son attention au mi-
croscope, et il en construisit un qu'il recommandait de n'éclairer
qu'avec une lumière simple, le rayon jaune, par exemple : c'était
un instrument réflecteur •.
En 1738, le docteur Nathaniel Lieberkuhn, de Berlin, inventa
1 Si l'instrument attribué à Newton avait été réflecteur, il eut été au moins inu-
tile «l'éclairer l'objet avec une lumi'cre simple. {Noie du Rédacteur.)
1,F. MICROSCOPE. 259
le microscope solaire. Ce nouvel instrument conquit tout d'a-
bord un grand renom ; mais on reconnut plus tard que, s'il pro-
cure un spectacle brillant, dont un grand nombre de spectateurs
peuvent jouir simultanément , il se prête mal aux observations
exactes. A partir de cette époque, les microscopes, simples ou •
composés, se multiplièrent; mais on ne sut point leur appliquer
le perfectionnement de l'achromatisme. Depuis qu'on est enlln
parvenu à réaliser cette application, on a fait du microscope un
instrument éminemment utile, qui réunit une grande netteté
à une puissance surprenante d'amplification.
Ce dernier progrès est d'une telle importance, qu'on nous par-
donnera, nous l'espérons, d'expliquer ici ce qu'on entend par
achromatisme. Quand une lentille de verre transmet et réunit des
rayons lumineux, elle n'agit pas sur tous de la même manière.
Les uns, les rayons violets, plus écartés de leur route primitive,
se réunissent d"abord, et forment une image derrière la lentille.
Parmi les autres, les rayons rouges, les moins réfrangibles de
tous, sont les moins détournés et vont produire une image de
leur couleur plus grande et plus éloignée que la violette. Entre
ces deux premières images, se trouvent rangées celles de tous
les autres rayons colorés, suivant l'ordre de leur réfrangibilité.
Quand l'observateur vient demander au microscope non achro-
matique la représentation de l'objet qu'il a placé au-dessous,
au lieu d'une seule image qu'il cherche, il en trouve un grand
nombre. Superposées qu'elles sont, elles ne présentent que des
traits confus, et, comme elles se débordent l'une l'autre, les ob-
jets se montrent entourés des nuances de l'arc-en-ciel. Ce chaos
est l'effet de ce qu'on appejle l'aberration de réfrangibilité. Mais
cette cause principale de l'indistinction des images n'en est pas
la seule; il en existe une autre, V aberration de spliéricité. Nous
allons tâcher de l'expliquer.
Concevez qu'on ait détaché une bande de verre tout autour
d'une. lentille • celte bande ne sera autre chose qu'un prisme
circulaire. Supposez qu'on répète l'opération sur le reste de la
lentille : on produira une seconde bande, dont les surfaces, non
parallèles entre elles, agiront sur la lumière à la façon d'un
prisme. Vous aurez bientôt reconnu que la lentille entière peut
être considérée comme une suite de prismes circulaires et con-
260 REVUE BRITANNIQUE.
centriques. Si cette lentille était très-petite, la géométrie enseigne
que l'inclinaison des surfaces prismatiques successives serait
partout la même. Toutes auraient donc la même valeur et le
même effet; la lumière, détournée par l'ensemble de ces sur-
faces, se réunirait en un même lieu pour y former l'image de
l'objet lumineux d'oiî elle serait partie. Dans la pratique, il n'en
est pas ainsi. La lentille n'est pas très-petite par rapport aux
sphères dont elle peut être regardée comme une partie; si elle
l'était, l'image manquerait de lumière. Aussi, les surfaces pris-
matiques, dont nous la concevons composée, ne concentrent pas
les rayons au même point. Plus les bandes circulaires sont éloi-
gnées du centre, plus grand est l'angle que leurs surfaces font
entre elles ; l'action qu'elles exercent sur la lumière, pour la
détourner, augmente avec cet angle. Les bandes prismatiques
formeront donc des images d'autant rapprochées de la lentille,
qu'elles seront elles-mêmes rapprochées de ses bords. Ainsi, de
la sphéricité des lentilles résulte une autre sorte de confusion.
Les opticiens se sont efforcés de corriger ces deux aberrations.
C'est en appliquant sur une lentille convexe de verre une len-
tille concave de cristal qu'ils y parviennent plus ou moins. Les
prismes, qu'on peut concevoir comme éléments de la lentille
' concave, sont tournés en sens contraire de ceux de la lentille
convexe ; il résulte de cette opposition et de la puissance disper-
sive plus grande du cristal, un moyen de compensation des deux
aberrations. Après d'assez nombreux tâtonnements, on arrive
enfin à produire une image correcte, délivrée des couleurs étran-
gères, c'est-à-dire achromatique*. Afin d'arriver à une correc-
tion plus complète de la double aberration, on superpose trois
couples de lentilles. Vobjectif qui résulte de cet assemblage
fournit une image plus grande que l'objet, et on la grossit en-
core en la regardant avec un oculaire composé de deux ou trois
verres convexes faisant l'office d une loupe.
Ajoutons que l'objet, pour être traduit en une image suffi-
samment lumineuse, a besoin d'être fortement éclairé. Afin
d'atteindre ce but, si l'objet est opaque, on fait tomber sur sa
surface supérieure un faisceau de lumière condensé par une leu-
' On sait que cette appellation, proposée par Jérôme Lalande, est formée d'à pri-
vatif o( (le 7.pô)ij.a (chroma), couleur. [Note du Héâarleur.)
LE MICllOSCOPE . 2G1
tille; s'il est transparent, on l'éclairé par-dessous au moyen
d'un miroir plan ou concave. Ainsi constitué, le microscope peut
passer entre les mains de l'observateur '. Servons-nous-en pour
pénétrer dans ce monde invisible qui nous entoure et que nous
allons trouver successivement dans l'air, dans les eaux et sur la
terre. Commençons par les observations du savant qui a le plus
contribué, dans ces derniers temps, à mettre notre instrument
en honneur.
§1
En 1839, le professeur Ehrenberg fit connaître à la Société
d'histoire naturelle de Berlin une remarquable découverte. Il ve-
nait de constater qu'une certaine couche de terre était composée
presque entièrement d'infusoires vivants-. Cette couche se com-
pose, pour environ les deux tiers, d'infusoires à tests siHceux
et dont, chose surprenante, la plupart sont vivants. Ces petits
organismes ne peuvent recevoir d'oxygène qu'autant que l'eau
qui filtre à travers cette terre en apporte avec elle; cependant
ils vivent et paraissent se propager activement. C'est dans Berlin
même qu'on trouve cette formation ; elle semble occuper une
sorte d'entonnoir de vingt à soixante pieds, dit-on, de profon-
deur. A vingt pieds au-dessous du pavé de la ville des hommes,
se rencontre l'habitation du peuple microscopique. Dans quel-
ques quartiers, la solidité des édifices est compromise par la ré-
sistance incertaine de cette masse d'êtres vivants. A peu près à
la même époque, on trouva dans le Hanovre, près d'Ebsdorf,
non loin de Lûneburg, une masse épaisse de vingt pieds, compo-
sée de terre siliceuse légère, recouverte seulement d'une couehe
de tourbe d'un pied et demi d'épaisseur. Jusqu'à la profondeur
* Nous ne pouvons nous refuser au plaisir de citer ici M. Georges Oberhaeuser
comme le plus habile constructeur de microscopes, peut-être, du monde entier.
Toute la place Dauphine connaît son généreux caractère autant que son génie in-
ventif. [Note du Rédacteur.)
' Lorsque les naturalistes commencèrent à se servir du microscope, ils se livrè-
rent à toute sorte d'essais. Ils examinèrent, entre autres, de l'eau où ils avaient fait
infuser des matières organiques, des parties de plantes surtout. Ils y virent, non
sans surprise, des êtres mouvants, doués de formes variées, d'organes étranges, et
d'une faculté de locomotion bien prononcée, annonçant la spontanéité. Ils les appe-
lèrent animalcvles infusoires, ou simplement infusoires. On en trouve dans la plu-
part des eaux stagnantes.
26â REVUE BRITANNIQUE.
de dix pieds, cette masse est tout à fait blanche : le reste est co-
loré. Le microscope y fit voir des têtes, et comme des squelettes
siliceux d'infusoires ; on reconnut de plus que ces petits débris
en forment réellement la totalité. La parfaite conservation dé
ces restes a permis de constater qu'ils ont appartenu à des ani-
malcules dont les espèces vivent encore dans les eaux du voisi-
nage. Il n'est pas besoin de dire que, s'il est facile de les voir
quand ils sont réunis en masse, on ne peut les discerner à l'œil
nu quand ils sont isolés. A la nouvelle de cette découverte, de
toutes parts les observateurs se mirent à Toeuvre ; bientôt on ap-
prit qu'ils avaient fait de nombreuses trouvailles du même genre.
La Virginie possède des lits de marne fort étendus, formés en
grande partie de dépouilles d'infusoires qui offrent, au micro-
scope un spectacle aussi agréable que varié. Les villes de Rich-
mond et de Petersburg, situées dans cette contrée, sont bâties sur
des restes d'infusoires dont les couches ont plusieurs mètres d'é-
paisseur. Le tripoli, cette poudre dont on se sert si souvent pour
rendre brillantes les surfaces métalliques, et à laquelle les arts
demandent le beau poli qu'ils savent produire, le tripoli nous pré-
sente une nouvelle preuvede l'ancienne existence et de la prodi-
gieuse multiplication des animalcules microscopiques. Cette sub-
stance, qui nous vient deBilin, en Bohême, se trouve aussi dans
d'autres lieux. Ses couches, de quatorze pieds de puissance, se
composent entièrement de dépouilles siliceuses d'infusoires.
Quoique très-bien conservées, on croit qu'elles ont été exposées
à l'action d'une haute température qui a détruit entièrement la
matière animale. On dit qu'un seul magasin de droguerie de
Berlin débite jusqu'à vingt quintaux de cette matière par année,
sans que la source en diminue. Quelle idée cela nous donne de
l'immensité des êtres microscopiques, surtout quand on pense
qu'un pouce cube de schiste à polir, pesant deux cent vingt grains
t|l 5 grammes), en contient plus de quarante mille millions!
Le langage ordinaire est impuissant pour définir la petitesse
de ces animalcules. Si cependant on allait croire que leur orga-
nisation est fort simple, on serait dans l'erreur. Ils ont une bou-
che et plusieurs estomacs *. Ils sont pourvus d'organes mobiles
' Nous croyons devoir engager le lecteur, que celle assertion étonnerait, à con-
sulter les ouvrages du trës-savant et tres-consciencieux M, Dujardin : particulière-
LE MICROSCOPE. 263
appelés cils, plusieurs millions de fois plus petits que nos che-
veux. Quelques-uns possèdent des enveloppes qui leur servent de
cuirasses et qui sont linement sculptées ; elles sont de silice blan-
che et pure. La forme de ces carapaces est constante pour chaque
espèce ; ce qui fait qu'elle peut servir à les classer. Pour rem-
plir un pouce cube, il faudrait dii millions de millions des plus
petits de ces êtres. Dans quel espace restreint le Tout-Puissant a
logé le principe vital 1 « >'ous sommes accoutumés, dit M. Man-
tell, à attacher l'idée de vitalité à des corps pourvus d'organes
diversement compliqués, ayant pour destination dô préparer les
moyens de maintenir les forces et Texistence. Mais nous trou-
vons ici des créatures complètes, des individualités distinctes,
sous l'apparence d'un globule, d'une simple cellule. Cependant,
elles ont le mouvement et la vie, elles se multiplient avec une
prodigieuse rapidité par des moyens propres à déconcerter les
idées que nous nous sommes faites de l'organisation animale. «
Les recherches d'Ehrenberg l'ont conduit à des résultats bien
remarquables, concernant l'influence des êtres microscopiques
sur la création de vastes dépôts. En 1839, il s'occupa de la for-
mation du 'port de Wismar, sur la Baltique, et il trouva que
la vase qui s'y accumule se compose, pour une notable partie,
d'animalcules vivants et des dépouilles de ceux dont la vie a
cessé. La proportion s'en élève d'un vingtième à un quart. On
estime que chaque semaine il se dépose dans le port plus de
deux cent mille hvres de boue. Pendant le dernier siècle, les
eaux courantes en ont amené trois miUions quatre cent mille
quintaux; terme moyen, un dixième de cette vase se compose
d'animalcules.
M. Hagen a trouvé qu'à Pillau la vase n'est souvent composée
que d'infusoires. Suivant ses calculs, il ne se dépose pas moins
de sept mille deux cents à quatorze mille mètres cubes d'orga-
nismes microscopiques abandonnés chaque année par les eaux
sous forme de vase. Au moyen de ce microscope qui lui a révélé
tant de choses, Ehrenberg a scruté le limon du ^'il, dont la vertu
fécondante est célèbre depuis les siècles les plus reculés. Tous les
ment le mémoire inséré dans les Annales des scien/^es naturelles, 2« série ; Zoologie,
1858; vol. X, p. 258; imprimé à part chez Paul Rénouard, rue Garanciere, même
année. {Note du Rédacteur.)
264 REVUE BRITANNIQUE.
échantillons qu'il en a examinés lui ont présenté une si grande
abondance d'infusoires, qu'on ne saurait prendre une parcelle de
cette matière, de la grosseur d'une tête d'épingle, qui ne con-
tienne un, et souvent plusieurs de ces petits êtres. Quel trait de
lumière nous devons à cette observation ! De temps immémorial,
on a attribué la puissance fertilisante de ce limon au détritus des
roches ou des végétaux, entraîné parle fleuve. Le microscope
nous apprend que c'est moins à ces deux sortes de matériaux
qu'à l'immense accumulation d'animaux infiniment petits qu'il
en faut rapporter la cause. N'y a-t-il pas pour l'homme quelque
chose d'humiliant à penser que chaque année il lui faut faire
gémir ses grandes machines à draguer, qu'il ne peut mettre en
jeu qu'à l'aide de la vapeur, et cela pour enlever un monceau
de petits êtres placés dans les derniers rangs de la création, dont
il tiendrait des milliers sur le bout de son doigt ? L'instrument
capable de révéler ces faits semble ainsi promettre de notables
services à l'agriculture. Car, s'il enseigne la cause qui rend cer-
tains limons si propres à fertiliser les champs, il montre aussi
que les dépôts laissés par les eaux ne possèdent pas tous la
même vertu. Des échantillons du limon de diverses rivières ont
été adressés de toutes les parties du monde à Ehrenberg. On ju-
gera de l'habileté de ce savant et de la bonté de ses instruments,
quand on saura que des portions de ces matières, ayant à peine
l'épaisseur d'une ligne, lui suffirent pour reconnaître la présence
de centaines d'espèces différentes, dont plusieurs lui apparais-
saient pour la première fois.
Répandus comme ils le sont dans toutes les parties de notre
globe, les animaux microscopiques ont assurément une impor-
tance prédominante; toutefois, certaines formes organisées,
regardées maintenant comme végétales, ne sont guère moins
multipliées, et ne le cèdent guère en influence dans les opéra-
tions de la nature. Quand on soumet au microscope un peu de
cette couche mince qui verdit la surface des mares, ou des eaux
qui ne se renouvellent que rarement, et même la boue prise
dans la mer, on y voit une infinité d'êtres, rangés maintenant
parmi les végétaux, qui ne peuvent manquer d'exciter notre
étonnement et de captiver notre attention. Les botanistes les
divisent en deux groupes : les desmidies et les dialomêcs. Celles-là
LE MICROSCOPE, 265
se plaisent dans les eaux douces; celles-ci vivent dans les mers.
Ces êtres singuliers ressemblent bien peu à des plantes. Aussi
est-ce tout au plus si la zoologie et la botanique ont cessé de les
revendiquer comme sujets de l'un plutôt que de l'autre empire.
Cependant les plus récentes recherches semblent avoir donné la
victoire aux botanistes ; à eux donc les desmidics et les diatomées.
Elles ont l'aspect de figures de géométrie plutôt qu'elles ne res-
semblent à des plantes ; ce sont des cercles, des parallélogram-
mes, des triangles, toutes choses contraires aux idées que nous
avons des linéaments et des contours qui constituent la beauté
des êtres organisés. La faculté donnée à ces plantes de s'appro-
prier la silice répandue dans les eaux qu'elles habitent rend
leurs formes indestructibles. Aussi leurs dépouilles s'accumulent
sans cesse en couches successives qui se déposent au fond des
eaux, de la mer, des lacs et des étangs. « Au premier abord, dit
le docteur Harvey, dans son charmant Livre du bord de la mer
{Sea-side Book), l'effet produit par des choses si petites qu'il
en tiendrait des miUiers dans une goutte d'eau, peut sembler in-
signifiant quand il s'agit de couches sous-marines. Toutefois,
de même que tout instant compte dans la succession des temps,
chacun de ces êtres atomiques forme un élément de l'étendue ;
à la longue, leur production incessante et leur dépôt continu
formeront des montagnes. »
L'étude des roches stratifiées les plus anciennes, de celles qui
leur ont succédé d'âge en âge, et des dépôts qui s'accumulent sous
nos yeux, nous apprend qu'à partir de la première aurore qui a
lui sur la nature animée, jusqu'au temps oi^i nous vivons, cette
race prolifique n'a pas cessé d'être en activité. Que l'Angleterre
répète dans son orgueil : « Le soleil luit toujours sur quelque
partie de mon empire ; » il est un empire océanique dont les ha-
bitants sont en réalité plus nombreux que les grains de sable de
la mer. Les compter par millions nous serait impossible, il faut
pour cela des centaines, des miUiers de millions. Ou plutôt, c'est
chose' vaine de parler de nombres quand il s'agit d'êtres vérita-
blement innombrables, composant de grandes couches de ter-
rains, des hts de marne, des chaînes de montagnes. On peut
dire avec vérité que leurs dépouilles servent de base à d'immen-
ses contrées ; aucune région n'est entièrement dépourvue de ces
266 REVUE BRITANNIQUE.
restes; dans quelques-unes ils constituent les principaux élé-
ments de la structure du sol. Le monde est formé de vastes cata-
combes de diatomées , tandis que leurs générations vivantes
sont aussi nombreuses que jamais.
Voici comment le docteur Hooker fait ressortir l'abondance
de ces plantes microscopiques, si tant est qu elles doivent rester
plantes. « Les eaux, bien plus, les glaces de l'océan Antarctique
tout entier, en sont remplies entre le soixantième et le quatre-
vingtième degré de latitude sud. Malgré le désavantage apparent
des circonstances extérieures, les diatomées se multiplient au
delà de toute croyance. Partout la mer se montrait recouverte
d'une teinte brune ocreuse. Dans quelques endroits, tout ce
qu'on découvrait de sa surface autour du vaisseau était d'un
brun pâle. » Bien qu'elles abondent dans les mers glaciales, les
plantes microscopiques sont probablement répandues dans l'O-
céan tout entier; mais comme elles échappent aux yeux parleur
petitesse, on ne peut les apercevoir que lorsque, réunies en
masses, elles contrastent avec quelque corps opaque. Il est pro-
bable que cette végétation sert facilement de nourriture aux in-
nombrables familles d'animaux marins qui peuplent ces mers.
Quelle grande chaîne, ou plutôt quel surprenant ensemble de
chaînes sert à unir les plantes microscopiques et les gigantesques
habitants des profondeurs de l'Océan ! Lorsque ces petits êtres
ont accompU le cercle de leur existence, ils descendent au fond
des eaux où ils forment des couches d'une grande étendue. Ces
restes bordent dans toute sa longueur la Barrière de Victoria,
glacier de quatre cents milles de longueur sur cent vingt de lar-
geur. Dans tous les sondages qu'on a faits sur ce banc, l'instru-
ment, qui y pénétrait quelquefois de deux pieds, n'a jamais
rapporté que des diatomées. Qui pourrait dénombrer les indi-
vidus enfouis dans ce tombeau marin 1
Quelque remarquables que ces faits puissent paraître, le mi-
croscope nous en révèle d'autres encore. Les diatomées accom-
plissent de longs voyages à travers les airs. On en a trouvé dans
l'atmosphère, où elles flottaient au-dessus des régions tropicales
de l'océan Atlantique. Dans le voyage du Bcagle, Darwin recueiUit
une poussière impalpable, tombée sur le pont du vaisseau, à
l'ouest des îles du cap Vert. Examinée au microscope, cette
LE MICROSCOPE . 267
poussière se trouva composée de carcasses de diatomées. Ces
restes auraient-ils été rejelés par quelque volcan alors en acti-
vité ? Leur nature siliceuse leur permet en effet de résister au
feu; aussi entrent-ils, avec dos infusoires, dans la ponce et les
cendres volcaniques comme parties constituantes. « Il serait
difficile, dit le docteur Harvey, de trouver sur la terre ou dans
les profondeurs de la mer un seul point qui ne .contînt point
de ces végétaux invisibles, morts ou vivants. Outre l'alimen-
tation des animaux de Tordre le moins élevé, leur destination,
dans l'économie générale, semble être de former un sol propre
à nourrir de plus grands végétaux. Ils y laissent la silice con-
tenue dans leurs tissus, peut-être à un état dans lequel les au-
tres végétaux peuvent se Tassimiler plus facilement. D'un autre
côté, la faculté de décomposer Tacide carbonique et d'en dé-
gager l'oxygène ne leur a pas été refusée ; et, en raison de leur
multitude presque infinie, le résultat de cette action ne peut
être insignifiant dans l'économie générale. De même que celle
de toutes les forces de la nature, l'œuvre de ces humbles agents
s'accomplit en secret, et nous ne connaissons pas tout ce que
nous leur devons. La propagation indéfinie de leur race à tra-
vers les âges, leur diffusion dans toutes les parties du monde,
même dans les mers glaciales dont ils sont les seuls habitants,
ne peuvent nous permettre de douter qu'ils ne rendent des ser-
vices proportionnés aux soins de la Providence qui n'a rien
créé en vain . »
Mais revenons à l'examen de la croûte terrestre et donnons à
nos recherches une autre direction, en nous efforçant de démê-
ler quelle part les êtres microscopiques ont eue dans la structure
de sa masse. Que le lecteur veuille bien suivre par la pensée le
chemin que nous allons lui indiquer; qu'il essaye de calculer, si
la chose lui paraît possible, le volume d'une si grande quantité
de matière solide, s'il veut se faire une idée de l'importance de
la vie microscopique dans l'ensemble de la création. Partant de
Douvres, ou de Beachy-Head, suivons les dunes du nord ou du
midi jusqu'à leur jonction, à l'est du Hampshire, avec une autre
branche de semblables dunes commençant auprès de Wey-
raoulh. Ces trois chaînes calcaires circonscrivent une surface
qui comprend tout le nord du Hampshire et une grande partie
268 REVUE BRITANNIQUE.
du Wiltshire méridional. Mais allons plus loin. Par les dunes de
Marlboroughet d'Ilsey, par les collines deWhitehorse, la chaux
se développe dans rOxfordshire et s'étend, avec quelque inter-
ruption, à travers les comtés de Buckingham, Bedford, Cam-
bridge, et pénètre dans celui de Norfolk. Ce n'est pas tout en-
core : les sommets qui s'élèvent entre Cromer etHuntanton, les
plaines du Lincolnshire et de l'Yorksliire, tout cela est calcaire.
Ce même terrain domine dans l'île de Wight ; il s'étend le long
de la côte, s'élève sur les collines, s'abaisse au fond des vallées
et descend dans la mer à plusieurs milliers de pieds ; partout,
enfin, nous ne trouvons que de la chaux et des cailloux. Mais
attendez, ramassez une pincée de cette matière blanche, pla-
cez-en une petite portion sous le microscope : quelle chose sur-
prenante ! cette poussière est remplie de formes organiques. Elle
fourmille de coquilles et de coraux. Les needles et les dunes en
sont faites ; au-dessous du mince lit de gazon qui recouvre les
plaines, ce sont encore des coquilles et des coraux. Les vastes
eaux de l'Humber roulent sur un lit formé de semblables maté-
riaux, et ces mêmes éléments composent les blanches murailles
qui ceignent l'Angleterre. Si nous scrutons ces eaux, blanches
comme du lait, qui coulent autour de Margate, de Ramsgate et
de Douvres, nous y retrouvons des coquilles et des coraux. Or,
un million de ces formes tiennent dans un pouce cube ! combien
y en a-t-il donc dans une montagne, dans la chaîne entière !
Toutes ces révélations, nous les devons au microscope ; si d'a-
bord il s'adresse à nos yeux, il ne parle pas avec moins de clarté
à notre esprit, en nous faisant comprendre toute la part qu'il a
plu au Créateur de donner dans ses œuvres aux êtres infiniment
petits.
C'est aux foraminifères qu'appartiennent la plupart des co-
quilles dont nous parlons. Cette famille abonde dans nos mers
et contribue largement à la formation des strates sous-marins.
Les couches de calcaire grossier des environs de Paris sont en-
tièrement formées d'une petite espèce de foraminifère, appelée
miliole, à cause de sa ressemblance avec un grain de niillet.
Cinquante-huit mille de ces coquilles sont contenues, terme
moyen, dans un pouce cube de la pierre des carrières de Gen-
tilly, qui renferment des bancs fort étendus et d'une grande
[,F. MICROSCOPE. 269
épaisseur. Suivant le professeur Ansted, « on peut dire, sans
crainte d'être contredit, que la capitale de la France, et que les
villes et les villages des départements voisins sont presque en-
tièrement bâtis sur des foraminifères. Ces petits fossiles ne sont
guère moins répandus dans d'autres portions du terrain tertiaire
qui s'étend de la Champagne à la mer. Ils se retrouvent aussi
dans le bassin de la Vienne et dans celui de la Gironde. » Le
docteur Buckland remarque avec raison que ces petits coquilla-
ges ont plus ajouté à la croûte terrestre que les restes des élé-
phants, des hippopotames et des baleines.
On sait que dans les temps de disette certaines populations
se nourrissent de terre qu'elles mangent telle qu'elles la trou-
vent, ou qu'elles mêlent à leurs autres aliments pour eii aug-
menter la quantité. Voici ce que M. de Humboldtdit à ce sujet
dans ses Aspects de la nature : « La terre que mangent les Oto-
macs est une argile onctueuse, presque insipide, une vraie terre
à potier, d'un gris jaunâtre (Ehrenberg y a trouvé des infusoi-
res). Ils la choisissent avec beaucoup de soin dans des bancs si-
tués sur les bords de l'Orénoque et de la Meta. Ils distinguent la
saveur des différentes espèces, qui ne leur conviennent pas toutes.
Ils pétrissent celle qu'ils ont choisie pour en former des boules
de quatre à six pouces de diamètre, qu'ils exposent à un feu
doux jusqu'à ce qu'elles aient acquis une teinte rougeâtre, et ils
les humectent avant de les manger. » Lorsque la crue périodique
des rivières vient mettre obstacle à la pêche S les Otomacs sont
privés de leurs moyens ordinaires de subsistance, le poisson et
les tortues : c'est alors qu'ils consomment une énorme quantité
de cette terre. M. de Humboldt vit dans leurs huttes des mon-
ceaux de boules de terre empilées en forme de pyramides. Il
faut pour la nourriture journalière d'un Indien près d'une livre
de terre, qui compose le principal aliment durant la saison des
pluies. Ils y prennent tant de gotjt que, même pendant la saison
sèche, quand ils ont du poisson en abondance, ils mangent un
peu de leur terre en guise de dessert. Si l'on demande à un Oto-
mac où sont ses provisions d'hiver, il indique du geste le mon-
ceau de boules entassées sous sa hutte. Dans quelques autres
1 Ces sauvages se procurent du poisson en le perçant de leurs flèches avec beau-
coup d'adresse.
270 REVUE BRITANNIQUE.
contrées tropicales, on est quelquefois obligé d'enfermer les en-
fants, pour les empêcher de 5e gorger de terre après que la pluie
la humectée. « Jai vu souvent, à ma grande surprise, dit M. de
Humboldt, les femmes occupées à fabriquer des poteries, dans le
village de Banco, porter à leur bouche de gros morceaux d'ar-
gile. » On raconte que les nègres de Guinée mangent d'une
terre jaunâtre, qu'ils appellent caouac. Quand ils deviennent
esclaves aux Indes occidentales, ils tâchent de trouver une
terre semblable dont, suivant eux, lusage est sans inconvé-
nient en Afrique. Toutefois, il paraît que ce luxe de bonne
chère n'est pas aussi innocent qu'ils le disent; car les plan-
teurs le leur ont défendu, après avoir observé que leur santé en
souffrait. La traite dos nègres n'ayant pu être tout à fait em-
pêchée, on a remarqué sur le marché de la Martinique une
substance terreuse , d'un jaune rougeâtre , tant ces pauvres
créatures sont passionnées pour ce genre de nourriture. Dans
nie de Java, on étale en vente des gâteaux de terre. A Sama-
rang, on prépare une sorte de terre en forme de tuyaux de
cannelle. On nous dit qu'à Popayan, on vend dans les rues une
terre calcaire destinée à la nourriture des Indiens. Ils la man-
gent avec une feuille d'arbre, le coca, qui a la propriété d'enivrer.
M. de Humboldt nous apprend que l'usage de manger de la terre
est répandu dans toute la zone torride, contrée si fertile et si
I>elle, mais peuplée par une race indolente.
Toutefois, cette étrange pratique se trouve ailleurs que dans
les contrées méridionales. En effet, les Finlandais mêlent à leur
pain une terre qui se compose de tests d'animalcules si petits
et si friables, que la dent les broie sans qu'on s'en aperçoive.
Dans les temps de disette, les habitants de la Laponie suédoise
mêlent à leurs aliments une terre analogue qui se trouve sous un
lit de mousse en décomposition. Ils donnent à cette substance
le nom de farine de nwnlafjne. L'observation microscopique a
fait reconnaître qu'elle se compose presque entièrement de petits
organismes. On attribue ses propriétés alimentaires à la sub-
stance organique qu'on y suppose renfermée. Dans une lettre
écrite de Chine, par un missionnaire, à M. Stanislas Julien, il
est parlé d'une substance que les Chinois appellent farine fossile.
Ixjrsque les aliments deviennent chers, on vend cette matière -
l.E MICROSCOPE. 271
à la livre. EUo s'emploie en mélange avec la farine de froment
ou de riz, qu'on assaisonne avec du sel ou du sucre. Ceux qui on
font usage se plaignent de pesanteurs d'estomac et autres malai-
*es. En soumettant la farine de montagne au contrôle du mi-
croscope, on y reconnaît les restes d'êtres organisés. Cet instru-
ment nous enseigne donc que, dans des contrées fort diverses,
et sans doute depuis un temps très-reculé, les hommes ont été
portés par un instinct inexplicable à se faire une ressource de
substances analogues d'origine, et contenant toutes des maté-
riaux primitivement organisés.
Nous devons consigner ici un autre fait assez singulier. Le
31 janvier 1687, une tempête violente eut lieu en Courlande.
Après quelle eut cessé, on trouva, près du village de Rauden,
une grande quantité d'une substance semblable à du papier
noir. On en avait observé la chute, et on fut certain que le ma-
lin il n'existait rien de seml^lable. Ce produit météorique excita
pour lors une grande curiosité, mais ce fut en vain qu'on en
rechercha la nature. On en conserva une certaine quantité
au Muséum de Berlin. Ehrenberg l'examina au microscope,
et reconnut que cette substance, d'apparence papyracée, se
composait de petits organismes feutrés ensemble. C'étaient
des conferves et une trentaine d'espèces d'infusoires. Quelque
chose de pareil a été rencontré dans une rivière en Angle-
terre. En 1736, on remarqua en Silésie, après un débordement
de l'Oder, une quantité de matière papyracée, qu'on appela
papier naliirel. On en garda une partie dans la bibliothèque de
Breslau. Elle y resta près d'un siècle avant que le microscope
d'Ehrenberg, auquel rien n'échappe, en fit connaître la compo-
sition. Cette substance, qu'Humboklt appelle flanelle naturelle,
était un tissu filamenteux, renfermant aussi des conferves et
dix-neuf espèces d'infusoires. Il est parlé, dans une lettre adres-
sée au rédacteur des Annales dhisloire nalurelle, dune sub-
stance singulière ressemblant à du papier fin, ou plutôt à une
peau de gant, blanche et bien unie. La surface en était bril-
lante et douce au toucher ; sa texture ressemblait à celle du pa-
pier non collé. L* microscope y fit voir des conferves enchevê-
trées en une bande, dont la surface supérieure avait été blanchie
par le soleil, et qui contenait des infusoires siliceux. Dans les
272 REVUE BRITANNIQUE.
temps anciens, la superstition ivaurait pas manqué de donner
un caractère surnaturel à ces divers produits.
§ II-
Nous avons vu quelle part revient aux êtres microscopiques
dans la formation de la croûte solide du globe. Il sera bon main-
tenant de porter notre attention sur ceux que renferment les
eaux de l'Océan, mais il convient de s'arrêter un instant sur une
ou deux subdivisions de cette immense famille, et d'examiner
les caractères qui les distinguent. Les infasoïres sont totalement
privés de membres articulés, servant à la locomotion. Leurs
mouvements s'exécutent au moyen d'appendices très-déliés,
qu'on appelle cils, parce qu'ils ont quelque ressemblance avec
les cils des paupières. La disposition en est assez variée. Ils cou-
vrent, chez les uns, toute la surface. du corps ; chez d'autres, ils
sont rangés sur les bords, tandis qu'ailleurs ils garnissent l'ou-
verture de la bouche. Cette variété de disposition, jointe à la
conformation diverse de l'organe digestif, sert à coordonner les
infusoires. Sous le nom de poly gastriques, on a rangé ceux qui
possèdent plusieurs estomacs. Les rotifères sont ceux dont les
cils exécutent des mouvements giratoires, analogues à celui
d'une roue qui tourne. Les polygastriques comprennent quel-
ques-uns des plus petits animalcules qu'on puisse voir au mi-
croscope ; d'autres, au contraire, peuvent être aperçus à la vue
simple. Les infusoires habitent surtout les eaux. Qu'elles soient
douces ou salées, ils y pullulent souvent en nombre si prodi-
gieux quil défie les efforts du calcul. Il faut toute la puissance
des meilleurs microscopes pour rendre perceptibles à nos yeux
les plus petits infusoires. Cependant ils offrent tous les signes
de la vie la plus active ; leurs mouvements, exécutés à l'aide de
leurs cils, pourtant si déliés, paraissent très-rapides, ce qui r>e
les empêche pas d'éviter les obstacles qu'ils rencontrent. L'agi-
tation incessante à laquelle ils se livrent, le mouvement accéléré
de leurs cils font un spectacle très-animé du champ d'un mi-
croscope, sous lequel on a placé une seule .goutte d'une eau
stagnante. On appelle monades les plus petits de ces animaux.
Ils ne sont toutefois pas de la même grosseur ; les moindres ap-
LE MICROSCOPE. 273
paraissent comme des points à peine perceptibles. A coup sûr,
une goutte iroau qui en sqpit remplie contiendrait un nombre
prodigieux de ces atomes vivants ^ Peut-être pourrait-on regarder
comme la plus intéressante espèce de ce groupe celle que Leeu-
Avenhoek découvrit, malgré la faiblesse de ses instruments. Au
premier abord, on croit voir un animal unique; mais il paraît
qu'il est composé de petites monades réunies par un lien mysté-
rieux. Renfermées dans une vésicule globulaire, toutes ces mo-
nades cheminent par la rotation de leur enveloppe commune. De
là le nom de volvoce donné à cet être collectif^. On peut souvent
apercevoir, à travers ce sac vésiculeux, six ou huit autres enve-
loppes semblables; ce sont autant déjeunes volvoces en voie de
développement. 11 semble que ces petits animaux soient indif-
férents à la présence ou à l'absence de la lumière. Pe u importe
à la monade que le grand luminaire des cieux se trouve au-des-
sus des eaux qu'elle habite, ou qu'elle soit plongée dans les té-
nèbres de la nuit : les mouvements circulaires qu'elle exécute
n'en continuent pas moins tant que dure sa vie.
Les rotifères appartiennent à une classe non moins intéres-
sante que celle des polygastriques, et ils possèdent une organisa-
tion plus élevée ; toutefois, on les rencontre les uns et les autres
dans les mêmes circonstances, c'est-à-dire au milieu des matiè-
res végétales qui se décomposent dans l'eau. A l'époque oiî il fut
découvert, le rolifer vulgaris excita la curiosité à un haut degré,
ei^ raison d\i spectacle singulier qu'il offre sous le microscope.
Les observateurs voyaient, à la partie antérieure de son corps,
deux organes tout à fait analogues à des roues qui leur sem-
1 Leur diamètre est d'un trois-millionième de ligne. Une goutte d'eau en peut
donc contenir cinq cents millions. Ils sont de diverses couleurs. Les uns sont d'un
vert brillant, comme la monas grandis ; les autres sont transparents comme le verre
{monas crepusculum) . Celie espèce est, dit-on, camivore. La monade mantelée {chla-
mydimonas) et la monade vivipare (monas vivipara), ainsi que quelques autres mo-
nades, se font remarquer par leur mode de reproduction. Les monades se séparent
elles-mêmes en plusieurs morceaux, qui forment des monades distinctes. Enfin, le
volvox plobator est composé de monades réunies en boule par une sorte de filet, et
sa reproduction se fait intérieurement et extérieurement; c'est-à-dire que non-
seulement des morceaux se séparent à l'e.vtérieur du filet, mais encore qu'il s'en
détache à l'intérieur de la boule, de sorte qu'un nouveau globe de monades se forme
à l'intérieur de la boule mère et y reste jusqu'à ce qu'une déchirure vienne lui
livrer passage.
- Les micrographes font des volvoces une espèce distincte. {Notes du Rédacteur.)
8e SÉRIE. —TOME V. 18
274 REVUE BRITANNIQUE.
blaient tourner autour de leur axe. Quelque impossible qu'un
tel mouvement dût paraître, on crofait le voir et on en cher-
chait vainement l'explication. On sait maintenant que ce n'était
qu'une illusion. Vers l'extrémité antérieure de son corps, le ro-
tifère est muni de deux disques entourés d'une bordure de cils.
Ces petits appendices prennent un mouvement propre très-ra-
pide, en vertu duquel chacun d'eux décrit un cône ayant le point
d'attache du cil pour sommet. Il en résulte que cet organe n'est
visible que quand il se trouve dans le plan horizontal, et qu'il
disparaît, au contraire, quand il est au-dessus et au-dessous,
parce qu'il n'est plus au foyer du microscope. Ces apparitions
et ces disparitions, qui se succèdent avec une grande vitesse,
donnent l'idée d'un mouvement rotatoire exécuté par le disque
entier. Quand on ne fait usage que d'un instrument faible ou
peu distinct, comme étaient les microscopes non achromatiques,
en usage lors de la découverte des rotifères, l'illusion est à peu
près inévitable. Le mode de production de ce mouvement bien
constaté, il est naturel de se demander quel en peut être le but.
Pour arriver à le connaître, répandons dans l'eau oii le rolifère
est confiné un peu de poudre de carmin, et observons ce qui va
se passer. Les particules colorées prennent un mouvement cir-
culatoire, effet de l'agitation de l'eau par les cils du rotifère ;
puis, entraînées par un tourbillon en miniature, elles pénètrent
dans l'estomac de l'insidieux animalcule, oià elles sont accom-
pagnées par les plus petits animalcules, que leur destinée a
placés sous l'action entraînante de ce dangereux mécanisme.
Les rotifères se multiplient avec une extrême rapidité. Les uns
sont vivipares, les autres ovipares. Vingt-quatre heures suffi-
sent pour que l'individu qui vient de naître se développe com-
plètement et se reproduise à son tour.
Les micrographes se sont longtemps occupés de ce qu'ils ap-
pelèrent d'abord la rcvivificalion des rotifères. Que ces petits
êtres, restés à sec dans un état complet de mort apparente, pus-
sent reprendre le mouvement et la vie, c'était chose si étrange
que peu de gens étaient disposés à y croire. Cependant un grand
nombre d'expériences semblent laisser peu de place au doute *.
1 C'est maintenant un fait parfaitement vérifié, que la suspension de la vie chez
certains rotifères. Le doute on l'on est resté si longtemps sur ce sujet singulier
r.E Mu.uosr.opE. 275
FontaïKi dit posiliveuient avoir ranimé un rotifère resté sans
mouvement pendant deux ans et demi ; il lui suffit pour cela de
le tenir deux heures sous l'eau. Plus récemment, un observa-
teur habile et soigneux, M. Doycre, a fait de belles et nombreuses
expériences dans le but de ne point laisser de doutes à ce sujet.
il est arrivé à cette conclusion : que, dans certaines circon-
stances, ces animaux singuliers peuvent être rappelés à la vie
après être restés quelque temps dans un état de mort apparente.
Il dit que les corps desséchés de ces Epiménides microscopiques,
après avoir séjourné trois ou quatre semaines dans le vide baro-
métrique, oîi il semble qu'ils auraient dû perdre jusqu'à leurs
derniers atomes d'eau, ont cependant pu reprendre le mouve-
ment vital. Dans son grand ouvrage sur les infusoires, Ehrenberg
s'est étendu sur ce point. Il pense qu'en dépit des moyens de
dessiccation qui ont été employés, il reste dans le corps du petit
animal son fluide cV organisation. Il n'admet pas l'hypothèse
d'une vie latente. La mort, dit-il, n'est pas la vie à l'état d'en-
gourdissement, mais l'absence de la vie. Telle est évidemment
l'opinion de Humboldt, quand il dit : « La révivification du ro-
tifère et des infusoires à tests siliceux n'est que la reprise de
fonctions vitales longtemps affaiblies , mais non entièrement
éteintes. »
Nous devons nous borner à une revue sommaire du vaste su-
jet qui nous occupe ^ Après avoir parlé des animalcules qui ha-
venait uniquement de ce qu'on a confondu les espèces auxquelles il a été donné de
résister à la dessiccation avec celles qui ne possèdent pas cette faculté. Certains roti-
Teres, destinés à habiter les eaux^ ne peuveut reprendre le mouvement quand le
liquide vient décidément à leur faire défaut; en cela, ils ressemblent aux poissons.
D'autres ont été placés dans des conditions fort différentes. Leur séjour est au milieu
des mousses qui tapissent les toits et les rochers. La volonté suprême, en logeant
ces petits êtres dans une position oiz l'eau ne leur est pas accordée sans interrup-
tion, ne pouvait manquer de les douer de faclutés qui fussent en rapport avec Tba-
hilation qu'elle leur destinait. Aussi une admirable prévision a rendu les rotifères
de cette espèce capables de recommencer l'exercice de la vie dès qu'ils retrouvent
de l'eau, même après qu'ils en ont été privés fort longtemps. {Note du Rédacteur.)
1 II faudrait encore parler des vorcicellina, qui ont la forme de clochettes; des
floscularia , q\i\ rappellent les pensées et les iris ; des stephanoceros, armés de trois
crochsts redoutables, lorsqu'on les regarde à travers le microscope, etc., etc. Mais
l'histoire de ces animalcules, non moins intéressante que celle des grands animaux
du globe, dépasserait les bornes de cet article. Nous conseillons donc aux lecteurs,
qui voudraient approfondir ces détails curieux, de recourir à l'ouvrage de M. Manlell
sur les animalcules. (Note du Rédacteur.)
276 REVUE BRITANNIQUE.
bitent les eaux douces, nous allons dire quelque chose de ceux
qui peuplent les eaux salées. Imitant jusqu'à un certain point
les astronomes qui vont découvrant, à l'aide de leurs télescopes,
des mondes et des sphères sans fin, dans les profondeurs les
plus reculées de l'espace, nous avons à parcourir la vaste éten-
due des mers, où nous trouverons une foule également innom-
brable de petits organismes vivants. Voici de quelle manière s'y
prend Scoresby, pour donner quelque idée de celte inconceva-
ble multitude des microzoaires dans l'océan Arctique. Comme
toutes les eaux dégagées d'impuretés en suspension, les flots de
l'Océan sont de couleur bleue d'outremer foncée. Certaines por-
tions cependant, d'une étendue souvent de vingt à trente milles
carrés, se montrent vertes et même troubles. C'est qu'elles sont
remplies d'animalcules. On a reconnu que ces petits êtres des-
cendent jusqu'à quinze cents pieds. Or, Scoresby nous dit que,
pour compter les animalcules compris dans deux milles carrés
de cette eau trouble, il aurait fallu quatre-vingt mille personnes
occupées tout le jour à ce louable travail depuis le commence-
ment du monde. Que l'on juge par là de l'affluence de cette po-
pulation dans les mers polaires, puisque le quart de la mer du
Groenland, sur une étendue de dix degrés en latitude, se com-
pose de cette eau trouble où la vie surabonde ! Ces organismes
diffèrent de ceux dont nous venons de nous occuper ; ils font
partie de la famille des méduses. « Nous étions, dit M. Darwin,
sur les côtes du Chili, à quelques lieues au nord de la Concep-
tion : le Beagle traversa une plaine d'eau trouble tout à fait sem-
blable à celle dune rivière débordée; la même circonstance
s'offrit à un degré au nord de Valparaiso, et sur une plus grande
étendue. Cette eau, placée dans un verre, avait une teinte rou-
geâtre; au microscope, elle fourmillait d'animalcules qui se
lançaient de tous côtés et faisaient quelquefois explosion. Ils
étaient très-petits, tout à fait invisibles à l'œil nu, et n'occu-
paient guère qu'un millième de pouce carré. Il s'en trouvait tou-
jours beaucoup dans la moindre goutte du liquide. Nous eûmes
à franchir deux espaces semblables en un même Jour ; l'un
d'eux avait plusieurs milles carrés. Quel nombre incalculable
d'animalcules! A quelque distance, l'eau paraissait roussâtre
comme celle d'une rivière qui coule sur une argile ferrugineuse,
LE MICROSCOPE. 277
tandis qu'à l'ombre du vaisseau elle semblait de la nuance du
chocolat. La rencontre de cette eau avec l'eau claire s'opérait sur
une ligne bien tranchée. Depuis quelques jours, le temps était
clair et l'Océan renfermait une population excessive de ces pe-
tites créatures. » Pœppig fait mention d'un phénomène à peu
près pareil, qu'il observa auprès du cap Pilares. Ici, l'eau colorée
en rougeâlre occupait une longueur de vingt-quatre milles sur
sept de largeur. Quand on la regardait du haut d'un mât, la mer
prenait une teinte rouge sombre ; à mesure que nous avancions,
la nuance passait au pourpre brillant; le sillage du navire était
d'un rose tendre. Cette eau était parfaitement transparente ;
on y voyait seulement quelques points rouges décrivant des
spirales.
Jusque dans les noirs abîmes de l'Océan, à des profondeurs
oîi l'on croyait la vie impossible, à six mille pieds au-dessous de
la surface de ses eaux, on a trouvé des indices assurés de la pré-
sence d'animalcules pendant le récent voyage désir James Ross
dans les régions antarctiques. Ce que dit M. de Humboldt sur la
diffusion des êtres vivants rentre trop bien dans notre sujet pour
que nous ne lïnsérions pas ici : « Il n'est pas encore décidé si la
vie prédomine sur la terre ou dans les profondeurs de l'Océan. »
Ehrenberg nous fait encore mieux comprendre, dans son admi-
rable ouvrage, toute l'expansion de la vie organique, en nous la
montrant si développée dans l'Océan tropical et jusqu'au milieu
des glaces polaires. A douze degrés du pôle, on a trouvé des po-
lygastriques à tests siliceux, et même des coscinadiscées pour-
vues de leurs ovaires, vivant au milieu de masses glacées.
Ce phénomène, si frappant à toutes les latitudes, devient ma-
gnifique sous les tropiques. En effet, la phosphorescence de la
mer paraît, en grande partie, due à des animalcules flottants
sur les eaux par myriades infinies, et doués de la propriété d'é-
mettre de la lumière. « Ces belles et calmes nuits des tropiques,
dit le célèbre voyageur que nous venons de citer, ont4aissé dans
mon esprit un souvenir ineffaçable. Tandis qu'au zénith la con-
stellation d'Argo, et la Croix du Sud au couchant, remplissent de
eur doux éclat planétaire l'éther azuré des cieux, les dauphins
décrivent des sillons lumineux à travers les vagues écumeuses. »
On a beaucoup disputé sur la cause de ces lueurs étranges. Les
278 REVUE BRITANNIQUE.
micrographes et les chimistes semblent avoir arrangé la chose
entre eux comme par une sorte de compromis. Il paraît, en effet,
que le phénomène reconnaît une double origine : la décompo-
sition des substances organiques (sous l'action de l'ozone, sui-
vant Schônbein) et la faculté d'émettre de la lumière, attribut
de plusieurs animaux marins. Cette faculté a été surtout dépar-
tie à certaines petites méduses, qu'on rencontre par légions,
ainsi qu'à des infusoires qui se trouvent partout. Ehrenberg par-
vint à se procurer de ces infusoires lumineux en filtrant une
grande quantité d'eau de mer ; il obtint ainsi ces animalcules
en abondance. Placés sur le porte-objet obscur du microscope,
ces petits flambeaux des mers offrent un spectacle plein d'intérêt.
Quand on les soumet à l'action d'une très-petite quantité d'a-
cide, l'irritation qu'ils en ressentent leur fait émettre un éclat
de lumière instantané. « Lorsqu'on irrite le photocharis, nous
dit Ehrenberg, il se produit une étincelle dans chacun de ses
cirrhes; puis la lueur vivante s'accroît et s'étend sur le dos de
l'animalcule néréidiforme ; on dirait un fil de soufre brûlant avec
une flamme jaune verdàtre. L'apparition de cette torsade de feu
est le produit d'une action vitale ; elle consiste en une série d'é-
tincelles instantanées qui se renouvellent après un intervalle de
repos. » On a généralement attribué cette lumière à l' électro-
magnétisme. S'il en est ainsi, il faut que les organes de ces in-
fusoires puissent acquérir une énorme tension électrique, pour
qu'ils suffisent à produire une lueur si vive dans un milieu aussi
bon conducteur de l'électricité. Outre ces organismes produc-
teurs de lumière, le microscope a fait découvrir, dans les eaux
phosphorescentes, des parcelles déchirées de matières organi-
ques, débris probablement de méduses ; elles doivent leur éclat
à la décomposition que subissent toutes les substances organi-
ques privées de vie. Après s'être baignés à Cumana, dans le golfe
de Cariaco, Humboldt et ses compagnons, marchant sur le ri-
vage, s'aperçurent que leurs corps étaient devenus lumineux,
par l'effet de petits lambeaux qui s'étaient attachés à leur peau,
et ils restèrent dans cet état pendant quelques minutes.
Les diatomées ne sont pas les seuls représentants microsco-
piques du règne végétal : certaines mers en sont la preuve. Des
observations récentes ont donné lieu d'attribuer la couleur des
LE MICROSCOPE. 279
eaux de la nier Rouge à la présence d'une multitude inconceva-
ble de petits végétaux. On a souvent mis en doute le fait de la
coloration de cette mer, et plusieurs voyageurs ont assuré que
rien ne justifiait la désignation qu'on lui applique. D'autres,
cependant, ont été assez favorisés pour être témoins du phéno-
mène, et leurs récits confirment la tradition, venue jusqu'à nous,
qui veut qu'une coloration particulière se fasse remarquer dans
cette mer. Le docteur Harvey a trouvé un moyen ingénieux de
mettre d'accord tant d'assertions opposées. Il pense que les ob-
servations n'ont pas eu lieu dans la même saison ; si, en effet,
la coloration est due à des substances végétales, elle doit varier
avec les différentes époques de l'année. Il est certain, continue le
même écrivain, que les eaux de cette mer sont quelquefois recou-
vertes dune écume rouge, puisqu'il en a été apporté en Angle-
terre, et que l'examen en a été fait au microscope par plusieurs na-
turalistes. 31. Montagne a démontré que cette écume se compose
entièrement de très-petites algues, dont les fdamentstrès-ftnssont
agglomérés en petits paquets. Ceux-ci contiennent des anneaux
d'une matière rouge renfermés dans des tubes déliés. Pendant le
voyage du Beafjle, Darwin fut frappé par l'apparition d'une colo-
ration en rouge brun qui se montra sur la mer. Un faible gros-
sissement du microscope fut suffisant pour faire voir que la mer
était alors couverte de petits morceaux de foin haché, dont les
extrémités étaient déchiquetées. On reconnut ensuite que c'é-
taient de petites algues semblables à celles de la mer Rouge. Le
nombre de ces végétaux des mers est sans doute infini, car le
Beagle en traversa plusieurs bandes, dont l'une avait plus de dix
mètres de largeur : à en juger par l'aspect boueux de la mer, la
longueur en était de plus de deux milles. Les matelots connais-
sent ce phénomène, qu'ils appellent mer de sciure de bois.
MM. E. Dupont et Montagne ont vu la surface de la mer Rouge
couverte d'une mince couche d'une substance fort atténuée et
couleur de brique tirant sur l'orange. Renfermée dans une bou-
teille, cette substance prit une teinte violette, tandis que l'eau
était d'un beau rose. Le phénomène fut remarqué depuis Cosséir,
à la hauteur duquel les observateurs se trouvaient le 15 mai au
matin, jusqu'à Tor', petit village arabe, devant lequel ils étaient
au milieu du jour suivant. Ensuite la mer devint aussi bleue
280 REVUE BRITANNIQUE.
qu'auparavant; ils avaient dû traverser cette couche végétale
sur un espace de plus de cent lieues.
§ in.
Laissons désormais le domaine des eaux et celui de la terre ;
portons notre attention sur un autre point, jusqu'ici assez mal
compris, mais qui n'en est pas moins d'un grand intérêt : — la vie
règne aussi dans l'air. Gardons-nous de laisser croire que l'air soit
un milieu où les êtres organisés puissent circuler constamment :
il ne s'agit que du séjour momentané que quelques-uns d'entre
eux y peuvent faire, et c'est bien assez. On n'est pas entièrement
d'accord sur les causes qui peuvent apporter les petits organismes
dans l'atmosphère. Cependant on a tenu note d'une foule de cir-
constances, dans lesquelles des corps ont été élevés au milieu de
l'air par des forces excédant de beaucoup celles qui sont néces-
saires pour emporter d'aussi petites molécules que les germes
des plantes ou les animaux microscopiques. Nous voyons même
que des poissons, enlevés par des courants puissants, sont re-
tombés de l'atmosphère. Le 9 mars 1830, après une pluie abon-
dante, on trouva répandus sur les champs de lîle d'Ula, en
Ecosse, quantité de petits harengs si frais, que quelques-uns
vivaient encore. Dans une ville de France située à quelque di-
stance de Paris, éclata un orage violent; le lendemain matin,
les rues étaient jonchées de poissons de différentes grosseurs. Ce
fait s'expliqua, lorsqu'on sut que le vent avait mis à sec un étang
du voisinage, où il n'avait laissé que les plus gros poissons. On a
vu tomber de la poussière, des cendres, des grenouilles et autres
corps : ce n'est donc pas merveille si les germes d'où naîtront
des animalcules et des plantes imperceptibles sont continuelle-
ment en suspension autour de nous, prêts à se développer s'ils
tombent en un lieu favorable.
•Nous sommes trop portés à considérer l'atmosphère comme ne
renfermant que de l'air, oubliant que d'innombrables molécules
organiques y flottent de toutes parts , les unes vivantes, les au-
tres inanimées. Ecoutons ce que dit Humboldt à ce sujet : « Les
vents emportent des légions d'animalcules qu'ils prennent à la
surface des eaux. Suspendus et ballottés dans les airs, ces petits
êtres retombent entraînés par la rosée qui pénètre leurs organes
LE MICROSCOPE. 281
et les rend à la vie. La poussière météorique jaune, dont on a
souvent observé la chute sur T Atlantique, et qu'il n'est pas
rare de voir portée vers l'Orient, au nord de l'Afrique, en Italie
et jusqu'au centre de l'Europe; cette poussière, Ehrenberg a
montré qu'elle se compose de très-petits organismes siliceux.
Peut-être quelques-uns flottent-ils pendant des années dans les
hautes régions de l'atmosphère, attendant que les courants des-
cendants, ou les vents étésiens, les ramènent sur la terre pour y
reprendre leur existence interrompue. Avec les animalcules en
plein développement, l'atmosphère contient en germe une infi-
nité de populations futures ; sans compter les œufs des insectes
et ces semences ailées que l'automne livre au souffle des vents
chargés de les disperser sur la terre. Il en est de même du pol-
len vivifiant lancé par les étamines des plantes unisexuelles ; em-
porté par l'air ou par les insectes ailés, il traverse les mers et les
déserfs pour arriver à une fleur isolée. De quelque côté que l'ob-
servateur tourne ses regards, la vie s'offre à lui développée ou en
germe. » Y a-t-il rien de plus propre à nous convaincre de l'exis-
tence dune foule de germes partout présents, attendant, pour
s'éveiller à la vie, la réunion de circonstances favorables, que de
voir un peu d'eau imprégnée de matière organique se remplir
d'êtres vivants après quelque temps d'exposition à l'air et à la
lumière?
Nous allons mentionner quelques-uns des phénomènes les
remarquables qui nous révèlent la présence d'un grand nombre
de germes d'animalcules et de semences végétales dans les royau-
mes de l'air, où, sans cesse agités par les vents, ils voyagent au-
tour du globe. L'étrange famille des petits champignons nous
ofi're surtout des preuves que l'air est rempli d'innombrables par-
ticules toutes prêtes à se développer, dès qu'en touchant la terre
elles y auront rencontré un gîte convenable. Ne faut-il pas, en
efi'et, que des germes de cette race soient suspendus de toute
part en merveilleuse abondance, pour qu'un morceau de fruit,
une croûte de pain humide, un encrier, ou un reste de médica-
ment abandonné se recouvrent, en si peu de temps, d'une cou-
che veloutée qui végète avec une surprenante rapidité. Ces pro-
ductions si dédaignées, que proscrit avec tant d'empressement
la soigneuse ménagère, sont cependant pour le micrographe un
282 REVUE BRITANNIQUE.
charmant sujet d'observation. Son instrument favori lui dévoile
une forêt de filaments délicats entremêlés dans toutes les direc-
tions ; il voit avec surprise ces tiges mignonnes saccroitre, se
multiplier sous ses yeux. Leur extrémité se gonfle en une boule
qui , bientôt , laisse échapper dans l'air des semences légères
d'une incroyable finesse. Elles sont si nombreuses que Fries
évalue à dix millions celles d'un seul individu de re/ic»^ona ma-
rina. Imperceptibles à l'œil nu lorsqu'elles sont isolées, elles
simulent un nuage de fumée quand elles se répandent en grand
nombre. Leur extrême légèreté permet aux causes les plus fai-
bles de les transporter ; les vapeurs aqueuses, et à plus forte rai-
son les courants d'air, les insectes, etc., contribuent sans doute
à les disperser. Comment, après cela, s'étonner de leur ubiquité ?
ou plutôt, comment trouver un lieu qui en soit exempt? Ces
semences de petits champignons voltigent dans l'air que nous
respirons, puisqu'on en a trouvé à l'état de développement dans
les poumons dun homme vivant; elles nagent dans leau, car
les poissons qui ornent nos bassins se recouvrent d'un réseau
qui leur donne la mort. Elles profitent de toutes les ouvertures
pour pénétrer dans le sein même de la terre ; d'oi^i viendraient
sans cela les champignons lumineux qui tapissent les houillères
de Dresde ?
Si la présence dans l'air des sporules végétales est ainsi dé-
montrée, celle des germes animaux n'est pas moins certaine.
Darwin nous dit que l'atmosphère de Saint-Domingue manque
généralement de transparence. Il en attribue la cause à la chute
d'une poussière impalpable qui finit par altérer les instruments
d'astronomie. Le même auteur dit n'avoir pas trouvé moins de
cinquante observations de chutes de semblable poussière sur des
vaisseaux qui traversaient l'Atlantique. D'après la direction du
vent qui soufflait lors de ces observations, d'après l'époque où
elles ont eu lieu, époque pendani laquelle on sait que le har-
mattan élève des nuées de poussière dans les hautes régions de
l'atmosphère, il devient probable que ces substances pulvéru-
lentes partent principalement de l'Afrique. Elles se composent
en grande partie d'infusoires et de quelques diatomées. Toute-
fois il est singulier que Ehrcnberg n'y ait pas pu découvrir plu-
sieurs des infusoires propres à l'Afrique, tandis qu'il y a rencon-
LE MICROSCOPE. 283
tré deux espèces qu'on ne connaît jusqu'ici que dans rAmérique
du Sud. On dit que cette poussière tombe en si grande abon-
dance qu'il se forme de la boue sur le pont des vaisseaux. Les
passagers se plaignent de l'importunité qu'elle leur cause et de
la cuisson quils éprouvent aux yeux. On ajoute même que des
navires ont fait côte, au milieu de l'obscurité produite par ce
brouillard sec. On observa quelque chose de semblable à Gênes,
le 16 mars 1846. A la suite dune tempête, il tomba de la pous-
sière, dont le professeur Pictet envoya un échantillon à Ehren-
berg. Cet habile observateur la trouva identique à celle qu'on
recueille à la hauteur des îles du cap Vert, et il y compta plus de
quarante espèces dinfusoires. Il regarde comme probable que
ces nuées pulvérulentes partent de l'Afrique. Seulement, ou-
tre des infusoires qui appartiennent au continent, il s'y ren-
contre plusieurs organismes qui ne se présentent jamais hors
des mers.
Qu'il tombe de la neige colorée, c'est chose admise depuis
longtemps parmi les croyances populaires. Peut-être quelques
personnes, accoutumées à chercher la source de cette coloration
dans le règne végétal, seront-elles surprises de la voir attribuer
à la vie animale dans l'air. Chacune de ces causes peut être in-
voquée. Sir John Ross recueillit de la neige rouge sur une chaîne
de montagnes arctiques qui s'élevaient de huit cents pieds (244
mètres) au-dessus du niveau de la mer. Il s'en trouvait aussi dans
les mêmes parages, lorsque sir W.-E. Parry les visita en 1827.
Il avait d'abord remarqué que les traîneaux laissaient une trace
rouge, il vit ensuite qu'il en était de même de l'empreinte des
pas et de toute autre espèce de pression ; la nuance variait quel-
quefois. En mars 1808, il tomba de la neige rose dans le Tyrol
et la Carinthie ; il en fut de même en Carniole, à Cadore, Bellune,
Feltri, et cette neige s'éleva jusqu'à la hauteur de près de six
pieds. On a vu aussi de la neige verte ; Martins en observa au
Spitzberg.La surface de cette neige ne présentait rien d'extraor-
dinaire, mais la pression du pied déterminait une coloration ; à
une faible profondeur, il semblait qu'on eût imprégné la neige
d'une décoction verte. L'eau qu'elle laissait en se fondant avait
une faible teinte de la même couleur. Il faut bien qu'il y ait alors
dans la neige un nombre immense de ces petits organismes qu'on
284 REVUE BRITANNIQUE.
s'accorde à regarder comme la cause de ce phénomène. En effet,
pour couvrir une surface d'un pouce carré (25 millimètres en
carré), il en faudrait plus de deux millions et demi. Quelques
observateurs ont attribué la cause de la coloration de la neige à
un végétal, le protococeus nivalis, qu'il faut rapporter à la famille
des algues. Quand on fait évaporer le liquide de la neige rouge
sur une plaque de verre, il reste des granules fort petits. Exa-
minés au microscope, ils furent d'abord jugés de nature végé-
tale. 3Iais ce moyen, au moins équivoque, n'amena pas tous les
observateurs à la même conclusion. Shuttleworth ayant recueilli
de la neige rouge, au-dessus du niveau des neiges perpétuelles,
y découvrit une infinité d'animalcules d'une grande petitesse et
d"une remarquable agilité. Les granules supposés végétaux ne
seraient-ils pas les œufs d'un rotifère couleur rose? Suivant Mar-
tins, la vérité serait entre les deux opinions ; la coloration liti-
gieuse serait due à de nombreuses cellules végétales remplies
d'un fluide habité par une multitude d'infusoires. Quoi qu'il en
soit de la cause, un fait nous est révélé qui est du plus haut in-
térêt : c'est qu'il se trouve dans les hautes régions de l'air de
petits organismes destinés à vivre dans des circonstances qui
sembleraient devoir rendre toute existence impossible.
La présence des animalcules dans l'atmosphère s'est quelque-
fois manifestée dune manière aussi étrange qu'alarmante. Les
phénomènes dont nous voulons parler ont dû frapper l'imagi-
nation des peuples d'autant plus vivement qu'ils avaient lieu
dans des temps plus anciens.
Aussi les historiens n'ont pas manqué de les enregistrer. On
sait assez qu'ils nous parlent de taches de sang apparues çà et là
et désignées sous le nom de signacula. Ce serait une erreur de
ne voir dans ces phénomènes que les illusions d'une crédulité
superstitieuse. La preuve qu'il n'en est pas ainsi, c'est qu'ils se
reproduisent de nos jours. Yoici ce que rapporte à ce sujet le
docteur Merle d'Aubigné, dans un ouvrage sur la réformation
récemment publié :
« Une femme se trouvait seule devant sa demeure, située dans
le village de Castelen-Schloss ; tout à coup un spectacle effrayant
se présente à ses yeux : du sang sort de la terre tout autour d'elle.
Vivement alarmée, elle rentre dans sa chaumière; mais, chose
LE MICROSCOPE, 285
horrible, le sang y dégoutte de toute part; les murs, les bois en
sont couverts; il déborde d'un vase placé sur une tablette, il dé-
coule du berceau de l'enfant. Saisie d'épouvante, la femme se
précipite vers le village en criant au meurtre. A ses cris les vil-
lageois et les moines d'un couvent voisin s'assemblent en tu-
multe. On fait à peu près disparaître les taches de sang ; les
habitants commencent à se remettre de leur frayeur, et se dis-
posent c\ prendre leur repas du soir sous l'abri des toits prolon-
gés de leurs chalets. Mais voici que du sang bouillonne sur
l'étang, tombe du toit, ruisselle sur les murs, en un mot le sang
est partout. Le bailli de Schenkenberg, le pasteur de Dalheim
arrivent, s'informent, examinent et font leur rapport à Berne. »
A coup sûr il y a de l'exagération dans ce récit. Le sang qui
bouillonne sur l'étang, déborde du bassin, mouille le berceau,
tout cela n'est que figures de rhétorique. Rien de pareil ne s'ob-
serve, en effet. On aura vu des taches couleur de sang sur le
berceau, sur l'étang, sur le sol, mais voilà tout. Evidemment
l'alarme fut grande et l'imagination enfanta les merveilles que
la nature n'offrait pas. On a généralement attribué la cause de
ces taches de sang au développement rapide et abondant d'un
infusoire [monas procligiosa). Il est fâcheux d'introduire dans
l'histoire des faits merveilleux dénués de fondement. C'est un
malheur que le microscope donne le moyen d'écarter, en four-
nissant l'explication naturelle d'un phénomène mal observé.
Après nous être suffisamment occupé de ce monde microsco-
pique et mystérieux, il nous reste à rechercher dans quel but il
peut avoir été créé , pour l'accomplissement de quel dessein
les êtres infiniment petits ont été placés partout avec une si
grande profusion. Ici, nous devons l'avouer, notre ignorance est
grande. En attendant une explication tout à fait satisfaisante, on
peut admettre que les petits animaux sont destinés, ainsi qu'on
l'a dit, à faire disparaître les particules souvent putrides que pro-
duisent toutes les décompositions de substances organiques ; ils
s'en nourrissent, les absorbent et les modifient. Ainsi métamor-
phosés, ces matériaux sont rendus aptes à entrer de nouveau
dans de plus grands organismes. C'est ce qu'exprime le profes-
seur Owen dans ses leçons sur les animaux invertébrés : « Con-
sidérez, dit-il, le nombre incroyable des êtres microscopiques,
28(î REVUE BRITANNIQUE.
voyez comme ils sont répandus, observez que leur insatiable
voracité s'exerce sur les molécules abandonnées par les résidus
animaux et végétaux qui se détruisent. Sans doute nous devons
jusqu'à certain point à leur action mystérieuse et incessante la
salubrité de l'atmosphère, où ils empêchent les substances im-
pures de pénétrer. Ils s'opposent ainsi à la diminution graduelle
de la matière organisée. En effet, lorsque cette matière, dissoute
ou suspendue dans l'eau, est parvenue à l'état d'atténuation qui
précède immédiatement sa décomposition finale en gaz élémen-
taires, c'est-à-dire son retour à l'état inorganique, les invisibles
ouvriers de la nature se l'assimilent, la retiennent à l'état orga-
nique, et la font rentrer dans les premiers degrés de la circula-
tion vivante. Après que les molécules mortes et en voie de dé-
composition sont devenues les matériaux du développement des
microzoaires, ceux-ci sont la proie dinfusoires plus grands et
d'une infinité d'autres animaux. Par un circuit peu étendu, les
moyens d'alimentation des plus grands animaux sont rappelés
des confins extrêmes de l'organisation matérielle. Dans l'ensem-
ble du système organique, ces imperceptibles animalcules peu-
vent être comparés aux vaisseaux capillaires du microcosme qui
constitue le corps animal. Ils reçoivent la matière organique à
son état de plus grande division et lorsqu'elle est près de sortir
de l'empire de la vie, pour la ramener, par une route nouvelle,
au point le plus central et le plus élevé de l'ensemble des êtres
animés. »
Nous ne saurions mieux terminer notre esquisse des usages et
de la puissance du microscope, qu'en faisant connaître un ré-
sultat assez singulier que cet instrument a procuré au même pro-
fesseur Owen . Quelques mots de préparation vont nous y amener.
Quand on coupe une dent quelconque, on trouve que sa masse
intérieure est ferme, osseuse et semblable à l'ivoire. Une sub-
stance gélatineuse en forme la base; des sels calcaires la rendent
solide et résistante, après f avoir pénétrée. C'est cette base con-
solidée que M. Owen appelle denline. Elle est revêtue d'une cou-
che beaucoup plus dure, connue sous le nom d'émail. La den-
tine est traversée par une foule de tubes enchevêtrés dans toute
sorte de directions. Or, la structure intime de cette substance
diffère assez d'une race à une autre pour pouvoir servir à carac-
LE MICROSCOPE. 28?
téiiser l'animal dont on possède une dent ou seulement un très-
petit fragQient de dent.
Ces préliminaires établis, nous allons, d'après le docteur Car-
penter, exposer le parti qu'en a tiré le célèbre professeur Owen.
Après avoir soumis à l'examen microscopique différentes fran-
ches d'une dent fossile, le savant naturaliste reconnut qu'elle
avait appartenu à une espèce de paresseux, aujourd'hui éteinte,
et dépassant de beaucoup en grandeur et en force les espèces
qui vivent actuellement en Amérique. D'après sa structure, 'cette
dent n'aurait pu servir à broyer des aliments d'une certaine du-
reté, tels que des racines ; mais elle aurait suffi pour triturer
des feuilles et des rameaux jeunes et succulents, aliments ordi-
naires des paresseux qu'on trouve présentement vivants. Si la
faible taille de ces derniers leur permet de grimper sur les arbres,
comment un animal gigantesque aurait-il pu aller prendre si
haut sa pâture, quelles branches, quels arbres auraient pu sup-
porter un si grand poids? Notre habile professeur fut donc obligé
de chercher de quelle autre manière son paresseux fossile pou-
vait se procurer sa nourriture. La forme et la puissante organi-
sation des pieds antérieurs annonçaient un anin^al fouisseur;
sans doute, il attaquait les arbres en dénudant leurs racines, puis,
appuyant ses pieds de devant contre le tronc, ses pieds de der-
rière et sa queue massive sur le sol, il se servait de sa grande
taille et de sa force énorme pour ébranler l'arbre et le renverser,
après quoi il était maître d'en dévorer le feuillage et les rameaux.
Voici, sans doute, ce qu'il y a de plus piquant dans l'exposé
que nous analysons. Le docteur Buckland pensait que les méga-
thérioïdes, auxquels appartenait le squelette venu du Brésil *, se
nourrissaient de racines, et il soutenait que, si l'hypothèse de
M. Owen était exacte, l'animal qui aurait employé un procédé
aussi hasardeux aurait été souvent exposé à être atteint par la
chute de l'arbre. M. Owen répondait qu'un être aussi fort devait
pouvoir maîtriser l'arbre quïl avait ébranlé et l'empêcher de
tomber sur lui; qu'au surplus, doué de tables crâniennes très-
fortes et séparées par des loges remplies d'air, son myladon était
1 On peut consulter sur ce fossile, appelé par M. Owen myladon robiishis, les
Annales des sciences naturelles, 2« série, XIX ; Zoologie, 1843.
{Note du Rédacteur.)
288 REVUE BRITANNIQUE.
organisé de manière à résister à un choc violent. Par un hasard
fort singulier, le second échantillon envoyé de l'Amérique du Sud
au Collège des chirurgiens de Londres a offert un crâne portant
les traces d'une grande fracture à sa partie postérieure. Or, cette
fracture avait été réparée par les procédés ordinaires dé la nature :
elle avait donc été produite pendant la vie de l'animal, et elle
avait dû être causée par un accident tel que la chute d'un arbre.
En effet, un animal carnassier, capable de porter un si grand
coup; eût infailliblement dévoré sa victime, et la fracture ne se
serait pas soudée.
Dans une séance de la Société microscopique de Londres,
tenue le 26 avril 1848, un mémoire original de M. Qaecket ré-
pondit à une question singulière proposée l'année précédente par
sir Benjamin Brodie : serait-il possible, avait demandé celui-ci,
de déterminer si une peau exposée à Fair depuis plusieurs années
était une peau d'homme ou non? La réponse fut affirm.ative...,
avec cette condition qu'il serait resté dans cette peau quelques
poils ou cheveux humains. Un antiquaire, M. Albert Way, tenait
beaucoup à savoir ce qu'il en était de certains échantillons d'une
peau qu'on prétendait avoir été arrachée à des individus accusés
de sacrilège et clouée à la porte d'une cathédrale. Le microscope
révéla que c'était, en effet, la peau d'un crâne, et que le sacri-
lège avait eu des cheveux blonds. Une autre tradition racontait
aussi que, vers le neuvième siècle, un pirate danois avait été
écorché tout vivant et que la dépouille de ce Marsyas septentrio-
nal avait été exposée à la porte de l'église d'Essex, oii il en exis-
tait encore des lambeaux depuis neuf cents ans. Ces lambeaux
examinés au microscope démontrèrent également la vérité de
cette tradition.
Cet instrument révélateur n'a pas été appliqué avec moins de
succès que les réactifs chimiques à la toxicologie et à la méde-
cine légale, comme on peut s'en convaincre dans les œuvres de
M. Orfila, le fameux toxicologue français, et dans les rapports de
M. Ollivier, d'Angers.
Les naturalistes n'étaient pas d'accord sur la question de savoir
si ces jolies miniatures doiseaux, les colibris et les oiseaux-mou-
ches, se nourrissent d'insectes ou du nectar des fleurs. Le mi-
croscope, aidé de la chimie, a permis au docteur J. Davy de con-
LE MICROSCOPE. 289
stalev que les insectes sont pour les colibris raliment solide,
mais que le suc des fleurs est aussi leur boisson habituelle. La
langue de roiseau-raouche, projectile et bifide, a reçu cette con-
formation précisément pour pouvoir saisir les insectes, mais lors-
que cet organe s'humecte d'un liquide visqueux et miellé, ses
propriétés naturelles en sont doublées. Dans tous les estomacs
d" oiseau-mouche examinés au microscope par le docteur Davy,
la présence d'insectes (quelques-uns encore vivants) a confirmé
l'observation.
L'utilité du microscope ne se borne pas à nous faire connaître
tout un monde vivant qui, sans lui, serait à jamais resté ignoré.
Il n'est peut-être aucune des sciences qu on appelle les sciences
naturelles, — chimie, anatomie, botanique, etc., — qui ne lui
doive quelques-uns de leurs progrès les plus marqués. Ce sont
les révélations du microscope qui ont surtout fait connaître les
fibres et les tissus organiques, objet particulier de la physiologie
végétale. Quel autre moyen y aurait-il d'étudier la disposition et
la structure des différents canaux par lesquels circulent, dans les
plantes, les sucs qui les nourrissent, ou Fair qu'elles respirent?
Comment voir, sans une puissante amplification, les vaisseaux
conformés en hélice qu'on appelle trachées ; les vaisseaux ponc-
tués qui les simulent; les petites capacités qui composent le
tissu cellulaire, et les grains de fécule qui s'élaborent dans le sein
de ces globules polyédriques? Comment scruter la composition
des grains du pollen qui, sans doute, renferment le mystère de
la vie végétale, et que les étamines répandent avec la profusion
que déploie la nature toutes les fois qu'elle veut assurer la mul-
tiplication et la perpétuité de ses produits. Si l'étude de ces élé-
ments de l'organisation végétale n'était pas une source d'utile
instruction, ce serait encore un spectacle du plus haut intérêt.
Il est bien probable que cette contemplation de la nature vue à
travers le microscope a converti en étude sérieuse et approfondie
mainte .recherche curieuse qui n'avait d'abord pour but qu'un
amusement passager.
Cet instrument peut aussi fournir à l'économie domestique
un moyen assuré de reconnaître dans les tissus le mélange de
matières qu'y glisse une industrie frauduleuse ou ignorante. Les
brins du coton apparaissent sous formes de lamelles plates, or-
8* SÉRIE. — TOMF. V. 19
290 REVUE BRITANNIQUE.
dinairement tordues, à bords arrondis ; les filaments du lin sont
ronds et unis; les lamelles aplaties du chanvre sont marquées
de lignes transversales, limites de ses locules élémentaires. Les
poils de la laine, ronds, transparents et ridés, ne peuvent être
confondus avec les fibres végétales, ni avec la soie, dont les fils
unis sont partout de la même grosseur.
Grâce au microscope, on reconnaît encore avec beaucoup plus
de-facilité et de promptitude que par les moyens chimiques, et
avec une certitude au moins égale, l'introduction, dans la farine,
de la fécule de pomme de terre, introduction incapable de nuire,
sans doute, mais qui n'en est pas moins sophistique; on peut
même la poursuivre jusque dans le pain. Un œil exercé, par une
comparaison suffisante, parvient aussi à discerner les différentes
sortes de fécules. Lorsque les chocolatiers ont enfoui celles
qu'ils emploient dans le chaos de leur pâte brune, ils la croient
si^bien cachée qu'ils en nient l'emploi avec une assurance digne
d'une meilleure cause. Mais ils ont compté sans le microscope,
qui dévoile impitoyablement leur tromperie; comme il manifeste
celle de certains marchands de cire qui ajoutent à cette denrée
des quantités quelquefois très-grandes de fécule. Et l'airow-
root? et le tapioca? n'est-ce pas encore de la fécule modifiée, au
moins très-souvent? Déceler ainsi les fraudes, c'est tendre à
les prévenir. Malheureusement, ce moyen démoralisation n'agit
qu'indirectement ; c'est celui de la loi et de ses agents. Le pen-
chant à la fraude n'est pas détruit, mais il peut être tenu en
échec et réprimé de temps en temps.
On le voit par l'esquisse qui précède, le microscope n'a pas
moins étendu les relations de l'homme avec la nature que le té-
lescope ; il a ouvert à nos yeux imparfaits tout un univers in-
connu et prouve que la vie est partout, dans l'air, dans la terre,
dans les eaux, sous toutes les variétés de linfluence atmosphé-
rique, non-seulement là oii le soleil répand sa chaleur fécon-
dante, mais encore là où tout semble paralysé par les frimas
de l'hiver polaire.
{Chambers's Paper s for the people.)
HISTOIRE ANCIENNE.— LITTÉRATURE CLASSIQUE.
CICÉRON'.
Cicéron est un auteur comparativement négligé aujourd'hui.
Nous ne comprenons plus que sir William Jones ait pu, au mi-
lieu de ses immenses travaux sur les langues orientales, trouver
le temps de le lire une fois chaque année ; que des avocats et des
philosophes comme Romilly et Mackintosh, des jurisconsultes
comme Haie, des métaphysiciens comme David Hume l'aient
pris pour maître et pour modèle. Ses doctrines philosophiques
ont fait place à des systèmes plus profonds et plus élevés. Ses
théories de législation et de gouvernement pâlissent devant celles
de Bentham et de Mill. La révolution au sein de laquelle il as-
pira à jouer le rôle de modérateur le cède en violence aux con-
vulsions politiques et sociales des temps modernes. Sa latinité si
élégante n'est plus étudiée que par les hommes spéciaux. L'é-
pithète de cicéronien dont se glorifiait Erasme a perdu pour nous
toute sa saveur. Le culte du grand orateur latin est aussi ahan-
1 L'ouvrage intitulé : Vie et Lettres de Cicéron, par le docteur Abeken, traduit
de l'allemand en anglais par Ch. Merivale (Londres, Longnian, 1854), a servi de
texte à l'article que nous publions.
C'est une bonne fortune pour le grand orateur que son nom soit de nouveau livré
à une polémique (jui, n'en déplaise à ceux-là même qui médisent de lui comme s'il
était vivant, ne fait que rajeunir sa renommée.
La Vie de Cicéron, par Middleton, manque de critique et d'impartialité. Nous lui
préférons l'ouvrage du docteur Abeiien, qui a paru il y a une vingtaine d'années
en Allemagne, et que la remarquable traduction de l'bistorien Merivale vient de
faire connaître en Angleterre. C'est une de ces monographies oîi les savants alle-
mands se plaisent à répandre les trésors de leur érudition. L'auteur de cet article
s'en est servi pour esquisser à grands traits les principales circonstances de la
vie du célèbre orateur romain, l'une des gloires les plus pures de l'antiquité.
{Note du Rédacteur. )
292 REVUE BRITANNIQUE.
donné que les autels de Baal et d'Astaroth. Et cependant un in-
térêt puissant s'attache à la vie de Cicéron . La destinée le jeta au
milieu du drame politique le plus sanglant de l'histoire romaine.
En France, la tempête qui, après avoir renversé le trône et l'autel
en même temps que la plus orgueilleuse et la plus corrompue
des aristocraties, abattit plus tard la république aux pieds du
despotisme militaire, avait épuisé toute sa force dans une pé-
riode de moins de huit années. A Rome, au contraire, la révo-
lution qui transfère le gouvernement du sénat et du peuple aux
Césars dure soixante-dix ans, éclatant à chaque génération avec
une fureur nouvelle, et elle ne s'apaise que quand elle n'a plus
rien à dévorer. Elle met fin à la domination de cette oligarchie
hautaine qui, dans le cours de trois siècles, avait franchi les
étroites limites d'une province d'Italie et porté la civilisation à
l'autre extrémité du monde. Elle ouvre en même temps une ère
nouvelle, car c'est alors qu'inspirée par le génie de César, Rome
commence à prendre, pour la première fois, conscience de sa
destinée, et qu'elle incorpore dans son sein les peuples qu'elle
avait vaincus. A peine Cicéron était-il tombé sous le fer des
triumvirs, qu'un jeune poète déclarait, aux applaudissements
de ses contemporains, qu'un nouvel ordre de choses était né
pour l'univers :
Novus rerum nascitur ordo.
Virgile.
Le siècle oii vécut Cicéron n'était pas seulement un temps de
guerres civiles, c'était encore une époque d'épanouissement in-
tellectuel. Les arts de la Grèce servaient à la pompe et au luxe
des Romains qui l'avaient soumise, mais ceux-ci, tout en pro-
clamant la supériorité de leurs sujets, aspiraient à les égaler.
Cicéron lui-même nous apprend que, dans la génération qui
précéda la révolution de Sylla, le Latium abondait en hommes
lettrés. Un patricien romain tenait à honneur d'avoir dans sa
maison au moins un professeur de philosophie grecque, et l'on
peut voir, dans la partie historique du Bruttis et du De orotore *,
avec quel soin et avec quel succès les orateurs romains culti-
vaient la langue de leurs esclaves. Aussi, tout en accordant aux
• Voir la belle iraduction de M. Lcclerc.
tICÉRON. 293
écrivains du siècle d'Auguste une plus grande correction et un
plus grand art de style, il faut reconnaître chez Catulle, chez
Lucrèce et chez les autres contemporains de Cicéron, un génie
plus étendu et plus varié. Ce qui ne frappe pas moins dans l'his-
toire littéraire de ce temps, c'est la réunion, dans les mômes
personnages, des facultés les plus opposées et qui sembleraient
devoir s'exclure les unes les autres. Sulpicius Rufus, ce fougueux
partisan de Marins, une fois hors du forum, était ce que nous
appelons aujourd'hui un homme du monde accompli. Il aimait
à s'entretenir avec le fameux orateur Marc Antoine et à recueillir
de sa bouche des préceptes de philosophie et de rhétorique.
Sylla, fatigué de dresser des listes de proscription, se délassait en
écrivant en grec les mémoires de son temps. Catilina lui-même,
au rapport de Salluste, passait pour un orateur consommé. On
trouve dans les principaux personnages du long Parlement d'An-
gleterre un mélange semblable de talents divers. Hampden, Pym,
Saint-John, Yane, n'étaient pas moins remarquables comme
écrivains que comme hommes d'Etat. Les mêmes plumes qui
rédigèrent la Pétition des droits s'exerçaient avec succès à la
discussion des problèmes philosophiques et des questions les
plus abstraites de la théologie.
L'état des partis à Rome, du temps de Cicéron, présentait plus
d'un point de ressemblance avec l'état des partis à des époques
plus récentes de l'histoire. L'esprit de localité luttait énergique-
ment contre les excès delà centralisation. Le gouvernement des
colonies romaines réclamait une organisation nouvelle. La classe
aristocratique d'oià se tiraient exclusivement les magistrats de
Rome et des provinces trahissait chaque jour une incapacité de^
plus en plus manifeste. De tous côtés éclataient des murmures sur
la manière dont se distribuait le commandement des légions. Au
moment où l'empire passa entre les mains de César, il s'était
formé par voie d'accroissement, résultat de conquêtes succes-
sives, mais il ne présentait point un corps compacte, animé d'un
même esprit. Le sénat avait bien enlevé aux maisons royales de
Macédoine ou de Syrie, à l'oligarchie marchande de Carthage les
attributs de la souveraineté, c'est-à-dire le commandement mi-
litaire et le contrôle des revenus publics, mais il avait laissé aux
provinces leurs libertés municipales et leurs privilèges agricoles
294 REVUE BRITANNIQUE.
et commerciaux. Jamais, jusqu'au jour où cette grande idée
jaillit de la vaste intelligence de César, il n'était entré dans l'es-
prit d'un préteur, d'un tribun, d'un proconsul, d'un dictateur
romain, que toutes les parties de la république étaient comme
les membres d'un corps organique dont Rome était le cœur,
d'où partaient et où aboutissaient les veines et les artères de la
vie provinciale. Jamais peuple ne s'est attaché avec plus de té-
nacité que le peuple romain à la tradition et à la coutume. Il
opposait à tout changement, qui ne devait pas lui rapporter un
avantage immédiat, une résistance invincible. Si parfois un
homme supérieur, comme le dernier des Gracches, comprenait
qu'il fallait que la république abaissât elle-même ses antiques
barrières, sous peine de tomber en pièces sous l'effort de ses
convulsions intérieures, il était immédiatement traité de nova-
teur et de factieux, dénoncé à la haine populaire et mis à mort.
Dans le temps où un voyageur bien monté pouvait, du lever au
coucher du soleil, aller d'une extrémité à l'autre des Hmites de
la répubhque, les vices de la constitution ne s'apercevaient pas,
parce qu'il é!ait facile d'y remédier. Mais lorsque l'orient et l'oc-
cident des possessions romaines furent séparés par de vastes mers
et de hautes chaînes de montagnes, les imperfections de la con-
stitution se révélèrent par la fréquence des commissions ex-
traordinaires qu'il fallait instituer dans les jours de péril. Trois
fois dans la vie de Cicéron, le sénat et le peuple se virent obli-
gés d'investir Cnéius Pompée de pouvoirs temporaires plus éten-
dus que ceux de Louis XIV ou de Napoléon F^ La première fois,
une famine aussi terrible que celle qui décima, en 1797, la
^viile de Gênes, bloquée par la flotte anglaise, assiégeait les portes
'mêmes de Rome. La capitale, contenant un million d'âmes, n'a-
vait plus que quinze jours de vivres, lorsque la loi Gabinienne
mit entre les mains de Pompée l'administration de tous les
marchés de l'empire. La seconde fois, la mer Méditerranée, quoi-
que enfermée dans un cercle de provinces romaines et hérissée
de forteresses, était sillonnée en tous sens, depuis les colonnes
d'Hercule jusqu'à IHellespont, par les pirates de la Cilicie. Un
sénateur romain ne pouvait aller de son palais à sa ferme de
Sicile, sans courir le risque d'être pris et pendu par les brigands,
ou mis en vente sur les marchés de Tarse et d'Anlioche. Ni les
ncÉRON. 295
préteurs, ni les proconsuls, -avec les pouvoirs ordinaires, ne pou-
vaient purger l'empire de cette peste. Tl fallut déclarer Pompée
maître absolu de tous les vaisseaux, des ports et des havres des
trois continents. Enfin, après le meurtre de Clodius, les dis-
cordes civiles se déchaînèrent avec une telle fureur dans le sein
de la capitale, que les autorités établies étaient impuissantes à
apaiser les troubles, et que l'assassinat et l'incendie se prome-
naient impunément dans les rues de Rome. Pour la troisième
fois. Pompée fut revêtu du commandement absolu des légions,
de la police, des tribunaux, etc. C'est à de tels expédients que
Rome fut conduite par son aveugie attachement aux formes et
à la lettre de sa constitution primitive.
Si Ton jette un coup d'œil sur les fastes consulaires, on verra
que les grandes charges civiles et militaires étaient devenues,
dans les derniers temps de la république, le monopole exclusif
d'un petit nombre de familles. Le temps n'était plus où un ha-
bitant des provinces, de bonne maison, comme les Porcius de
Tusculum, pouvait espérer, aprèe quelques années de services
éminents, soit au barreau, soit dans les légions, de s'élever à la
dignité de préteur ou de consul. Les temps étaient loin égale-
ment oi^i un roembre du sénat pouvait se risquer à faire les dé-
penses d'une élection. Pour aspirer à l'édilité, il fallait au moins
une centaine de mille livres ; mais, pour briguer les emplois su-
périeurs, tels que la préture et le consulat, il fallait quatre ou
cinq fois cette somme. Mais il n'était pas nécessaire que le can-
didat possédât dans ses coffres les millions destinés à acheter les
voix dans les comices. Lorsque César se présenta à la préture,
il n'avait que deux cent mille livres. Aussi Rome était-elle un
vrai paradis pour les usuriers. A mesure que l'ordre sénatorial
s'appauvrissait par l'exercice même des grandes charges, l'ordre
équestre, qui tenait, comme on dit vulgairement, les cordons de
la bourse, croissait en richesse et en importance. La pauvreté de
l'un, comme la prospérité de l'autre, était une source de misère
pour les habitants des provinces. Le sénateur remboursait ses
emprunts en pillant ses administrés et, de son côté, le cheva-
Uer pressurait les contribuables, sans que le sénat, dont chaque
membre était, pour ainsi dire, son débiteur, osât réprimer ses
exactions. Jamais le monde n'a été témoin d'une oppression
296 REVUE BRITANNIQUE.
plus générale, plus systématique, plus odieuse que celle que la
domination de l'oligarchie romaine fit peser sur les provinces de
l'empire. Les Espagnols du seizième siècle n'avaient pas une
soif plus insatiable de Tor, les croisés n'étaient pas plus insensi-
bles aux souffrances des Sarrasins. Le propriétaire de la Floride
ou de la Géorgie n'est pas plus exigeant à l'égard des nègres qui
cultivent ses 'plantations que ne l'étaient certains gouverneurs
romains, tels que Verres en Sicile, Fontéius à Narbonne, ou
Gabiniusen Syrie. Les débauchés de Rome n'étaient pas la seule
plaie des provinces. Appius Claudius, que Cicéron désigne comme
un homme respectable, rompit avec lui, parce que le grand ora-
teur avait refusé de l'aider à pressurer ses fermiers de la Cilicie.
Marcus Brutus lui-même était connu pour sa rapacité. Le mono-
pole des grandes charges dans les mains de l'oligarchie avait
d'autres conséquences que la ruine des sujets de la république.
Des généraux affaiblis par l'âge compromettaient les intérêts et
la sûreté de l'Etat. Le vieil usurier Crassus perdit une magni-
fique armée en Orient, et ce qui explique les revers des guerres
de Jugurtha et de Sertorius, c'est qu'elles étaient conduites par
des hommes qui, n'ayant plus la vigueur nécessaire pour com-
mander, en avaient encore assez cependant pour piller et sacri-
fier à leur avarice le salut des légions et l'honneur de la patrie.
La série des lettres de Cicéron commence à la quarante-troi-
sième année de son âge, et continue presque sans interruption
jusqu'à une époque très-rapprochée de sa mort. Il y a tout lieu de
croire qu'il correspondit jusqu'à la fin avec ses amis intimes,
et qu'Octave ou ses partisans détruisirent ses dernières lettres
comme contenant arcana imperii, l'histoire secrète des intrigues
qui conduisirent à la formation du second triumvirat. Il est pos-
sible aussi qu'il se soit décidé lui-même à anéantir la partie de sa
correspondance qui se rapporte aux premières années de sa vie,
parce qu'elle renfermait sur les hommes et sur les choses des
opinions et des jugements en contradiction avec les sentiments
qu'il professa dans la dernière partie de sa carrière. On a peine
à concevoir que Cicéron, aussi prompt à écrire qu'à parler, ait
passé son âge mùr sans communiquer à Atticus et aux chefs de
Tordre équestre ses vues sur la politique du sénat et ses plans
pour la combattre. Mais, sauf ces lacunes, nous possédons
CICÉRON. 297
dans la correspondance de Cicéron la collection de mémoires la
plus complète qui existe sur une période de l'histoire. Dans ses
discours, Cicéron a nécessairement exagéré les vices de ses ad-
versaires et les vertus de ses clients. Dans les admirables pré-
faces de ses ouvrages philosophiques, il flatte une foule de gens
qu'il dédaignait, s'il ne les méprisait pas. Mais dans ses lettres,
et surtout dans celles à Atticus, il s'exprime avec une liberté
complète, avec un abandon sans réserve, non-seulement sur les
autres, mais encore, autant que sa vanité le lui permettait, sur
son compte personnel. Lorsque son amour-propre a été blessé,
il ne cache pas la blessure ; lorsque sa jalousie est éveillée, il
n'en dissimule ni l'objet ni la source. Il se complaît dans ses
bons mots, il ne rougit d'avouer ni ses défaillances, ni ses tris-
tesses, ni ses pleurs. Il charge avec une égale simphcité Atticus
de lui acheter des statues, des livres, des tableaux, ou de passer
des baux en son nom avec ses fermiers. En un mot, il est aussi
expansif que peut l'être un homme d'une vanité aussi irritable ;
car c'est le propre de cette faiblesse d'avoir des secrets même
pour soi. Les lettres de Cicéron ne nous font pas pénétrer dans
l'intimité de l'auteur seul; elles nous introduisent dans l'assem-
blée du sénat, dans l'intérieur de ces palais aristocratiques qui
dominaient le forum, ou des maisons de campagne qui cou-
vraient les collines d'Albe et de Tusculum. Elles nous font as-
sister, pour ainsi dire, à la répétition famihère de ce grand
drame oii les sénateurs jouaient les rôles principaux ; elles nous
montrent ces orateurs qui, le matin, s'étaient dénoncés les uns
les autres comme des traîtres dignes de la roche Tarpéienne, se
rencontrant le soir à la même table, et discutant avec calme et
gravité ces éternels problèmes du destin, du libre arbitre, de
l'existence des dieux. Herculanum et Pompéi ne nous livrent
pas d'une manière plus vive le secret de la vie privée des Ro-
mains.
On ne peut trop apprécier la valeur de ces lettres, quand on
considère le petit nombre et la partialité des documents qui
nous restent sur l'histoire de la décadence et de la chute de la
république. La Conspiration de Catilina par Salluste et la Guerre
deJugurtha du même auteur ne sont guère que des pamphlets
et d'amères satires politiques. Salluste n'y attaque pas seule-
298 REVUE BRITANNIQUE.
ment loligarchie, il cherche encore à se justifier lui-même.
Au fond, il veut prouver qu'il a été diffamé pour des crimes que
la noblesse commettait chaque jour sans pudeur. Quant aux
Décades de Tite-Live, la portion qui en a péri est précisément
celle qui intéressait le plus ses contemporains et la postérité. Sur
la période des rois, Tite-Live en savait autant qu'on en pouvait
savoir d'une époque dont les monuments historiques, ainsi que
la langue même dans laquelle ils étaient écrits, avaient disparu
depuis longtemps. Pour les deux premiers siècles de la répu-
blique, il n'avait sous les yeux que les maigres annales des
pontifes, les collections arides et tronquées des Fastes, les
mensonges des panégyriques ou des papiers de famille des
patriciens. Dans les grandes guerres puniques, il marche sur
un terrain plus ferme ; mais il ne s'appuie que sur Fabius Pic-
tor et Polybe, car l'illustre historien n'estimait les témoignages
historiques qu'autant qu'ils lui permettaient de se livrer à son
goût pour les fleurs de rhétorique. Mais, depuis le jour où les
Gracches inaugurèrent la grande révolution du tribunat jus-
qu'au moment où cette révolution fut consommée par la victoire
d'Auguste à Actium, Tite-Live possédait des éléments d'infor-
mation plus complets et plus sûrs. Il était devenu de mode à
Rome de composer et de publier des mémoires. Les Romains
s'étaient mis à rivaliser avec les Grecs dans le genre historique,
et, d'après les fragments qui sont parvenus jusqu'à nous des
anciens annalistes, on voit qu'ils enregistraient souvent avec un
soin extrême, sinon toujours avec impartialité, les causes et les
progrès, les caractères et les phases de cette lutte prolongée.
Bien que les archives du Capitole eussent été consumées par
1 incendie en l'an 83 avant J.-C, il circulait dans Rome de
nombreuses copies des histoires de Claudius , de Valérius et
de Sisenna. Parmi les trésors de la bibliothèque Palatine, rassem-
blés après les guerres civiles, se trouvaient des masses de docu-
ments recueillis dans les bibliothèques particulières des pro-
scrits. Tite-Live y avait un accès toujours ouvert. Les sources
vivantes de renseignements ne lui manquaient pas d'ailleurs. Les
personnages avec lesquels il conversait étaient les petits-fils de
ces Romains qui avaient été témoins du meurtre des Gracches et
de Drusus, qui avaient entendu lire le décret de bannissement
r.icÉRON. 299
deMarius, qui avaient vu publier la première liste de proscrip-
tion de Sylla, qui avaient applaudi ou sifflé Sulpicius et Cotta,
Philippe et Licinius Crassus au forum ou au sénat. L'histoire
n"a pas fait de perte plus irréparable que celle des dernières
Décades de Tite-Live.
Les lettres de Cicéron sont le seul équivalent qui nous reste
de ces documents contemporains, si utiles au chroniqueur. La
période qu elles embrassent va de 68 à 43 avant J.-C. Pendant
ce quart de siècle, Cicéron fut en relation avec tous les person-
nages importants de Rome. Mais, comme ces lettres ne coïnci-
dent pas avec son début dans la vie publique, il faut passer ra-
pidement en revue les principales circonstances qui signalèrent
sa jeunesse et ses premiers pas sur la scène politique.
Nous ne le suivrons pas dans le cours de ses études, car son
éducation dura, à proprement parler, toute sa vie. Même dans
la maturité de Tâge, il apprenait encore, estimant que l'orateur
ne devait être étranger à aucune branche des connaissances hu-
maines. Quelques mots cependant sur son éducation sont né-
cessaires pour éclairer à la fois son temps et son caractère. Bo-
lingbroke, Chesterfield, Dryden, Pope, étaient moins Anglais
que Français dans leurs goûts ; de même Cicéron et ses con-
temporains étaient plus Grecs que Romains. Ils admiraient dans
Scévola la science du jurisconsulte, ils applaudissaient à l'élo-
quence simple d'Antoine ; mais leurs véritables maîtres et leurs
modèles sont les Grecs Archias, Diodote et Posidonius. Et en
vérité, avec lidée qu'ils se faisaient de la perfection de l'o-
rateur, il leur était difficile de ne puiser qu'aux seules sources
de l'éloquence latine. La langue latine n'avait point encore dé-
pouillé sa rudesse primitive, et c'est à Cicéron et à ses con-
temporains, Lucrèce, Catulle, qu'elle doit cette régularité que
développèrent au plus haut degré les écrivains du siècle d'Au-
guste. Exigeant que l'orateur fût versé dans tous les arts et dans
toutes ies sciences, ils n'avaient d'autre alternative, pour arri-
ver à l'idéal de l'éloquence, que de se faire Grecs eux-mêmes.
Ils souriaient avec dédain à l'arrogance, à la vanité , à l'esprit
sophistique de leurs maîtres, et, pour les mieux soumettre, ils
alimentaient avec un odieux machiavélisme les dissensions in-
testines qui travaillaient et déchiraient la Grèce. Mais, dans le
300 REVUE BRITANNIQUE.
domaine des arts, des sciences, delà rhétorique, ils ne pouvaient
faire un pas sans le secours de leurs esclaves. Dans toute la car-
rière de Cicéron , cette influence de son éducation grecque est
visible. Nous ne prétendons pas que cette éducation ait fait de
lui un plus mauvais citoyen, mais assurément elle a rétréci son
horizon politique. Le préjugé le plus enraciné chez les Grecs
était, on lésait, l'exclusivisme (qu'on nous passe ce terme peu
classique), et, dans ces petites républiques, ce sentiment tenait
lieu de patriotisme et de nationalité. Ceux qui faisaient partie
de la cité se considéraient comme appartenant à une race supé-
rieure. Etendre leurs privilèges, c'était, à leurs yeux, les pro-
faner. Athènes eût mieux résisté à Philippe et à son fils Alexan-
dre si elle eût fait participer à ses franchises Corinthe et Mégare.
Mais les descendants de Mégaclès et de Cimon auraient cru s'a-
vihr en mélangeant leur sang avec celui de la race dorienne.
De même, Cicéron ne comprit jamais que la politique de Rome
ne devait pas être la même au huitième siècle de son ère que
dans les premiers temps delà république. Pour lui, la capitale
du monde civilisé n'avait pas cessé d'être un municipe italien,
qui avait droit aux hommages du genre humain, mais qui n'é-
tait nullement tenu de communiquer ses privilèges aux nations
vaincues. Sur les bancs du sénat, Cicéron évitait avec dédain
le contact des nobles de la Gaule et de lEspagne. Il éprouvait
pour les étrangers une véritable aversion et regardait comme un
acte de parricide la révolution accomplie par César, et qui in-
corpora dans la cité les sujets de l'empire. Cet attrait qu'il res-
sentait pour le génie grec n'était pas moins sensible dans ses
études philosophiques et littéraires. Après ses triomphes ora-
toires, ce qu'il recherchait le plus, c'était la gloire d'initier ses
concitoyens aux sublimes spéculations métaphysiques et mo-
rales des diverses écoles de la Grèce. Il écrivit des traités cé-
lèbres sur les problèmes abstraits de la politique et du droit,
mais il descendit rarement jusqu'à discuter les questions prati-
ques de son temps. Refondre les éléments du gouvernement,
rendre la vigueur aux communes en infusant dans leurs veines
un sang nouveau, débarrasser la cité de sa population pauvre,
donner aux provinces une meilleure administration, amalgamer
les parties de l'empire en un tout organique, tous ces problèmes,
CICÉRON. 301
dont la solution était d'un intérêt vital pour la république, Ci-
céron ne s'en doute pas. Chef du sénat, il pensait comme un
conservateur aristocrate d'Athènes, et il rêvait les moyens de
ramener la constitution de la république à sa forme primitive,
au temps des Camille et des Appius Cœcus.
Cicéron entra au barreau au moment où Rome tombait
abattue et sanglante aux pieds de la réaction aristocratique. Le
nom de Sylla glaçait d'effroi tous les cœurs en Italie. Avec un
pouvoir supérieur à celui des anciens décemvirs, le dictateur
réunissait dans sa personne toutes les magistratures de la ré-
publique. Les consuls et les tribuns n'existaient plus que de
nom ; le sénat était muet, le forum désert. Les Latins et les Ita-
liens avaient cessé d'affluer à Rome les jours de marché. Des
provinces situées au delà de la mer, les unes étaient en guerre
ouverte contre la république, les autres espéraient, à force de
soumission, détourner de leurs têtes le sort des Samnites et des
Etrusques. Un seul homme tenait Rome dans le silence et dans
l'esclavage, et si, dans cette crise terrible, il valait mieux être
noble que plébéien, il était plus sûr encore de figurer au nom-
bre des affranchis de la gens Cornélia que dans l'ordre des patri-
ciens. Il y avait à Rome deux voies ouvertes à l'ambition de la
jeunesse : l'art militaire et le barreau. Après les généraux qui
gagnaient des batailles, ceux que les Romains honoraient le
plus, c'étaient les orateurs qui gagnaient des causes. Mais, à
l'époque dont nous parlons, ni l'orateur ni le soldat ne pou-
vaient parvenir s'ils ne s'étaient d'abord assuré le patronage de
Sylla. Le premier n'avait même aucun moyen de se distinguer.
Le sénat ratifiait, sans les discuter, les actes du dictateur, et
l'orateur imprudent qui aurait harangué le peuple se serait ex-
posé aux peines portées par la loi Cornélia De Majestate. Rien
ne pouvait donc être moins favorable à Cicéron, rien ne pouvait
moins faire présager la destinée qui l'attendait que l'état de
Rome au moment oix il parut au barreau.
Le jeunre orateur signala son début par un trait de hardiesse.
Il s'attaqua à Sylla lui-même. Il n'avait alors que vingt-six ans,
et, nous l'avons dit, la fortune de quiconque aspirait à se faire un
nom dans l'Etat dépendait de l'intérêt ou du caprice du dicta-
teur. C'est alors que Cicéron entreprit de défendre Sextus Roscius
302 REVUE BRITANNIQUE.
d'Amérie contre le puissant affranchi de Sylla, Lucius Cornélius
Chrysogonus. Les avocats plus âgés avaient refusé de se charger
de cette cause, par crainte de l'influence du plaignant et du res-
sentiment du patron. Bien que l'affaire fût d'une nature toute
privée, le jeune orateur se lança audacieusement dans les per-
sonnalités et dans les allusions politiques. Il exprima le regret
que les nombreuses occupations de Sylla le condamnassent à
n'entendre et à ne voir que par les oreilles et les yeux de gens
qui avaient intérêt à tromper sa bonne foi. Puis il s'éleva à des
considérations d'un ordre supérieur : il déplora la malheureuse
condition des temps, la dureté du gouvernement, l'abaissement
ou la dispersion du parti populaire, la dégradation de la répu-
blique, la détresse et la diminution de tant de nobles familles.
La franchise téméraire de ce langage était faite pour irriter le
dictateur. Le verdict des juges, rendu en faveur de Roscius, au
bruit des applaudissements populaires, devait justement l'alar-
mer. Déjà un enfant, César, l'avait offensé ; mais le dictateur
s'était laissé fléchir et l'avait épargné. Une autre fois, il avait es-
suyé un refus de la part de Cnéius Pompée, mais il n'avait voulu
voir en lui qu'un partisan zélé et un soldat heureux. Maintenant
il rencontrait sur son chemin un jeune homme inconnu, d'une
naissance obscure, sans appui, sans relations de famille, sans
crédit, soit dans l'armée, soit dans le peuple. Pour échapper au
danger qui le menaçait, Cicéron saisit le prétexte de sa santé
pour aller voyager à l'étranger. Dans sa vieillesse, il aimait à
rappeler ce trait de courage de sa jeunesse, à revenir sur son
premier succès oratoire, obtenu dans la cause de Roscius d'A-
mérie contra SijUœ dominantis opes, contre la fortune de Sylla
au comble de sa puissance.
Mais cette puissance du dictateur s'éteignit avec sa vie. Sylla
ne laissa en mourant aucun héritier pour succéder à son autorité
comme à son nom. Le plus heureux et le plus distingué de ses
partisans, Cnéius Pompée, était un bon soldat, mais un homme
d'Etat médiocre, encore moins capable d'organiser un parti et
de développer une révolution. Il avait de l'ambition, mais il
manquait de cette vigueur de caractère qui anime et soutient
l'ambition. Dans les beaux temps de la république, il aurait pu
être le premier citoyen de Rome, comme Scipion l'Africain, et,
r.icÉRON. 303
sous Trajan, le premier ministre de l'empire, comme Cornélius
Palma. Mais, dans une période de révolutions comme celle où
s'écoula la vie entière de Cicéron, Pompée fut précisément l'un
de ces hommes qui précipitent la crise destinée à les engloutir.
La constitution fondée par Sylla ne lui survécut pas ; son œuvre
périt tout entière, faute d'un personnage doué du génie néces-
saire pour la continuer.
La pensée du dictateur avait été d'abattre le parti démocra-
tique et, dans ce but, il avait augmenté la puissance du sénat
et avait restitué à ce corps l'autorité judiciaire. La première
brèche importante faite à sa constitution fut le rétablissement
partiel du tribunat par Pompée. Cette mesure était-elle sage?
Cicéron la blâme dans son dialogue Des Lois. Selon lui, cette
concession ouvrit la porte à tous les maux qui fondirent dans
la suite sur la république. Il est probable toutefois qu'au mo-
ment même oii elle fut accordée Cicéron laccueillit avec joie
comme tous les amis de la liberté, car elle rendait au forum la vie
et au peuple la parole. Mais c'est sur la grande question des
jiulicia, de l'administration de la justice, que le jeune et am-
bitieux orateur en vint pour la première fois aux prises avec
l'aristocratie.
Tant que l'ordre intermédiaire, celui des chevaliers, fut exclu
du gouvernement par la constitution de Sylla, il n'y avait pour
un homme nouveau comme Cicéron aucun moyen de parvenir
aux honneurs. Les chevaliers avaient abusé du pouvoir que leur
avait conféré la loi Sempronia. Du temps qu'ils administraient
la justice, il était impossible aux sénateurs d'obtenir un verdict
équitable et même de faire entendre leurs plaintes. Ceux-ci, de-
venus à leur tour maîtres absolus de l'autorité judiciaire, ren-
dirent avec usure à l'ordre équestre les vexations qu'il leur avait
fait endurer. S'il arrivait à un chevalier, en sa qualité de fermier
des revenus, de manquer à une seule des obligations de son
contrat, si une disette dans les provinces l'avait empêché de
fournir la quantité de blé à laquelle il s'était engagé, si les pi-
rates avaient intercepté ses vaisseaux, si la peste avait diminué
le nombre des contribuables, il était personnellement responsa-
ble des pertes ou du déficit. Toute réclamation de sa part était
inutile, ses juges le condamnaient impitoyablement, et ses en-
304 REVUE BRITANNIQUE.
nemis excitaient sous main les habitants des provinces à lui in-
tenter des actions sous un prétexte ou sous un autre. Jamais les
sujets de Rome n'avaient été si durement traités que par les
hommes auxquels Sylla avait confié le pouvoir exécutif. Se plai-
gnaient-ils des chevaliers, ils étaient sûrs d'obtenir le redresse-
ment de leurs griefs . Mais s'il s'agissait des sénateurs, c'était autre
chose. A aucune époque, la corruption de la justice n'avait été
aussi scandaleuse que sous la période de l'administration sénato-
riale. Le noble romain, sur son siège déjuge, joignait l'inso-
lence de Jefîeries à la cruauté de Fouquier-Tinville. Il n'était
accessible qu'à une sorte d'argument, l'argent, et le défendeur,
consul ou préteur, avait eu soin d'enlever d'avance par ses exac-
tions cette ressource au malheureux plaignant. Les sujets de
Rome ne souffraient pas moins dans leur personne que dans
leur bourse. Leurs fils, leurs filles étaient enlevés pour être en-
fermés dans le harem du préteur, et le père qui avait l'impru-
dence de les réclamer était livré aux mains des licteurs pour
être frappé de verges ou empalé. Une haine profonde contre la
tyrannie sénatoriale couvait sourdement dans tout le monde
romain et jusque dans la capitale elle-même. Les chevaliers
éprouvaient pour les sénateurs les sentiments qu'avaient nourris
à l'égard de Coriolan et du décemvir Appius Claudius les plé-
béiens des premiers temps.
Le célèbre procès de Verres, accusé d'avoir malversé en Sicile,
précipita la crise, et tout le corps de la noblesse fut condamné
dans la personne de son préteur. La condamnation de Verres fit
de Cicéron le champion des chevaliers, et, dans les trois années
qui suivirent, il fut regardé comme le plus redoutable adversaire
de l'oligarchie. L'habileté, l'énergie, la patience qu'il déploya
dans la conduite de cette cause se comprendront mieux par une
brève analyse de Taffaire et de la question générale qui y était
engagée.
Le procès de Verres était une lutte purement politique. Il s'a-
gissait de savoir à qui des sénateurs ou des chevaliers reste-
raient les jndicia. « Acquittez Verres, dit Cicéron aux premiers
et votre ruine est certaine. Condamnez-le, et vous conservez les
pouvoirs que vous tenez de la loi Cornélia. L'occasion est favo-
rable pour reconquérir votre crédit auprès du peuple romain et
CICÉRON. 305
des sujets de Rome. L'acciisé qui est à cette barre n'appartient
à aucune des grandes familles de la république. Pour sauver
Verres, ni lesMétellus, ni les Scaurus, ni les Scipion n'ont be-
soin de prendre des habits de deuil, ou de toucher les mains
calleuses de nos plébéiens. Le père de Verres était, nous le sa-
vons tous, un vil agent d'intrigues électorales. Quant à son grand-
père, c'était peut-être un esclave de Cornélius ou de Cécilius, mis
en liberté par son maître. Les témoignages que je produis contre
votre préteur sont écrasants. Le peuple, les chevaliers et les ha-
bitants des provinces attendent de vous une victime considé-
rable. En voici une aux pieds de l'autel. Sacrifiez-la. Du verdict
que vous allez rendre dépend le maintien ou la ruine de la con-
stitution de Sylla. » Cet appel était trop pressant, les preuves
réunies par Cicéron contre Verres trop puissantes, le cri de l'o-
pinion publique trop impérieux, pour que l'aristocratie romaine
put s'aveugler sur les conséquences de ^on obstination. A'errès
fut exilé. De tous les triomphes oratoires et politiques de Cicé-
ron, celui-là fut peut-être le plus honorable. Il avait arraché la
victoire à des hommes qui possédaient tout le pouvoir et dispo-
saient de tout le patronage de l'Etat. Il avait fait rendre justice
à la plus ancienne et à la plus importante province de l'empire.
Dans la conduite du procès, il ne viola aucune loi, comme il le
fit malheureusement plus tard dans la conjuration de Catilina.
Il est possible qu'il ait exagéré les vices de Verres, mais il lui
était difficile d'exagérer ceux de l'administration provinciale.
L'intérêt excité par cette cause célèbre ne resta pas enfermé dans
les murailles de Rome. La ^'umidie et la Macédoine, l'Espagne
et la Sjrie ne se préoccupèrent que médiocrement du succès ou
de la défaite de Catilina. Pour les provinces, les lois Cornéhennes
n'étaient guère qu'un nom, et la renaissance du parti populaire
leur était aussi indifférente qu'un changement dans le collège
des augures. Mais la condamnation d un préteur appartenante
l'ordre sénatorial, du protégé de leurs oppresseurs, d'un homme
qui avaitosé dire en public que, lors même qu'il serait obligé
d'abandonner les deux tiers des dépouilles qu'il avait enlevées,
il lui en resterait encore assez pour passer le reste de ses jours
dans l'opulence, cette condamnation était pour chaque ville,
pour chaque province de l'empire, comme un triomphe person-
8* SK.niF. — TOMF V. 20
306 REVUE BRITANNIQUE.
nel. Tous les yeux se tournèrent sur J'avocat des Siciliens; et,
de rOronte au Tage et à la Garonne, le nom de Marcus Tullius
vola de bouche en bouche. Heureux le grand orateur s'il eût
persévéré dans la ligne de conduite qu'il avait suivie jusqu'a-
lors! Comme chef de Tordre équestre, sa voie était toute tra-
cée. S'il eût su résister à la séduisante amorce du consulat ,
s'il fût resté sourd aux sollicitations de l'oligarchie, il eût pu
être l'instrument glorieux de la régénération de la république.
Mais des montagnes de préjugés se dressaient entre lui et César,
et chacun d'eux joua son rôle dans le grand drame révolution-
naire, en s' éloignant systématiquement de l'homme qui aurait
pu être son allié le plus utile et le plus puissant.
Une aristocratie a deux ennemis à redouter : l'opinion publi-
que au dehors et ses propres divisions au dedans. Les patriciens
de Rome avaient, d'une part, à repousser les attaques ouvertes
des partisans de 3Iarius, et, de l'autre, ils étaient minés secrè-
tement par quelques membres de leur ordre qui convoitaient
l'autorité de Sylla, sans respecter le système fondé par l'illustre
dictateur. N'ayant dans leur sein aucun homme capable, et ef-
frayés des projets de Catilina, ils s'abaissèrent jusqu'à accepter
le secours de cet homme nouveau qui venait de leur faire subir
une si éclatante défaite.
La conjuration de Catilina est l'une des énigmes les plus obs-
cures et les plus attachantes de l'histoire de l'antiquité. Il est
impossible sans doute de découvrir le secret que, dans l'affaire
de l'empoisonnement de sir Thomas Overbury, le duc de Somer-
set tint suspendu comme une épée de Damoclès sur la tête du
roi Jacques; mais, après tout, cela nous intéresse peu. De
même, il est très-probable que l'on ne saura jamais quel est
l'auteur des lettres deJunius; mais le monde ne retirerait aucun
profit de cette découverte. Un mystère impénétrable cache les
noms des instigateurs du complot de Titus Oates ; mais qu'im-
porte? Quel est l'individu qui coupa les franges des rideaux du
Luxembourg et les jeta sur la table où soupait Louis XV, occa-
sionnant ainsi à Sa Majesté Très-Chrétienne une nuit d'insomnie
et une indigestion? Qu'était-ce que le Masque de Fer? Pierre
Waldeck était-il véritablement le duc d'York? Aucune grande
question sociale n'est engagée dans ces problèmes historiques,
CICÉRON. 307
et il ny a point là, en vérité, de quoi nous préoccuper d'une
manière sérieuse. Mais il n'en est pas de même de la conjuration
de Catilina. Elle est racontée avec une vive imagination par Sal-
lusto; elle est, pour ainsi dire, disséquée dans tous ses détails
par Cicéron ; elle a exercé la sagacité des commentateurs de tous
les temps, et cependant on n'a pu encore arriver à expliquer
d'une manière satisfaisante, ni son but, ni son origine, ni ses
éléments, ni ses ramifications, ni son plan. Ce que Ton sait, c'est
que le chef de cette conspiration appartenait à la noblesse et
était doué de rares talents. Ce qui n'est pas moins certain, c'est
qu'il comptait parmi ses partisans des hommes qui avaient un
enjeu considérable dans la répubhque. Quant à ses projets, on
en connaissait l'existence bien avant d'avoir pris des mesures
pour en empêcher ou en arrêter l'exécution. Un outrage intolé-
rable et une réparation injurieuse poussèrent Marino Faliero à
tenter le renversement de l'oligarchie vénitienne; mais il ne pa-
raît pas qu'il se soit jamais proposé de brûler l'arsenal ou même
de massacrer le Conseil des Dix. Les Pazzi attentèrent à la vie
des Médicis, mais nous ne voyons pas qu'ils aient jamais eu
l'idée de décimer les corporations de Florence ou d'ouvrir les
portes de la ville, soit aux Français, soit aux Espagnols. Ce que
l'on connaît de la conspiration de Catilina, c'est que ses rami-
fications s'étendaient au loin, qu'elle avait pour objet de détruire
les institutions existantes, et qu'au nombre de ses instruments
et de ses complices avoués ou secrets elle comptait les person-
nages les plus riches et les plus influents de Rome. Mais quel but
poursuivait-elle? Etait-ce une révolution ou une réaction? Avait-
elle un sens politique ou social? S'appuyait-elle sur l'oligarchie
ou sur la multitude? Ce sont là des questions que les documents
historiques que nous possédons ne nous ont jamais permis d'é-
claircir, et que probablement l'avenir ne parviendra jamais à
résoudre. Mais, quels qu'aient été l'origine et le but de cette
conspiration, elle exerça sur la carrière de Cicéron une influence
décisive. Elle marque à la fois le plus haut point de sa grandeur
et le commencement de ses malheurs. C'est la faveur populaire
qui jusqu'alors l'avait soutenu; mais, s'il ne se fût pas rendu
tout à la fois utile et formidable à l'oligarchie, la faveur popu-
laire, dans cette crise de la conjuration de Catilina, lui eût servi
308 REVUE BRITANNIQUE.
de peu. Par sa position de chef de Tordre équestre, de la classe
moyenne, Cicéron était devenu un objet de soupçon pour la
faction aristocratique. Depuis le meurtre deCaïus Gracchus et de
Livius Drusus, les chevaliers n'avaient point eu de représentant
aussi capable que le jeune orateur d'Arpinum. Dans les anciens
temps de la république, le sénat formait un corps compacte qui,
par son union, brisait l'effort de l'opposition plébéienne. Mais,
à l'époque où nous sommes, il était affaibli par ses divisions in-
testines, et la conjuration de Catilina était venue jeter dans son
sein un nouvel élément de discorde. De plus, Pompée lui inspi-
rait des inquiétudes sérieuses. Pour le moment, Pompée était
occupé à son expédition d'Orient; mais était-il possible que cet
heureux capitaine, Yimperotor qui avait obtenu à vingt-cinq ans
les honneurs du triomphe, le seul homme presque qui, dans le
monde romain, eût résisté impunément à Sylla, vînt, aussitôt la
paix rétablie, s'asseoir modestement au milieu de ses collègues,
et descendît du commandement supérieur des armées pour
se contenter d'être l'égal de ceux dont il pouvait être le maître?
Pour parer à ce danger, le sénat cherchait en vain un chef dans
ses rangs. Aucun de ses membres, jeunes ou vieux, n'était à la
hauteur des circonstances. César était alors hvré tout entier à ses
débauches, et d'ailleurs il effrayait l'oligarchie par des accès
d'opposition qui laissaient percer de hardis desseins ultérieurs,
une immense et lointaine ambition. Mais, parmi les cheva-
liers, se trouvait un homme qui, bien qu'il eût blessé l'orgueil
du patriciat par la condamnation de Verres, et mis en péril son
pouvoir judiciaire en dénonçant sa vénalité, pouvait cepen-
dant devenir son allié temporaire, et qu'il briserait comme un
instrument inutile, dès qu'il n'en aurait plus besoin. Le calcul
de l'oligarchie ne manquait ni d'habileté, ni de justesse. Cicéron
était un parvenu et, par conséquent, un homme sans appui. Ce
n'était point un partisan exagéré de Marius, car il avait refusé
le tribunat, qui ne lui aurait rapporté que des fatigues et des en-
nemis. Quoique Italien de naissance, il ne s'était jamais identifié
avec le parti du mouvement dans les provinces. Le seul per-
sonnage pour lequel il professât une vive sympathie, et dont il
cherchât à se concilier les bonnes grâces, était alors engagé au
fond des montagnes de l'Arménie. Quant à la puissance de son
ClC.ÉKON. 309
éloquence, on n'en pouvait douter. Vn jour, il avait arraché des
larmes à un rhéteur grec qui voyait avec douleur la couronne
de lart oratoire passer du front de sa patrie sur la tête de Rome.
Les citoyens qui avaient atteint l'âge d'homme avant l'explosion
de la guerre civile le regardaient comme un nouveau Drusus, et
le comparaient aux grands orateurs Antoine et Sulpicius. Il
jouissait donc d'une influence considérable et, déplus, il dispo-
sait d'une popularité qui manquait au sénat. Enfin, il était re-
connu par les chevaliers comme leur champion naturel. Des
quartiers les plus éloignés de Rome, et même des villes voisines,
les populations affluaient dans le forum pour entendre Marcus
Tullius Cicéron.
Salué, par la reconnaissance de ses concitoyens, du titre de
Père de la patrie, consul, assis sur la chaise d'ivoire de Scipion
l'Africain, sans avoir, comme Paul-Emile ou Flaminius, annexé
des provinces au territoire de la république, Tullius était arrivé
au faîte des honneurs. Mais, au milieu de sa gloire, il ne tarda
pas à voir l'instabilité et la faiblesse de sa position. Il se sentait
isolé, et par conséquent impuissant. Chef de l'Etat, il n'avait, en
réalité, aucun parti pour se soutenir. Il avait écrasé, il est vrai,
une formidable conspiration ; mais il n'avait pu en triompher
qu'en portant à la loi une atteinte profonde. Il avait servi l'oli-
garchie, sans se l'attacher. Il s'était séparé des chevaliers, sans
réussir à se faire reconnaître et adopter pour chef, d'une ma-
nière durable, par lepatriciat. Toute la suite de sa vie politique
trahit le malaise et l'angoisse que lui causait le sentiment d'une
situation fausse et précaire. Il faisait profession de regarder
l'union de tous les ordres comme le seul moyen de sauver l'Etat
de l'abîme où ses divisions menaçaient de l'engloutir, et, en
réalité, il ne visait lui-même qu'à une chose, à s'assurer de
l'appui de Pompée, en se rendant nécessaire à ce général. Mais
il ne fit qu'exciter sa jalousie, et le reste de son existence fut
empoisonné par les humiliations qu'il eut à subir en poursui-
vant un patronage qui lui échappa toujours.
Nous ne déroulerons pas ici toutes les phases de la vie de Ci-
céron, ses efforts pour ressaisir son crédit, sa lutte avec Clodius,
son éloignement systématique de César, qu'il ne comprit point,
son exil, son retour triomphal, dont la joie fut si courte, ses in-
310 REVUE BRITANNIQUE.
certitudes, ses continuelles hésitations, son impuissance en face
d'adversaires armés, son attachement hors de saison au passé,
sa modération sans cesse dépassée par les factions, ses élans
d'énergie mal soutenus. Dans les dernières convulsions de la ré-
publique expirante, il ne fut plus guère qu'un ornement. Ce
n'est que sur la fin de sa vie, à l'époque de la formation du se-
cond triumvirat, qu'il recouvra, non la puissance des beaux
jours de son consulat, mais toute sa majesté, lorsqu'il se posa
en champion des lois contre les chefs de trente légions. Telle
est, en effet, la position de Torateur qui n'a d'autre arme que
son éloquence dans un Etat déchiré par les factions, et à la veille
d'une grande révolution politique. Telle fut celle de Démosthène
au moment oii le système fédéral des républiques grecques se
mourait d'épuisement, et où tout tendait à la centralisation ; de
Burke, quand il essaya de se mettre en travers du courant révo-
lutionnaire; des Girondins, poussant, sans le vouloir et sans le
savoir, la France au-devant du despotisme militaire ; des avo-
cats du bill de réforme en Angleterre, que ces âmes généreuses
regardaient comme la dernière expression du progrès politique.
L'orateur donne l'impulsion, mais le flot dont il a rompu les
digues le laisse loin derrière lui. Il exagère aux autres, comme
à lui-même, l'importance de l'œuvre qu'il travaille à faire réus-
sir, mais il ignore oii s'arrêtera le mouvement qu'il a imprimé.
Le matin, il pousse les masses ; au milieu du jour, il cherche à
les retenir, et les ombres du soir sont à peine tombées, qu'il
voit une génération nouvelle engagée dans des luttes terribles
sur des questions qu'il considère comme dangereuses, ou même
quil traite de folies et de chimères.
Il est toutefois une période dans la vie de Cicéron sur laquelle
nous voulons nous arrêter un instant, parce qu'elle mit en lu-
mière les qualités les plus heureuses et les plus louables de son
caractère. Nous éprouvons comme un remords à avoir mis en
question la sagesse et la fermeté politique du grand orateur.
Dans la splendeur de la république, avant que Thabitude de la
guerre eût démoralisé les citoyens, avant qu'une corruption
grossière eût sapé les fondements de la république, Cicéron eût
été l'un de ces illustres consulaires que Cinéas comparait à une
assemblée de rois. Il eût consacré ses instincts élevés et gêné-
CICÉRON . 311
reuxà combattre, avec la vigilance d'un Fabius ou d'un Caton,
les influences perverses qui auraient pu miner sourdement ou
attaquer au grand jour la constitution. Ce fut son malheur d'être
appelé à vivre parmi des hommes qui s'accordaient pour dé-
truire TEtat, mais qui ne s'entendaient plus pour partager ses
dépouilles. Seul, sans entourage, Cicéron combattit dans Tarène
avec les alliés et les armes qu'il put trouver à cette époque. Mais
ce n'est que quand il fut loin de Rome, et dans une position
qu'il regardait comme un exil pire que la mort, qu'il eut l'occa-
sion de déployer toute sa probité politique et toute son honnê-
teté morale. Nommé proconsul en Cilicie , Cicéron entra en
fonctions le dernier jour de juillet de l'an 50 avant J.-C, et en
sortit l'avant-dernier du même mois de l'année suivante. Cette
année lui sembla la plus pénible de sa vie. Le chagrin qu'il
avait ressenti dan^ son exil avait été plus profond, mais son ex-
pulsion avait été si violente, elle avait eu lieu avec un tel mé-
pris des formes légales, qu'il pouvait compter sur une réaction
soudaine en sa faveur, ce qui arriva en effet. Mais son adminis-
tration en Cilicie devait, aux termes d'une loi inexorable, durer
une année au moins, et, pendant tout ce temps, il fut sans cesse
poursuivi par la crainte devoir ses pouvoirs prolongés. Il s'ef-
força, par de vives et incessantes sollicitations, de détourner ce
qu'il considérait comme une véritable calamité, et ce qui aug-
mentait son désir de quitter sa province, c'était cette singuUère
idée que son intervention pouvait empêcher, ou du moins re-
tarder l'explosion des hostilités entre César et Pompée. Mais cette
illusion s'évanouit à mesure qu'il approcha des rivages de
l'Italie ; car, à chaque port qu'il toucha, il apprit que la rupture
entre ces deux personnages devenait de plus en plus imminente.
C'est pourtant sur son administration proconsulaire que repose
l'un de ses plus beaux titres à l'admiration de la postérité. Ses
fonctions, il est vrai, n'étaient pas bien difficiles, puisqu'il
n'avait qu'à administrer la justice et à réprimer les maraudages
des Isauriens et des Parthes. Mais, en quittant la province, il
emporta le respect et l'amour de ses administrés, qui ne com-
prenaient pas qu'un proconsul pût sortir de charge sans avoir
commis chez eux quelque meurtre légal, outragé la sainteté de
leurs foyers domestiques, épuisé leurs marchés, pillé leurs tem-
312 REVUE BRITANNIQUE.
pies. Ce qui ne leur sembla pas moins merveilleux, ce fut la con-
duite de son entourage. Cicéron exerça sur les fonctionnaires
placés sous ses ordres une surveillance sévère. Maint passage
de ses lettres prouve quelle peine il eut à les contenir. Quelques
années auparavant, il avait tracé, pour son frère Quintus, le
tableau des devoirs d'un bon proconsul. On avait hautement
applaudi à ce traité, mais on ne le regardait que comme une
spécieuse théorie. Bien des philosophes romains déclamaient
éloquemment sur la vertu et sur le souverain bien, qui, dans
leur administration au dehors, se conduisaient comme des loups
dans une bergerie. Les œuvres philosophiques et morales de Ci-
céron manquent quelquefois de force et souvent d'originalité,
mais elles abondent en vues supérieures sur les devoirs so-
ciaux, et il est doux de voir que, dans un siècle de cruauté
et de rapacité sans égales, l'auteur mettait en pratique ce qu'il
enseignait.
Nous voudrions pouvoir dire quelques mots sur la valeur de
Cicéron, considéré comme philosophe, mais il faut nous arrê-
ter, car l'examen de ses œuvres métaphysiques et morales nous
entraînerait trop loin. Nous ne terminerons pas cette rapide es-
quisse de sa vie sans parler de son immense activité littéraire,
et de cet héroïsme vraiment admirable avec lequel, au milieu
des occupations les plus diverses et des circonstances les plus
pénibles, il composa ses différents traités. La république, qu'il
croyait avoir sauvée, n'existait plus depuis longtemps. Nomina-
lement, les anciennes magistratures avaient survécu, mais elles
étaient suspendues de fait par une dictature permanente. Le
maître du monde romain. César, était au plus haut degré hu-
main, libéral et sage ; mais, aux yeux de Cicéron, attaché de
cœur aux formes du passé, il ne représentait point la majesté
légale du sénat et du peuple. Tullius regardait son rôle d'homme
d'Etat et de sénateur comme terminé. La toge avait fait place à
lépée, et si, parfois encore, il prenait la parole pour défendre
un accusé, ses discours ne faisaient plus qu'une rare et timide
allusion aux affaires poHtiques. « Les hommes ignorent, dit
Bacon, ce que c'est que la solitude, et jusqu'où elle s'étend. »
Cicéron l'apprit à ses dépens. Bien que César le comblât de
prévenances, bien que l'entourage du dictateur lui rendît, en
ru.ERUN. 313
général, les témoignages de respect qui lui étaient dus, le répu-
blicain se sentait gêné, et comme étranger, dans la société de
gens qui avaient renversé la république, et le silence et la re-
traite de ses maisons de campagne lui devenaient plus chers que
jamais. La sensibilité du cœur est si rare parmi les hommes po-
litiques de Rome, qu on ne lira pas sans intérêt certains passa-
ges des lettres de Cicéron, qui nous rappellent en même temps
la manière dont il employait ses loisirs.
Au commencement de Tan 44 avant J.-C, il écrit à son ami
Marcus Varron, dont les idées étaient conformes aux siennes :
« Sachez que depuis mon retour à Rome, je me suis récon-
ciUé avec mes anciens amis, c'est-à-dire avec mes livres. A la
vérité, si je les avais quittés, ce n'est pas que je fusse irrité
contre eux, mais Je ne pouvais les voir sans une espèce de con-
fusion. Il me semblait que je n'avais pas suivi assez fidèlement
leurs préceptes, lorsque je m'étais engagé dans des affaires tu-
multueuses avec des compagnons infidèles. 3Iais ils me pardon-
nent ; ils me rappellent à leur ancien commerce ; ils me disent
que vous avez été plus sage que moi de ne pas les abandonner.
A présent que je suis rentré en grâce avec eux, je crois devoir
espérer que si j'ai le bonheur de vous voir, il me sera facile de
supporter et les maux qui nous pressent et ceux dont nous
sommes menacés. » [Lettre I, à Varron.)
« Que nos études nous réunissent et nous consolent. Après
avoir fait l'agrément de notre vie, elles en seront aujourd'hui
le soutien. Nous ne manquerons point à ceux qui viendront
nous employer, je ne dis pas comme architectes, mais comme
ouvriers, pour rebâtir la république, et nous nous présenterons
même avec empressement. Si personne n'accepte nos services,
nous ne laisserons pas de composer et de lire des traités de
politique, et, si nous ne pouvons servir l'Etat dans le sénat et
dans le forum, nous le servirons, à l'exemple des philosophes de
l'antiquité, en nous adonnant à l'étude des lois sur lesquelles
reposent les sociétés civiles. » [Lettre H.)
« Pour moi, j'estime les jours que vous passez à Tusculum
autant que l'espace entier de la vie, et je renoncerais de bon
cœur à toutes les richesses du monde pour obtenir la liberté de
mener une vie si délicieuse, sans avoir à craindre qu'elle fût
314 REVUE BRITANNIQUE.
troublée par la violeuce. Je Timite, du moins, autant que pos-
sible, et je cherche mon bonheur et mon repos dans l'étude. »
[Lettre VI.)
Ce ne sont point là dévalues spéculations, car c'est dans cette
année, la première où il lui eût été donné depuis longtemps
de goûter un peu de loisir, qu'il commença le De Finlbus, et
qu'il acheva son Orateur et ses Partitions oratoires. Il se com-
parait lui-même à Denys le tyran, qui, chassé de ses Etats, se fit
maître d'école à Corinthe. Son application au travail ne se ra-
lentit pas au temps de ses plus vifs chagrins domestiques. La
mort de sa fille Tullia était encore toute récente lorsqu'il publia
presque coup sur coup les Tasculanes et les Académiques , le
Deoratore, le Brutus, et enfin les déhcieux traités De Senectute,
DeÀmicitiâ et De Officiis. Dans sa douleur, l'amour delà solitude
et de la nature le soutenait. « Dès le matin, écrit-il à Atticus, je
cours m'ensevelir dans un bois sauvage et retiré, et je n'en sors
que le soir. Dans cette solitude, je puis me livrer en paix à mes
études, bien que plus d'une fois je sois interrompu par mes
larmes. « Sans les éclaircissements que nous fournissent les
lettres de Cicéron, l'histoire de Rome, à cette époque, ne nous
offrirait qu'une succession monotone de guerres, de discordes
civiles, de révolutions. Les émotions si pures et si honnêtes qu'il
éprouve et qu'il décrit avec tant de simplicité et de charme
nous consolent de ce spectacle de passions grossières et de cri-
mes odieux. En Usant ces effusions touchantes d'une âme qui
se dévoile à vous sans réserve, on se sent disposé à plus de
respect et damour pour l'homme qui s'y abandonne. Comme
pohtique, Cicéron s'est trompé. Comme philosophe, il a manqué
de sagacité, en ce qui touche du moins la métaphysique. Mais
ses lettres, surtout celles d'Atticus, révèlent un homme en qui
les passions politiques n'ont ni refroidi ni émoussé la faculté
d'aimer. Dans un siècle de libertinage universel, le foyer de
Cicéron est sans tache. Le père, l'ami, le frère sont admirables
en lui. Sa sollicitude inquiète pour son fils Marcus fut trompée.
11 voulait en faire un homme d'Etat philosophe, mais Marcus ne
fut jamais qu'un homme de plaisir et d'intrigues. La douleur
que lui causa la mort de sa fille Tullia paraît excessive, môme à
des générations plus habituées que les Romains à la pompe des
ricÉRoN. 315
épitaphes et des tombeaux. Dans les premiers mois de son deuil,
il fit vœu d'élever à la mémoire de Tullia un temple dans un
bois solitaire. 11 donna Tordre à Atticus de fouiller Tltalie et la
firèce pour trouver un architecte, et d'hypothéquer mèm^, s'il
le fallait, une de ses propriétés pour acheter le marbre de Chio.
Comme tous les hommes qui joignent à une grande moralité
une sensibilité vive, Cicéron subit profondément l'influence des
femmes. >'ous ne connaissons presque rien de sa fille Tullia,
mais il est à croire qu'elle était digne de l'amour et des regrets
d'un tel père. L'histoire romaine abonde en traits de dévouement
filial et paternel, mais elle ne nous offre rien de comparable à la
tendresse de Cicéron pour sa fille. Ce n'est point, comme dans
l'épisode d'Agamemnon et diphigénie, une obéissance toute
passive, d'une part , et une injustice révoltante, de l'autre.
Dans l'affection qui unit Cicéron et Tullia, c'est une soumission
qui Va rien de servile, un amour qui bannit la crainte, une
confiance sans réserve, un dévouement oii ne perce aucune idée
de sacrifice. On admire, en un mot, deux nobles natures liées
l'une à l'autre par le choix du cœur autant que par le hasard de
la naissance.
Résumons en peu de mots notre opinion sur Cicéron.
De tous les personnages de l'antiquité, Cicéron est, sans con-
tredit, celui que nous connaissons le plus intimement, grâce à
sa correspondance qui nous initie à ses pensées, à ses senti-
ments, au secret de ses actions. En politique, il poussa la fai-
blesse jusqu'au crime, puisqu'il méconnut les vrais intérêts de
son pays, et qn'il consentit à servir d'instrument à des hommes
dont il méprisait le caractère, et dont il avait les projets en hor-
reur. On ne peut le proclamer indifférent à l'argent, s'il est vrai
qu'il chercha à séduire sa pupille Publilia pour s'emparer de son
douaire et qu'il flatta Dolabella pour que celui-ci lui fît remise
d'une dette. On ne peut l'absoudre d'une coupable vanité, s'il est
vrai qu'il supplia Luccéius de farder et d'exagérer les actes de
son fameux consulat. L'accusateur de Verres défendit Fontéius,
le courtisan de Pompée prononça le panégyrique de César. Par sa
propre bouche, Cicéron est donc convaincu de vanité, de jalousie,
de versatilité, d'égoïsme, de timidité. Mais, ces réserves admises,
Cicéron gagne plus qu'il ne perd par les aveux qu'il nous fait
316 REVUE BRITANNIQUE.
dans sa correspondance. Quel est le personnage politique qui
sortirait victorieux comme lui de l'épreuve à laquelle le grand
orateur s'est soumis lui-même? Ses lettres, publiées par accident,
sans,sa participation, n'étaient point destinées à voir le jour, et
c'est par elles que nous apprenons ce que nous chercherions
en vain dans les maigres histoires de Salluste et d'Appien, dans
les fragments pleins de partialité de Dion Cassius, ou même dans
les pages bienveillantes que lui a consacrées son biographe
Plutarque. Aucun d'eux ne nous dit quelle fut la profondeur de
sa tendresse paternelle, la pureté de sa vie domestique, son
exquise urbanité, sa soif de connaissances, ses hautes aspira-
tions, son amour pour la vérité, l'équité et la raison. Son rôle
politique même commande une certaine estime. La destinée le
fit naître au milieu d'hommes cruels et violents. Il n'avait d'autre
arme que son éloquence, d'autre bouclier que la protection de
quelques personnages puissants . Il se trompa en préférant Pompée
à César, l'homme creux et sans foi à l'homme aux idées larges,
au cœur généreux. Mais il ne faut pas oublier qu'il avait été
témoin de la jeunesse irrégulière de César, et qu'il était habitué
à associer dans sa pensée le nom de Pompée avec l'image même
delà république. Bien des qualités compensent les fautes qu'il
a commises. Si, dans sa lutte contre Clodius, il manqua de
courage, la hardiesse avec laquelle il brava les fureurs d'Antoine
mérite nos éloges. Si, dans son exil, il manqua de dignité, il
faut se souvenir que, loin de Rome, la vie n'avait plus pour lui
de charme ni de but. Sa vanité nous fatigue, mais rappelons-
nous qu'il était obligé de défendre lui-même chacune de ses
mesures, chacun de ses actes, car il n'avait ni partisans ni
clientèle héréditaire, ni ancêtres. Enfin, et ceci doit racheter
les erreurs ou les défauts qu'on lui reproche, nul de ses rivaux,
nul pamphlétaire contemporain ne Fa accusé de cruauté ou de
corruption; aucune supplication, aucune faiblesse indigne de
lui n'obscurcit ses derniers moments. Si la mort du grand ora-
teur d'Athènes a quelque chose qui convient mieux à la scène
tragique, il y a, dans l'altitude de Cicéron tendant la tête à ses
assassins, je ne sais quoi de plus touchant, de plus auguste, de
plus conforme aux préceptes de la philosophie. Le nom de Ci-
céron était rarement prononcé à la cour d'Auguste ; mais la pos-
CICÉRON. 317
térité Ta consacré dans le Panthéon des gloires littéraires du
genre humain. Sous l'empire, Tullius fut le modèle du plus
éloquent des Pères latins et du plus distingué des avocats du
paganisme expirant. Au moyen âge, une copie de ses discours
ou de ses traités de rhétorique était comptée au nombre des
trésors les plus précieux d'un monastère, et, à la renaissance
des lettres, il disputa le premier rang, dans Tadmiration de
l'Europe régénérée par l'antiquité classique, au poète divin de
Mantoue..., à Virgile lui-même.
{Westminster Review.)
POESIE.
Ce que dit la brise du matin.
k wind came up out of the sea
And said : 0 misls, make room for me.
( LOSGFELLOW 1.)
La brise du matin aux vapeurs de la plage
Dit : cr Évanouissez- vous pour m'ouvrir un passage. »
Sur rOcéan les flots, sur la terre les bois.
S'inclinent sous ce souffle^ écoutent cette vuix.
Elle dit au nocher : « Regarde, les étoiles
Ont pâli, la nuit fuit, pars, livre-moi tes voiles, »
A la cloche d'airain qui frémit dans sa tour
Elle dit : « Du soleil annonce le retour. »
Elle dit aux oiseaux, sous le berceau rustique :
« Éveillez-vous, chantez votre joyeux cantique. »
Au laboureur actif elle dit : « Ton sillon
Te réclame, doré déjà par un rayon. »
Mais elle dit aux morts, attendant leur aurore :
« Dans le champ du repos attendez..., pas encore ! »
' Celle pièce est imitée de Daybreak, une de celles que le poëte américain Long-
fellow vient de publier récemment à Londres et à Kew-York, sous le titre de :
Miks standish and olher poems. Le compositeur anglais Balfe vient de la mettre
en musique.
COLONISATION. -STATISTIQUE PIHORESQUE.
INOUVEALIX DOCLMENTS SUR LES PAYS DE L'OR.
I.
La Californie,
La période décennale qui vient de s'écouler marquera comme
une des plus importantes dans l'histoire de la colonisation . Pen-
dant cette période, la population du Canada s'est accrue d'un
tiers ; celle des colonies australiennes s'est élevée, de 300,000
ou 400,000 âmes, à près d'un million : la seule province de Vic-
toria, qui existait à peine en 1847, a maintenant un revenu
annuel de 3 millions sterling (75 millions de francs). Une fu-
ture Grande-Bretagne a été fondée et organisée dans la Nou-
velle-Zélande. Trois nouveaux Etats, dont la Californie est le
plus considérable, et sept ou huit territoires, ont été ajoutés à
l'Union nord-américaine, par occupation ou par conquête sur
le Mexique. Le monde commercial s'est enrichi de trois grands
marchés : — deux sur les bords de l'océan Pacifique, dont les
noms sont déjà aussi familiers à nos oreilles que ceux de Ham-
bourg et d'Amsterdam; — le troisième, sur les grands lacs
d'Amérique, et qui, bien que moins connu en Europe, est peut-
être la création la plus remarquable des trois : ce;, sont San-
Francis'co, Melbourne et Chicago. Aucune de ces trois villes
n'est mentionnée dans l'édition de 1849 du Dictionnaire de
géographie de Mac CuUoch. Ajoutons enfin que cette même
période décennale a jeté un chemin de fer à travers l'isthme
de Panama, et à peu près achevé celui de l'isthme de Suez,
320 REVUE BRITANNIQUE.
qu'elle a établi des communications, par le moyen delà vapeur,
sur toutes les grandes routes océaniques du globe, à l'exception
du Pacifique , et couvert le continent et les mers d'Europe du
réseau du télégraphe électrique.
Ce sont là certainement de prodigieux travaux , accomplis
dans un espace de temps égal au septième de la vie ordinaire de
l'homme ; et il est peu probable qu'on les voie se renouveler
sur la même échelle, à moins que des circonstances semblables,
tout à fait indépendantes de la volonté de l'homme, ne viennent
à se reproduire ; — nous voulons parler de la destruction des
moyens de subsistance de toute une nation ^ et de la découverte
simultanée de vastes dépôts aurifères sur deux points différents
de la surface du globe. L'émigration, celle des Iles Britanni-
ques du moins, a déjà beaucoup diminué ; mais l'impulsion
colonisatrice donnée à la population européenne continuera
longtemps encore à produire ses effets, et, de toutes les parties
de la terre qui ne sont pas encore entièrement occupées, il n'en
est peut-être pas qui offre un plus beau champ à la civilisation
chrétienne que la région nord-ouest de l'Amérique, depuis la
frontière du Mexique jusqu'aux limites des possessions russes.
Il paraissait peu probable qu'une partie très-considérable de
l'immigration qui devait peupler ces contrées s'y portât des
Etats riverains de l'Atlantique à travers le continent américain :
la distance à franchir était trop grande, le voyage trop pénible
aussi, malgré le nouvel élément introduit dans les calculs par
la découverte de l'or, et la rage épidémique à laquelle cette dé-
couverte donna lieu dans les folles années 1849-1851 ; les faits
ont confirmé cette conjecture, et on n'évalue pas à plus d'un
sixième de la population blanche de la Californie le nombre de
ceux qui y ont pénétré par cette voie, tandis que des milliers
d'individus qui ont tenté de prendre la même route ont semé
leurs ossements dans les vastes solitudes des Prairies, ou dans
les gorges des Montagnes Rocheuses. L'étrange établissement de
la république des Mormons, à moitié chemin entre la frontière
du Kansas et celle do la Californie, a, par suite des circonstances
politiques, gêné plutôt que facilité les communications ; et la
grande masse de l'immigration est parvenue à San-Francisco
< L'Irlande.
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE L OR. 321
par mer, dans les premières années qui ont suivi la découverte
de Tor, et principalement à l'aide des magniliques cUppers, aux-
quels les Américains ne tardèrent pas à faire doubler le cap
Horn. On a pu dire que la création de San-Francisco était due
aux clippers. La nécessité de transporter rapidement des mar-
chandises sur un marché si éloigné et si exposé à être encom-
bré força bientôt les armateurs intéressés au commerce di 'a
CaUfornie à inventer de nouveaux modèles de bâtiments, d'une
marche supérieure. Ces beaux clippers mettent environ quatre
mois à parcourir les côtes des deux Amériques *.
Mais, depuis l'achèvement du chemin de fera travers l'isthme
de Panama, c'est cette route qui a été adoptée de préférence par
les voyageurs. En efTet, la région impraticable qui occupe le
centre de l'Amérique du Nord n'a guère moins de trois cent,
cinquante lieues de largeur moyenne : c'est une barrière formée
de plusieurs chaînes de montagnes, alternant avec des plaines
sablonneuses ou rocheuses, manquant d'eau dans l'été, et où
l'hiver est extrêmement rigoureux.
La topographie de l'Etat américain de Californie, dont l'éten-
due superficielle égale à peu près celle de la France, est extrê-
mement simple. C'est d'abord une longue vallée, bornée à l'est
parla Sierra Nevada, à l'ouest par une chaîne de hauteurs de
peu d'élévation, et communiquant avec les placers par l'unique
issue du port de San-Francisco, désignée, par ses modernes
habitants, sous le nom pittoresque de « la Porte d'or ; » en se-
cond lieu, le versant maritime de ces hauteurs.
La région comprise entre ces limites paraît être, toute exagé-
ration à part, une des contrées les plus agréables de la terre.
Elle présente toutes les variétés d'aspect, depuis les montagnes
couvertes de neige jusqu'aux larges vallées pastorales ; seule-
ment elle manque un peu de vastes plaines. Son climat, au
point de vue du bien-être et de l'agrément de l'homme, est un
des plus beaux que l'on connaisse. Sa température rappelle celle
de l'Italie ; 'mais son ciel est plus serein et plus sec, l'air in-
finiment plus pur. Elle tient un heureux milieu entre l'aridité
du Mexique et le chmat pluvieux de l'Amérique du nord-ouest.
1 The Annals of California, by F. Soulé, J.-li. Gibson and J. Nisbet, in-S».
New-York, 1854.
8' SÉRIE. — TOME V. 21
322 REVUE BRITANNIQUE.
« L'année, dit M. Seyd*, se partage en saison sèche et saison
pluvieuse. La saison sèche comprend la plus grande partie du
printemps, tout l'été, et une grande partie de l'automne. Dans
le voisinage de la côte, la chaleur est tempérée par les brises
qui viennent de la mer : dans l'intérieur, elle est quelquefois
forte pendant la journée, mais vers le soir l'air se rafraîchit, et
on peut, pendant la nuit, supporter une légère couverture. La
saison des pluies, qui n'est cependant rien moins qu'une saison
de pluie perpétuelle, commence ordinairement vers la fin de
novembre, et dure jusqu'au mois d'avril, La température s'a-
baisse très-rarement au-dessous de zéro, et on ne voit guère la
neige que sur les montagnes, oi^i elle tombe en abondance et
ahraenje les cours d'eau pendant l'été.
« Les orages sont à peu près inconnus en Californie, particu-
lièrement dans le nord, et on n'a jamais entendu le tonnerre à
San-Francisco. De légères secousses de tremblements de terre se
font quelquefois sentir, mais elles n'ont jamais eu de suites fâ-
cheuses L'air de la Californie est d'une transparence extraor.
dinaire, et la lune y brille d'un éclat si vif, qu'on peut facilement
lire un livre d'une impression ordinaire. »
Sans partager tout à fait l'enthousiasme de M. Seyd, qui est
un agent d'émigration, nous croyons qu'en somme il n'a pas
beaucoup surfait les avantages réels du chmat de la Californie.
Cependant la sécheresse de l'été est fatigante pour les Européens,
et San-Francisco lui-même, placé dans une sorte d'entonnoir
qui recueille les vents de la mer et les transmet à Tintérieur, ne
paraît pas être, sous ce rapport, une localité très-attrayante.
« Si l'hiver n'est pas extraordinairement pluvieux , dit
Mrs. Farnham S qui n'est pas prévenue en faveur du pays, on
y jouit d'une température agréable. Dans le cas contraire, on
est inondé, et la saison pluvieuse ne cesse que pour faire place
à ce qu'on appelle abusivement l'été, — saison si froide, qu'on
est obligé de se couvrir plus qu'au mois de janvier; si humide,
à cause des brouillards, qu'on est pénétré jusqu'à la moelle des
os; si venteuse, qu'une promenade dehors, dans l'après-midi,
est une lutte perpétuelle. Vos yeux sont aveuglés, vos dents aga-
1 California and its Resources, by E. Seyil, in-S». London, 1858.
* Califurnia Indours and Oui, hy Eli/.a Farnham, in-S". New-Yurk, 1856.
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE l'oR. 323
cées, et vous êtes telleiuent tourmenté par le sable qui pénètre
à travers vos vctcments, qu'il est indispensable, pour se remet-
tre, do commencer par prendre un bain chaud, luxe qu'on ne
peut se procurer chez soi, attendu que Teau est très-rare et, en
général, de très-mauvaise qualité. »
Il est une particularité remarquable du climat, que nous de-
vons mentionner ; c'est l'absencede propriétés de décomposition.
Les maladies occasionnées par le mauvais air, les fièvres lentes
ou intermittentes paraissent y être à peu près inconnues. Ce fut
une circonstance heureuse pour San-Francisco que, pendant sa
fièvre d'or, il fut préservé des autres épidémies. Les malheureux
émigrants périssaient par milliers, de fatigue plutôt que de ma-
ladie, et leurs cadavres jonchaient pour ainsi dire les rues.
« On ne se donnait pas la peine de faire des frais de cercueils
ni de linceuls, et on n'avait pas le temps d'aller à un demi-raille
de distance pour rendre les derniers devoirs aux restes d'un
étranger. Un trou peu profond, creusé dans le premier terrain
vacant, faisait l'affaire tout aussi bien que le plus somptueux
mausolée. Plus tard, en nivelant les rues, en forant des puits,
en creusant des fondements de maisons, on a retrouvé des quan-
tités d'ossements d'individus qui avaient été enterrés de cette
manière. » {Annales de San-Francisco.)
Et cependant aucune Némésis vengeresse ne punit de la peste
ce mépris sauvage des derniers devoirs de l'humanité : les ca-
davres se trouvaient transformés en momies par la seule action
de la nature.
Les meilleures parties de la Californie paraissent singulière-
ment bien adaptées, sous le rapport du sol, comme sous celui
du climat, à l'agriculture des régions tempérées. Si nous devions
en croire les Annales Californiennes, toutes les productions de la
terre, naturelles ou cultivées, depuis le chou jusqu'au pin, fe-
raient pâlir les productions correspondantes de l'Orient épuisé ;
mais il faut faire la part de l'imagination américaine. A la
« Foire d'agriculture » qui eut Ueu à Sacramento, en 1855, fi-
guraient, entre autres prodiges, une betterave pesant soixante-
treize livres; une carotte pesant dix livres, et mesurant trois
pieds trois pouces de longuetir ; — « il y en avait, sur la même
plate-bande, cinquante delà même taille; »— une tige de blé, de
324 REVUE BRITANNIQUE.
vingt et un pieds neuf pouces de hauteur ; une pomme mesurant
quinze pouces et demi en tous sens 1 Quoi qu'il en soit des pom-
mes et des betteraves, il ne saurait y avoir de doute raisonnable
sur les dimensions énormes qu'atteignent, dans certaines loca-
lités, les arbres des forêts. Généralement parlant, la Californie,
excepté vers- le nord, ne paraît pas être un pays très-boisé, sur-
tout lorsqu'on la compare avec la côte des Etats-Unis, qui re-
garde l'Atlantique. Le caractère rare de la végétation mexicaine
se prolonge à bien des degrés au nord. Mais quelques parties de
la lisière des deux Sierras sont couvertes de forêts d'une incom-
parable grandeur, où différentes espèces de pins gigantesques
croissent et meurent, génération après génération, dans des so-
litudes où n'a pas encore pénétré la hache de l'Yankee. Sur le
i^ancho du capitaine Graham, à une soixantaine de milles au
sud de San-Francisco, et non loin de la côte, se trouve, dit
Mrs. Farnham, « une forêt dont les arbres présentent des di-
mensions énormes. De tous côtés se dressent d'immenses troncs,
dont la hauteur se compte par centaines de pieds, et dont le
diamètre, à hauteur d'homme, a de dix à douze, quinze et dix-
huit pieds. L'un d'eux, connu sous le nom du Gros-Arbre, a
trois cents pieds d'élévation, et près de dix-neuf de diamètre, à
six pieds de terre. Cependant, les personnes mêmes qui le cher-
chent passent quelquefois à côté sans le voir, tant il est peu
remarquable au milieu de ses orgueilleux voisins : ces arbres
sont une espèce de cèdre, — le bois rouge du pays, qu'on em-
ploie principalement comme bois de charpente. »
, La fameuse forêt de Wellinglonia giganlea, d'où provient
l'échantillon d'écorce qu'on peut voir encore, si nous ne nous
trompons, au Palais de Cristal, se trouve, si l'on en croit M. Seyd,
dans le comté de Calaveras, sur le versant oriental de la Sierra
î^evada, et à peu près sous la latitude de San-Francisco. « Le Pa-
triarche de la Forêt (arbre tombé, dont le même auteur nous
donne un dessin lithographie) a cinquante pieds de diamètre à sa
base, et on suppose que sa hauteur devait être de plus de cinq
cents pieds 1 » c'est-à-dire bien supérieure à celle du dôme de
Saint-Paul*. Mais la supériorité de la Californie ne se borne pas
' Il résulte de coraraunicalions récemment adressées à la Société impériale d'agri-
culture, par un voyageur digne de foi et qui s'est rendu exprès sur les lieux pour
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE l'oR. 325
au règne végétal : ses chutes d'eau et ses précipices l'emportent
également, nous diton, sur toutes les autres curiosités analogues
de l'ancien monde et du nouveau. Dans la vallée Yoharaite,
comté de Mariposa, une rivière aussi large que la Tamise, à
Richmond, se précipite d'une hauteur perpendiculaire de deux
raille cent pieds, la hauteur totale de la chute étant de trois mille
cent pieds !
Telle était la magnifique contrée sur laquelle quelques mis-
sionnaires espagnols maintinrent pendant deux siècles leur pai-
sible et somnolente théocratie, jusqu'à l'arrivée des Américains.
« Y eut-il jamais, dit Mrs. Farnham, une population aussi heu-
reuse que celle qui habitait ces contrées? Le zèle des mission-
naires jésuites avait depuis longtemps planté la croix sous ces
beaux cieux. Les Indiens avaient été transformés par eux d'en-
nemis sauvages en serviteurs utiles et soumis. Comme ils jouis-
saient de la richesse d'un sol qui répondait à leurs travaux avec
une profusion qu'on ne rencontre peut-être dans aucun autre
pays habité par la race blanche! Leurs troupeaux se multi-
pliaient d'eux-mêmes, et leurs grains, une fois semés, n'avaient
pas besoin d'être renouvelés tous les ans. Leurs chevaux étaient
rapides, et si nombreux qu'on pouvait les détruire impunément.
Leur plus grand luxe était le repos, et l'ambition leur était in-
connue comme peuple. Ils naissaient, vivaient et mouraient
dans un cercle paisible de jouissances. »
On doit ajouter, cependant, que l'état chronique de révolution
dans lequel était plongé le 3Iexique, et la menace de sécularisa-
tion continuellement suspendue sur leur tête, avaient rendu les
Pères très-insoucieux de l'administration de leurs propriétés,
qui étaient fort dilapidées à l'époque de l'irruption des Améri-
cains. Leur plus haut degré de prospérité semble avoir été
vers 1824 : à partir de ce moment, leur opulence et leur civili-
sation rétrogradèrent, et il est probable que le peu d'hommes
énergiques et industrieux qui pouvaient se trouver disséminés
vérifier le faii, que ces arbres, découverts en 1856 par des chasseurs, exisleul réel-
lement. Ils couvrent, au nombre de quatre-vingt-douze, un espace d'une soixan-
taine d'hectares. Le Patriarche de la Forêt gît sur le sol. Les observations faites
sur le tronc de l'un d'eux ont prouvé qu'il devait avoir quatre mille ans au moins,
le nombre des couches concenlriques étant de plus de six mille.
[Note de la Rédaclion.)
326 REVUE BRITANNIQUE.
dans ce pays d'indolence virent sans répugnance, sinon avec sa-
tisfaction, l'arrivée des Anglo-Saxons qui allaient sitôt s'empa-
rer de leur pays « pour le plus grand bien de tous '. »
Les annales de la flibusterie ne présentent qu'un médiocre
intérêt, malgré les efforts qu'ont faits les Américains pour en
relever la dignité, en les revêtant de couleurs romanesques.
Nous passerons donc très-rapidement sur les détails de l'an-
nexion graduelle de la Californie ; sur la tentative « prématurée «
du brave commodore Jones, qui, en 1842, au milieu d'une
profonde paix, arbora les couleurs de l'Union, à Monterey, et
dut. de l'aveu des Américains eux-mêmes, baisser pavillon et
rendre la ville à ses possesseurs légitimes, en s'excusant de son
mieux pour l'étrangeté de ce procédé; sur les exploits du colo-
nel John C. Frémont, qui s'est distingué depuis sur un plus
vaste théâtre ; sur les « mesures hardies et énergiques adoptées
en 1845, et mises à exécution par le commodore Robert Stock-
ton, » qui est évidemment le héros des annahstes américains.
Les hostilités privées de ces messieurs contre la population
créole devinrent des actes nationaux, et ils se virent eux-mêmes
transformés, peut-être un peu contre leur gré, de boucaniers
en guerriers légitimes, par la déclaration de guerre de 1846 en-
tre les Etats-Unis et le Mexique. Stockton, à la tête de trois cents
matelots et soldats de marine, s'avança hardiment dans l'intérieur
du pays pour attaquer le général mexicain Castro, posté à la mis-
sion de Los-Angeles, avec un effectif deux fois plus considérable,
rien qu'en cavalerie, et sept pièces de canon. Le général expédia
un courrier au commodore pour le prévenir que s'il marchait sur
la ville, il y trouverait le tombeau de sa troupe. « En ce cas,
répondit le commodore, dites au général de se préparer à faire
sonner l'enterrement demain malin, à huit heures, car j'y serai
' Si quelques-uns de nos lecteurs désirent avoir des notions précises et com-
plètes, non-seulement sur les missions espagnoles, mais sur tout ce qui concerne
la Californie à l'époque de l'invasion américaine, nous ne pouvons mieu.v faire que
de les renvoyer à l'excellent ouvrage d'un de nos compatriotes, observateur aussi
exact qu'intelligent, qui a été le premier explorateur de ces contrées et qui en a
parfaitement compris l'avenir politique : fîœploration du territoire del'Orégon, des
Californies et de la mer Vermeille, exécutée pendant les années 1840. 1841 et i842,
l)ar M. Duflol de Mofras, attaché à la légation de France à Mexico, publiée par ordre
du roi, 2 vol. avec allas. Paris, Arlhus Bertrand, \Mi. {Sutc de la liédaclion.)
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE LOR.- 327
à cette heure-là. » Il tint parole; mais, dans rinlervalle, Castro
avait décampé et pris la fuite avec sa cavalerie.
L'autorité de la fédération mexicaine sévapora en fumée. La
Californie fut annexée aux Etats-Unis, comme territoire; et,
après avoir étouiïé une ilisurrcction désespérée des malheureux
créoles, qui, comme il arrive ordinairement, retrouvèrent leur
courage lorsqu'il était trop tard, les Américains consolidèrent
leur domination par la paix de 1848, et le titre illégitime du fli-
bustier disparut dans le droit reconnu du vainqueur.
A la fin des hostilités, la Californie était supposée contenir de
douze à quinze mille habitants blancs, — créoles, Yankees, ma-
telots déserteurs, aventuriers de tous pays, et un certain nombre
de mormons, avant-coureurs de la grande émigration de cette
communauté vers l'occident.
A cette époque existait, sur l'emplacement de la future ville
de San-Francisco, non loin delà mission de ce nom, un petit
village espagnol, appelé Yerba-Buena, qui s'était formé tout près
de la Porte d'or, sur le point de la baie le plus favorable pour
l'établissement d'un port. En 1836, un Américain, nommé Ja-
cob-Primer Leese, s'y était établi comme commerçant, et, après
de nombreuses difficultés avec les autorités californiennes, avait
fini par obtenir un lot de terrain sur lequel il construisit une
maison, rebâtie depuis, mais qui se trouve à peu près au centre
de la ville actuelle. Il épousa, peu de temps après, la sœur du
général Vallejo, l'un des rares indigènes qui eurent le bon esprit
de prendre part aux spéculations des Américains, qui commen-
çaient déjà à accaparer des terres. De cette union naquit, en
1838, Rosalie Leese, la première Américaine née à Yerba-Buena,
l'Eve de San-Francisco, qui, si elle vit toujours, doit conséquem-
ment avoir atteint l'âge patriarcal de vingt ans. En 1847, la po-
pulation d'Yerba-Buena était d'environ 450 âmes : c'est au
commencement de cette même année que (la ville étant alors
occupée par les Américains en guerre avec le Mexique) son nom
fut chdngé par ordonnance en celui de San-Francisco ^
' 11 ne tenait qu'à la France, peu de temps avant l'occupation américaine, d ac-
quérir, moyennant une somme tout à fait insignifiante, la possession de la baie de
San-Francisco, Tune des plus belles du monde. La proposition en fut faite et les
moyens en furent indiqués, mais le gouvernement de Louis-Philippe était alors
absorbé par d'autres préoccupations, {Noie de la Rédaclion.)
328 REVUE BRITANNIQUE.
Par une singulière coïncidence, ce fut au mois de janvier 1848,
au moment où les Américains prenaient possession définitive
du pays, qu'eut lieu, sur la terre du capitaine Sutter, à soixante
milles environ à l'est de la ville actuelle de Sacramento et sur
la branche sud du Rio de los Americanos, la découverte de l'or,
qui devait, dans l'espace de cinq années, transformer ce modeste
village en un des grands marchés du monde.
Ce fut un nommé 3ïarshall, qui s'était engagé à construire une
scierie pour le compte de Sutter, qui découvrit le premier les
parcelles du brillant métal dans la vase du ruisseau sur lequel
il travaillait. Tout tremblant d'émotion, il courut raconter
au capitaine Sutter ce qu'il avait vu. Le capitaine crut d'abord
qu'il était fou, et il avoua plus tard que, tout en recevant cette,
étrange confidence, il avait l'œil sur sa carabine. Cependant
tous ses doutes furent dissipés lorsque Marshall eut jeté sur la
table une once ou deux de ces brillantes paillettes. Ils convin-
rent de tenir la chose secrète et de partager entre eux les fruits
de cette récolte d'or. Mais, comme ils se livraient ensemble à
cette recherche, leurs mouvements, leurs gestes de satisfaction,
leurs exclamations étouffées, attirèrent l'attention d'un ouvrier
mormon qui travaillait dans le voisinage. Il les épia et en sut
bientôt autant qu'eux.
Marshall n'échappa pas au sort qui attend les auteurs de dé-
couvertes, sans en excepter les hommes qui ont rendu de bien
plus grands services que lui à l'humanité. Après avoir ajouté des
milliards à la richesse métallique du monde, bien que l'existence
de l'or en Californie eût été signalée avant lui, il est maintenant
réduit à la misère. Le général Sutter, Suisse d'origine, homme
à projets, et propriétaire primitif du terrain sur lequel s'élève la
ville de Sacramento, réside actuellement sur ses terres ovl\\ vit
heureux et s'occupe d'agriculture.
Mais la voie était ouverte, et, en 1848, commença ce prodi-
gieux mouvement d'émigration vers le nouvel Eldorado, mou-
vement qui a été suivi et, sous certains rapports, surpassé par
des événements semblables en Australie, mais qui n'en restera
pas moins un des phénomènes les plus curieux de l'histoire mo-
derne.
" Le cercle d'excitation alla sans cesse s'agrandissant, sans
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE L OR. 329
rien perdre de son intensité. Ce furent d'abord les Mexicains des
provinces les plus proches, puis ceux des provinces plus éloi-
gnées, qui se portèrent en foule vers la Californie. La population
à demi sauvage, indolente et pourtant aventureuse de la Sonora,
y arriva du sud par milliers,' tandis que, du côté du nord, l'O-
régon y envoyait, en nombre presque égal, ses robustes habitants.
Les îles Sandwich suivirent l'exemple, avec leur bizarre mélange
de race blanche et de race de couleur. Vinrent ensuite les habi-
tants du Pérou et du Chili, en telle abondance, que les navires
suffisaient à peine à leur transport. Bientôt la Chine expédia ses
enfants industrieux, — faibles, il est vrai, de corps et d'esprit,
mais persévérants et capables d'obtenir de grands résultats par
leur esprit d'association. L'Australie fournit également son con-
tingent d'habiles aventuriers, dont une notable portion avait eu
des démêlés avec la justice. L'épidémie ne tarda pas à gagner
les Etats-Unis, qui renferment toujours une population flottante
et excitable; et des armées, pour nous servir d'un terme mo-
déré, s'organisèrent aussitôt pour aller en Californie prendre
part à la récolte de l'or. L'année 1848 fut perdue pour levoyage
par terre ; mais, dès le commencement de l'année 1849, de nom-
breuses caravanes étaient en marche pour franchir, par diffé-
rents passages, les 3Iontagnes Rocheuses. Les fatigues et la mort
exercèrent de cruels ravages parmi ces malheureux, qui jonchè-
rent les routes de leurs cadavres, sans que leur exemple pût ar-
rêter ceux qui les suivaient. En avant! en avant ! au pays de
l'or! semblait être le mot d'ordre universel. Des flottes, doublant
le cap Horn, apportaient à San-Francisco leurs cargaisons hu-
maines ; tandis que des milliers d'autres individus, traversant le
Mexique, ou franchissant l'isthme de Panama, se dirigeaient
vers la Porte d'or par d'autres navires établis à cet efl'et sur l'o-
céan Pacifique. Plus tard, mais avec un peu moins d'intensité,
cette fièvre de l'or produisit en Europe des résultats analogues.
Combien de jeunes gens en Grande-Bretagne, en France, en Al-
lemagne,' — oisifs ou dissipés pour la plupart, — brisant tous
les liens qui pouvaient les attacher à leur pays, s'embarquèrent
pour la Californie, dans l'espoir de faire fortune ou de mourir à
la peine! Ce concours extraordinaire de circonstances réunit
bientôt une population d'un quart de million d'individus, des
330 REVUE BRITANNIQUE.
plus intelligents, des plus braves, et en même temps des plus
insouciants, peut-être même des plus dangereux qui aient ja-
mais été rassemblés sur un même point du globe. » (Annals.)
Le produit de For en Californie s'éleva, en 1851, à 9 millions
sterling; à 13 millions en 1852 : depuis lors, l'accroissement a
été lent, car on n'a recueilli, en 1856, que 15,400,000 liv. st.
(385 millions de francs). En somme, la Californie a ajouté à la
circulation métallique une centaine de millions sterling (2 mil-
liards et demi de francs). On ignore encore jusqu'à quel point
les perfectionnements introduits dans les procédés de broiement
du quartz auront pour effet de contre-balancer la diminution
évidente du produit des dépôts supertlciels, qui n'ont jamais été
aussi riches que ceux de l'Australie ; mais nous croyons que
cinq ou six Compagnies anglaises, formées pour l'exploitation de
ces procédés, ont déjà succombé ou sont fort malades, tandis
que des spéculateurs américains, établis sur les lieux, y trou-
vent encore, dit-on, un bénéfice fort raisonnable.
Nous ne devons pas oublier de mentionner que la découverte
plus récente d'une autre substance métallique, plus précieuse
encore par sa rareté, le vif-argent, semble devoir être pour la
Californie une source de prospérité plus permanente que ses
terrains aurifères eux-mêmes. La découverte de ces mines a déjà
fait baisser le prix du mercure, et donné une telle impulsion à
la production de l'argent au Mexique et dans l'Amérique duSud,
qu'il est peu probable que l'on voie se réaliser de sitôt les pro-
nostics assez généralement accueillis depuis quelques années sur
un changement éventuel, mais prochain, dans la valeur relative
de l'or et de l'argent.
Les districts aurifères exploités ont été jusqu'à présent bornés
exclusivement au bassin de la rivière Sacramento, dont San-
Francisco commande le débouché naturel. Tout le commerce
maritime de ces régions se trouve donc concentré sur ce point
unique. A la fin do 1849, San-Francisco comptait 20,000 habi-
tants; en 1853, près de 50,000, dont 5,000 Allemands, 5,000
Français, 3,000 Espagnols américains et 3,000 Chinois. Depuis
lors, l'accroissement de la population a été lent.
Quel étrange spectacle présenta San-Francisco pendant ces
quatre années où se pressèrent les événements ordinaires d'un
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES l'AYS DE LOK. 331
quart Je siècle ! Une grande ville sortait de terre, et des quartiers
entiers en étaient quatre fois rebâtis, après avoir été détruits par
lo feu; SCS institutions s'organisaient, il était pourvu à ses besoins
nuinicipaux, et ion dépensait pour sa construction une somme de
travail, physique et intellectuel, égale à celle qu'on a pu dépen-
ser, dans le cours de bien des siècles, pour perpétuer l'existence
monotone de quelque antique cité dltalic ou d'Allemagne; —
tout cela au milieu de l'excitation produite par les terrains au-
rifères du voisinage qui épuisaient et renouvelaient sans cesse
la population, et avec des articles de première nécessité à des
prix qui, seuls, auraient semblé suffisants pour rendre impos-
sible l'emploi de ce travail continu.
Chaque semaine voyait partir pour les mines des milliers d'in-
dividus et revenir quelques centaines d'aventuriers heureux, qui
se hâtaient de dissiper le fruit de leurs labeurs dans les jouissances
effrénées de ce luxe, parasite de la richesse, qui s'était établi dans
les rues de la capitale naissante. Le port était encombré de na-
vires qui pourrissaient, inutiles, faute de matelots ; les équipages
étaient aux mines, et le retour d'un bâtiment n'avait guère d'in-
térêt que pour les armateurs, la Californie n'ayant que quelques
onces de poudre d'or à envoyer en échange de cargaisons de
marchandises encombrantes. Ce n'était qu'avec une peine ex-
trême et à grands frais qu'on se procurait des bras ou des do-
mestiques; mais la persévérance avec laquelle les colons luttè-
rent contre les embarras dune pareille situation fut héroïque.
« Lorsque, plus tard, les immigrants commencèrent à arriver
en grand nombre, on put se procurer des bras, mais toujours à
la condition de les payer extrêmement cher. Des gens revenus
des mines, d'autres qui avaient eu la prudence de n'y point al-
ler, s'engageaient volontiers, moyennant des salaires qui va-
riaient de 12 à 30 dollars (60 à 150 francs) par jour, conditions
auxquelles la plupart des capitahstes hésitaient à se lancer dans
de grandes entreprises. Mais cette hésitation fut de courte du-
rée; et tous les bras furent bientôt en réquisition, à quelque
prix que ce fût. L'émigration d'un grand Etat arrivait tout à
coup, et rien n'avait été préparé pour la recevoir. 11 fallut me-
surer des terrains, niveler des rues, aplanir des collines, combler
des trous et des lagunes, planter des pilotis dans la baie, se pro-
332 REVUE BRITANNIQUE.
curer du bois, des briques, du plâtre, et tous les autres maté-
riaux de construction ; bâtir des maisons et les meubler, établir
de vastes magasins, construire des quais d'un grand développe-
ment, décharger et recharger d'immenses quantités de marchan-
dises, et pourvoir à raille autres besoins également urgents.
Longtemps avant que tout cela fût achevé, les collines de sable
et les terrains arides qui entourent la ville s'étaient couverts de
tentes et d'abris de toute forme et de toute espèce ; la baie était
animée par une multitude de navires et de petites embarcations
qui se croisaient en tous sens, portant des passagers et des mar-
chandises ; les rues encore informes, qui n'offraient tantôt que
des monceaux de sable et de poussière, tantôt que des abîmes
de boue, où s'engloutissaient les chevaux et les voitures, four-
millaient d'êtres humains, venus de tous les coins de l'univers
et parlant toutes les langues ; — toute cette population en mou-
vement, affairée, occupée à vendre et à acheter des terrains à
bâtir, des cargaisons de marchandises assorties, de la poudre
d'or par centaines de livres, des fermes de plusieurs lieues car-
rées d'étendue, avec leurs milliers de têtes de bétail, des lots de
terre dans des villes projetées et qui n'existaient que sur le pa-
pier, en un mot, spéculant et jouant sur tout ce qui pouvait
faire l'objet d'un trafic quelconque. Et toiU le monde gagnait
de l'argent, tout le monde faisait fortune. Tout ce bruit et ce
mouvement frappaient d'étonnement et d'une sorte de stupeur
l'immigrant nouvellement débarqué, et lui donnaient une pro-
digieuse idée de l'exubérance de vitalité, d'énergie, d'activité,
qui régnaient dans cet endroit ; il ne pouvait songer, sans un
sentiment de profonde appréhension, à la lutte terrible dans la-
quelle il allait bientôt se trouver engagé.
« Des salons de jeu, étincelants comme des palais de fées, et
qui semblaient, par magie, sortir tout à coup du sol, envahirent
presque toute la Plaza et les rues du voisinage. Les boissons
enivrantes y joignaient leurs attraits aux charmes d'une musi-
que plus bruyante que mélodieuse, et tout respirait une gaieté
fiévreuse, un fol entraînement, dans ces tripots, où des fortunes
se gagnaient et se perdaient en un clin d'œil sur le tapis vert.
Tout le monde jouait alors, depuis le ministre de la religion, à
la cravate blanche empesée, jusqu'au nègre qui gagnait 1 dollar
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE l'oR. 333
à cirer les bottes de son maître. On n'avait pas le loisir de son-
ger à ce qu'on faisait, et on ne laissait pas au cerveau échauffé
le temps de se refroidir, tant qu'il restait dans la poche une pièce
de monnaie ou un pou de poudre d'or. Aussi ces salons étaient-
ils remplis, nuit et jour, d'une foule de voyageurs impatients,
qui ne pouvaient se rassasier d'émotions ni se débarrasser trop
vite de leurs monceaux d'or.
« Jamais, peut-être, le monde n'avait vu un pareil spectacle,
et il est probable que des générations passeront avant que rien
de semblable se reproduise. » (Annals.)
La population était presque entièrement composée de mâles
adultes, et ce fait en dit assez par lui-même. Les quelques mal-
heureuses créatures qu'attiraient à San-Francisco les besoins des
maisons de jeu et autres lieux publics o\i la folle profusion des
mines trouvait un débouché étaient empruntées au Mexique, aux
races métisses de l'intérieur, aux Kanacs des îles Sandwich ; beau-
coup étaient Chinoises, et c'étaient les plus dégradées de toutes ;
quelques-unes de ces aventurières, d'une classe plus relevée, ap-
partenaient à des pays plus civilisés. Une gravure que nous avons
sous les yeux et qui est intitulée « les Beautés de San-Francisco,
la Céleste, la Senora et la Madame, «représente ces dames telles
qu'on pouvait les voir en 1853, se livrant en commun à leurs
exercices péripatétiques ; et l'on ne peut se défendre d'un senti-
ment de compassion en songeant à la misère et au désespoir qui
se cachaient sous ces brillantes toilettes, dont le rapprochement
a quelque chose d'étrange. La seule vue d'une femme attrayante,
le seul son de sa voix étaient alors des jouissances pour les-
quelles le mineur imprudent était toujours prêt à sacrifier une
partie de son trésor. Le léger privilège d'adresser quelques mots
de conversation à une femme était fort recherché et se payait
quelquefois généreusement. Aussi, les propriétaires des restau-
rants, des salons, et surtout des maisons de jeu, trouvaient-ils
un très-grand avantage à avoir une demoiselle de comptoir pas-
sable ; et plus d'une de ces demoiselles ne tarda pas à faire for-
tune pour son propre compte, soit par un riche mariage, soit
par des spéculations heureuses.
Ce fut à la suite de profondes méditations sur ce fâcheux état
de choses que Mrs. Farnham, dont nous avons déjà cité le livre,
334 REVUE BRITANNIQUE.
résolut d'entreprendre un voyage à San-Francisco, et fit paraître
à New-York un prospectus dans lequel elle exposait les inconvé-
nients de toute nature résultant pour l'humanité de l'absence de
femmes en Californie. Elle proposait, en conséquence, de partir
à la tête d'une compagnie de femmes ; le nombre en était fixé de
cent à cent trente, ce qui permettrait de fréter un bâtiment spécia-
lement affecté à leur usage ; les personnesqui voudraient prendre
part à l'expédition devaient n'avoir pas moins de vingt-cinq ans,
fournir des certificats de bonnes mœurs, de capacité, etc., et
verser une somme de 250 dollars (1 ,250 francs). On ne manquera
pas d'admirer cette morale sévère qui avait résolu de n'infliger
aux Californiens , soupirant après des compagnes , que des
femmes « n'ayant pas moins de vingt-cinq ans. » Pour que cette
cargaison de demoiselles de moyen âge et d'un caractère dé-
cidé fût entourée de tous les soins convenables, Mrs. Farnham
proposait d'adjoindre à l'expédition six ou huit hommes mariés
respectables, accompagnés de leurs femmes et de leurs enfants.
Nous sommes fâché de dire que ce projet, qui avait obtenu l'ap-
probation de plusieurs personnes distinguées, et entre autres
de Mrs. Sedgwick, avorta. La nécessité imposée aux candidats
de se déclarer âgées de plus de vingt-cinq ans fut-elle pour
quelque chose dans ce résultat? C'est ce que nous ne saurions
dire ; mais on ne put trouver, dans les conditions susmention-
nées, que trois dames qui consentissent à exercer sur les céli-
bataires de San-Francisco « leur influence conservatrice, » pour
nous servir des termes mêmes du programme. On apprendra
avec plaisir que « deux de ces dames sont revenues avec le
moyen de vivre dans l'aisance pour le reste de leurs jours, et
une réputation intacte; » la troisième vivait dans la famille de
Mrs. Farnham à l'époque oii elle écrivait.
On se prévaut ordinairement de ce que la ville de San-Fran-
cisco et lEtat dont elle est la capitale ont pu traverser cette pre-
mière période d'anarchie et prendre la forme de communautés
assez régulières, — on s'en prévaut, disons-nous, pour exalter
le caractère de la race américaine qui sait toujours se suffire h
elle-même. Cet éloge est, jusqu'à un certain point, mérité. Les
Américains sont doués, sans contredit, d'une merveilleuse apti-
tude pour « aller de l'avant » en dépit des obstacles, — pour
NOITN'EAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE LOR. 335
construire une machine provisoire qui, en l'absence d'une or-
ganisation régulière, fonctionnera grossièrement, mais d'une
maniôre suffisante. Cependant, il n'en est pas moins vrai que,
dans CCS dernières années, ils ont déplorablement échoué dans
leurs efforts pour organiser leur système politique sur une base
solide et rationnelle. La démocratie poussée jusqu'à ses dernières
limites, telle que nous la voyons aujourd'hui, paraît avoir deux
besoins insatiables : — l'un, celui de l'excitation incessante des
élections à toutes les charges; — l'autre, celui de faire conti-
nuellement de l'opposition, d'insulter et d'avilir les autorités
qui sont le produit de ses propres élections.
La Californie, ainsi que nous l'avons vu, fut constituée en
territoire en 1848, en Etat avant la fin de 1849. Dans l'inter-
valle, le pays fut naturellement administré, conformément à la
constitution de l'Union, par les autorités nommées par le gou-
vernement central ; mais il paraît que le gouverneur Riley et ses
subordonnés s'abstinrent prudemment de prendre une part très-
active aux affaires ; on prétend même que ce gouverneur, recon-
naissant l'impossibilité de maintenir un état-major officiel, alla
lui-même faire un tour aux mines pendant une partie de sa ma-
gistrature. 3Iais dès que l'Etat fut entré dans la plénitude de ses
droits, sa constitution locale fut mise en complète activité. Tous
les fonctionnaires, dans l'ordre administratif comme dans l'ordre
judiciaire, sont élus par le peuple, pour un terme plus ou moins
long, depuis le gouverneur jusqu'au contrôleur, au trésorier et
à l'inspecteur général, et depuis le président de la Cour suprême
jusqu'aux allorneys de district et aux coroncrs; et le système de
rotation est ingénieusement organisé de manière à procurer aux
citoyens l'agréable excitation d'élections qui ont lieu en tout
temps et sur tous les points de l'Etat. Ajoutons que les élections
municipales de San-Francisco ont présenté dès l'origine plus
d'intérêt, plus d'importance et en même temps plus de corrup-
tion organisée que celles même des hautes charges de l'Etat.
Ceux qui connaissent la manière dont fonctionnent ces institu-
tions comprendront sans peine les résultats d'un pareil système.
« Ln symptôme fâcheux et alarmant que l'on a toujours ob-
servé en Californie, dit Mrs. Farnham, c'est l'élection aux emplois
publics d'hommes tarés. Je sais bien, et je l'avoue avec honte,
336 REVUE BRITANNIQUE.
qu'on peut dire que cela est vrai des autres Etats de l'Union aussi
bien que de la Californie. Cependant les résultats ne sont pas les
mêmes. Les choix de cette nature sont plus dangereux en Cali-
fornie que dans les Etats plus anciens, parce qu'il n'existe en
Californie aucun contrôle pratique sur les actes des fonction-
naires. Malgré les nombreux méfaits, les crimes même dont ils
se rendent journellement coupables et qui excitent l'indignation
de tous les honnêtes gens, on n'a pas encore d'exemple de pu-
nition infligée à l'un d'eux. On dit souvent des candidats élus
dans les autres Etats que, dans nos choix, nous ne tenons aucun
compte de l'aptitude ou du mérite des individus, et ce n'est que
trop vrai; mais, en Californie, on voit souvent que lincapacité
grossière et honteuse est le plus sûr moyen de succès. On dirait
qu'il y a parti pris de choisir, parmi les matériaux offerts, ce
qu'il y a de pire. Il en est, du reste, de ces élections ce qu'il en
est de celles des membres du Congrès et de quelques-uns des
plus hauts fonctionnaires de l'Union. A quelque degré de l'é-
chelle qu'on s'arrête, il est infiniment plus probable que celui
qui occupe un emploi public le déshonorera qu'il ne lui fera
honneur. »
Ces maux sont aggravés, sans aucun doute, par les moyens
scandaleux qu'on emploie pour fausser les résultats des scrutins;
mais leur principe réel est dans l'aveuglement politique de la
grande majorité des électeurs. Si ces abus eussent été restreints
à l'élection des législateurs, ou même des fonctionnaires exé-
cutifs, le mal eût été relativement peu considérable. Dans les
sociétés purement démocratiques, la presse publique, quelle que
puisse être sa tendance dans les autres communautés, prend né-
cessairement un certain caractère conservateur et aide à tenir,
jusqu'à un certain point, en respect les plus mauvais échantil-
lons de fonctionnaires électifs de ces classes. Ils sont méprisés, il
est vrai, — ce qui est déjà regrettable au point de vue public,
— mais leur pouvoir de faire le mal est restreint dans certaines
limites. Lorsque la corruption, au contraire, envahit jusqu'aux
sièges de la magistrature et s'y établit en permanence, l'avenir
de la communauté est vraiment sombre. S'il faut en croire le
témoignage des écrivains américains eux-mêmes, il n'y aurait
pas en Californie un seul tribunal, à peine un seul juge, dont le
NOUVEAUX DOCUMENTS SUR LES PAYS DE LOU. 337
caractère inspire le moindre respect. C'est là un mal contre le-
quellopinion publique est aussi impuissante que toute autorité
extérieure. Dans TUnion, comme en Angleterre, tout le méca-
nisme, régulier ou irrégulier, du gouvernement aboutit à « réunir
douze hommes sur un banc ; » et si ces douze hommes sont ha-
bituellement mal dirigés, si les instructions qu ils reçoivent
émanent dune source corrompue, il n'y a pas de puissance au
monde qui soit capable d'arrêter le mal, — si ce n'est la loi mar-
tiale du roi populace, communément appelée la